L'âme du Président

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  Le président des États-Unis vient de s'éteindre.

Ses homologues du monde entier adressent leurs condoléances à la Nation en deuil.

Même le candidat populiste de l'opposition y va de sa louange.

Les journaux télévisés rappellent sa brillante carrière, de député puis de vice-président et enfin de président.

Octogénaire, il venait de renoncer à briguer un second mandat au profit de sa très populaire vice-présidente.

  Toute ressemblance avec la réalité s'arrête là et j'espère vivement que cet homme vivra assez longtemps pour écrire ses mémoires ou devenir celui qui par son renoncement a permis à l'Amérique de garder la tête froide et au reste du monde de ne pas glisser davantage vers le chaos. Là n'est pas mon propos. Restons encore un peu auprès de celui qui fût l'homme le plus puissant du monde. Non pas à son chevet, nous ne sommes pas de la famille et ce serait déplacé, mais plutôt auprès de son esprit.

  Joe est donc mort, il le sait et pourtant son esprit, intact, vit, pense, s'interroge, comme tant d'autres avant lui. Peut-être par égard pour son rang, il ne s'est pas réveillé dans une grotte lugubre dans une des mises en scène qu'affectionnent les habitants des limbes. Il se trouve dans une réplique imparfaite du bureau ovale et il est assis à sa place de commandement.

Il a tout de suite jugé les lieux pour ce qu'ils sont : un décor en carton pâte.

Joe est un homme de foi, même si sa dévotion va d'abord à l'Homme et aux femmes qu'il protège des "pro-life" quitte à irriter les évêques américains. Mais ce décor grossier le déçoit.

— Vous auriez pu faire un peu plus d'efforts, non que je réclame un traitement de faveur, mais je constate tout de même que nous avons de meilleurs scénaristes que vous ! Il reste calmement adossé à son fauteuil sans marquer de signe d'inquiétude ou de stress.

  Une âme se décide enfin à faire son apparition, sous la forme d'un trapèze de brume blanche parcourue de crépitements électriques.

Elle flotte à hauteur d'homme à quelques mètres de lui.

Joe accuse le coup, se reprenant il a ces quelques mots que les annales du "Paradis" ont sans doute recueilli :

— Voilà qui a plus d'allure ! Que me vaut le plaisir de votre visite ? Même si vous n'avez de toute évidence pas pris rendez-vous !

Une imitation quelque peu spectrale de la voix de Georges Clooney sonne dans la pièce. Ce que le Président semble moyennement apprécier.

— C'est que nous avons été pris de cours, vous ne sembliez pas si mal en point en dépit de votre âge…

Joe montre des signes d'agacement.

  • Qu'êtes-vous et quels sont vos desseins ? J'aime bien connaître mon ennemi et de plus nous n'avons rien à nous cacher, n'est-ce pas ? Ce n'est pas comme si j'allais rapporter notre conversation au New York Times !

— Vous n'avez pas d'interrogation sur votre propre sort ? Ce serait légitime !

Les deux mains à plat sur son bureau, le buste penché en avant, Joe regarde son interlocuteur avec acuité.

— Je suis mort, de toute évidence, ne perdons pas de temps ! Que me voulez-vous ? Vous n'êtes pas Dieu, il n'y a rien de saint en vous !

Deux autres âmes viennent de se positionner de part et d'autre de la première.

— Vous avez besoin de renforts, déjà ? le Président les défie du regard sans aménité.

Celui de droite se zèbre de teintes bleutées. Les pulsations de son "corps" accompagnent sa voix, celle d'un inconnu.

— Veuillez accepter nos excuses, Monsieur Biden. Même si votre rang passé n'a plus cours ici-haut, nous tenons à ce que vous vous sentiez à l'aise. Le choix de la voix était une mauvaise idée, nous ne sommes pas omniscients.

— Georges était dans le vrai, je devais céder la place, mais comme vous l'avez dit tout cela n'a plus cours. Présentez-vous !

Cette fois le ton est monté, sec, impératif.

— Entendu. reprend l'âme de droite, scintillant de plus belle. Vous êtes arrivés au bout de votre vie et votre âme immortelle va maintenant nous rejoindre.

— Vous voulez dire que je suis de votre espèce ?

— Nous ne dirions pas ça ... le spectre de droite pulse de manière désordonnée, puis reprend :

— Nous sommes ce que vous appelez les âmes et la durée de nos existences dépasse de loin celle de votre espèce...

— Que voulez-vous dire ? Je ne suis pas certain de comprendre... ça ne peut pas être vrai !

Joe songe alors à ses enfants, son épouse et à l'humanité qui espère, qui doute, qui croit, peut-être en vain. A cet instant il éprouve un chagrin insondable, il apprend la futilité de toute existence.

— Nous vivons une expérience d'une grande richesse en entrant en symbiose avec vos esprits. Chaque humain ou presque est accompagné par l'un d'entre nous de sa naissance à sa mort, mais pas au-delà ! Je dois dire que l'apparition de votre espèce fût la meilleure chose qui nous soit jamais arrivée ! Auparavant...

— Cela signifie que nous disparaissons à notre mort, que nos chemins se séparent ?

Biden est interloqué. Ému, choqué, il prend quelques instants pour digérer la révélation, puis reprend :

— Vous avez dit : chaque humain ou presque ? Pouvez-vous préciser ? Si un regard pouvait tuer, les trois âmes disparaîtraient à l'instant, mais elles se contentent de flotter dans l'air du bureau.

— Nous ne sommes pas assez nombreux, votre expansion dépasse notre capacité à... vous accompagner tous et toutes.

Faisant un signe de la main vers lui-même, Joe demande :

— Et moi-même, ai-je une âme ?

Plusieurs secondes se passent, longues comme des heures.

— Bien évidemment ! Elle est toujours en vous, sinon votre esprit se serait déjà dissipé.

Le président se lève et tape sur le bureau du plat de la main.

— Dissipé ?! à quel jeu jouez-vous ? Pourquoi ne me suis-je pas encore "dissipé" dans ce cas ?! Qu'on en finisse ! L'homme indifférent à ses Dieux, leur tourne à présent le dos.

— Nous avons besoin de vous, plaide l'âme de droite et la voix s'est faite humble.

— Moi, je n'ai pas besoin de vous ! Aucun américain n'a besoin de vous ! Personne ! Vous m'entendez !?

L'âme de gauche prend alors le relais, elle vibre dans des teintes rouges.

— Nous dépendons de vous et l'état du monde nous inquiète : votre camp, plus modéré, doit conserver le pouvoir, il en va de la survie de votre espèce et ... de la notre !

— Vous voulez dire qu'il n'a pas...

— Il n'a pas... Il est impossible d'introduire une âme dans un corps adulte, à moins qu'elle ne soit secondée par un esprit humain volontaire !

Joe, sentant qu'il a pris l'ascendant et conscient de l'enjeu, pose aussitôt ses conditions :

— Je veux, pour l'humanité, la survie de nos esprits si ce n'est de nos corps ! Si vous acceptez mes exigences alors je ferai le sale boulot à votre place !

Les pourparlers terminés, les actes "signés", Joe reprend alors le chemin de la terre.

Son adversaire de toujours, le leader populiste, gagne alors une âme mais, conscient désormais de la vacuité de son existence, se retire de la politique à la surprise générale, juste avant les élections.

Joe en rit encore.

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