Le temps de l'aïeul

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 Cela faisait longtemps que Jérôme allait mal. Entouré de parents aimants et raisonnablement présents, de frères et sœurs pour lui montrer la voie ou au contraire le rassurer lorsqu'il observait les plus jeunes tâtonner à leur tour, il aurait pu laisser couler les jours sans s'inquiéter de ce qu'il en faisait. Cette pente, plus simple, il l'avait joyeusement suivie durant son enfance. Mais l'adolescence était venue gâcher sa belle insouciance. La tournure que prenait, à présent son existence, ne lui plaisait pas, à vrai dire il ne se sentait pas taillé pour ce monde. Ses professeurs, certains trop exigeants, les autres blasés et indifférents, le poussaient à se replier sur lui-même. Il ne trouvait aucun secours chez les adultes qui lui étaient aussi étrangers que s'il s'était agi d'une autre espèce. Quant aux autres adolescents, il les fuyait comme la peste, son caractère doux et docile l'exposant trop souvent au mieux au rejet, au pire à des moqueries humiliantes. Faut-il être fort pour avoir le droit d'exister se demandait-il ?

 Les choses auraient pu en rester là, traîner, s'allonger en une suite de jours moroses et inquiets jusqu'à ce qu'une vague plus forte que les autres le dépose enfin sur le rivage plus clément de l'âge adulte, enfin imaginait-il. Mais il y eut Lucie. Lucie et ses sourires sans ombre, son regard tranquille, ses rires légers qui laissaient penser que le bonheur l'accompagnait partout. Il s'imaginait que parce qu'elle lui plaisait, le destin lui offrirait son amour en miroir. Mais hélas, elle le rejeta d'un rire et ce rire ne sonnait plus à ses oreilles de la même façon, l'innocente l'avait envoyée en enfer. Le soir même, ne supportant plus l'intensité de sa peine, il s'empara du flacon de somnifères de sa mère et l'avala goulument, pressé d'en finir.

 L'ombre froide de la mort vient le recouvrir de son linceul. Il n'entendit pas l'affolement de sa petite sœur, ses appels hystériques au téléphone. La détresse de sa famille et de ses rares amis. Il glissa dans le non être comme on s'endort transi par la neige, et pourtant ce ne fût pas la fin de l'histoire.

- Petit ? une voix grave un peu rude, l'éveilla.

 Il se trouvait quelque part, entre ciel et terre, entre un bleu immense qui lui donnait le vertige et une plaine sans fin peuplée de longues herbes d'un vert tendre ondulant au vent léger. A ses côtés un homme âgé, vêtu d'une chemise bleu foncé et coupée dans une toile grossière, d'un pantalon brun, trop court, à la manière des gens du moyen-âge - une culotte réalisa t-il - le regardait avec bienveillance.

Avec un bon sourire, l'homme se présenta.

— Je me nomme Antoine et je suis ton ancêtre. J'ai appris ton geste et j'ai ressenti comme une urgence à venir te visiter avant que tu ne partes pour de bon.

Jérôme posait, sur les lieux, un regard incrédule.

— Qu'est-ce que vous racontez ?! Tout ça n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Je suis au seuil de la mort et mon esprit s'amuse de moi, tout ça n'est qu'illusion et vous n'êtes pas là !

Antoine posa tranquillement sa main sur son bras.

— Tu n'es pas sot, fils ! Mais pourquoi es-tu si pressé de découvrir ce qui se trouve derrière cette allégorie ? La voix douce, amicale, portée par le seul être qui resta encore au monde, poussa lentement Jérôme à la confidence. Venu de loin, des pleurs remontèrent le long de sa colonne vertébrale et il s'autorisa à les laisser couler.

— Pleure mon doux, pleure sur ta vie qui ne veut pas grandir. Pleure sur ton cœur trop large pour ta poitrine. La vie est longue et apporte ses présents à ceux qui s'arment de patience. La vie est courte, trop courte pour lui retirer ne serait-ce qu'un jour ! Ah si j'avais encore du temps, comme je saurais le savourer !

Entre deux sanglots, Jérôme s'emporta :

— La blague ! C'est ma vie ! Et elle ne vaut rien. Je vous la donne, puisque vous semblez la regretter ! Je n'ai plus la force … Le sommeil me va mieux.

Antoine, l'aïeul, le laissa exprimer sa révolte, son dégoût, sans lui opposer des raisons qu'il ne voulait pas entendre : les pauvres mots creux d'un lointain parent, disparu depuis des siècles.

Quand Jérôme eut confessé tout son désespoir, il lui fit une proposition.

Tu vas y retourner, Jérôme. Mais cette fois tu ne seras pas seul !

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 Jérômese réveilla sur un lit d'hôpital. Des tubes lui rentraient dans la gorge, le faisant respirer de force. Mariette, sa petite sœur, était là à attendre ce moment précis où il ouvrit les yeux.

Jérôme! Mon Dieu ! Jérôme, tu es là ! Maman !

Une chaise bousculée qui tomba au sol, des pas précipités, des rires, des pleurs, pas les siens, qui coulaient sur son visage, sa mère l'entourait comme aux premiers jours. A ce moment Jérômeréalisa combien elle lui était précieuse, cette mère qui l'aimait.

Plus tard, de retour à la maison, il sentit que la vie l'entourait à nouveau. Les rires fusaient, légers comme en un après-midi d'été idéal. Le jeu de société occupait tout le monde, réuni autour de lui pour fêter l'échec de la mort. Marc le plus jeune, trichait comme à l'accoutumée, plus par habitude que par conviction et se chamaillait avec Mariette.

— Tu peux rester à la maison le temps que tu voudras, lui dit sa mère. Edouard, te fera passer les cours.

Edouard, son meilleur pote, il l'avait bien laissé tomber lui aussi, en tirant sa révérence !

— Je te remercie Maman, mais je vais retourner en classe, j'ai assez perdu de temps !

Sa détermination fit silence tout autour. Jérôme allait-il mieux ? Il semblait bien que oui.

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 A son retour au collège, les gens le regardaient d'un air apitoyé. Certains l'ignoraient, lui en voulant d'avoir voulu faire l'intéressant. "Même pas capable de réussir son suicide !". L'auteur de ces mots qu'il n'entendit pas mais devina n'eut pas beaucoup de succès, cependant il disait tout haut ce que certains taisaient. Antoine était là qui veillait, tapi dans ses pensées, à l'affût.

— Alors Jérôme, c'est la forme ? entendit-il dans la bouche d'un de ses anciens tortionnaires.

Les élèves s'étaient rapprochés, sentant, instinctivement, la venue d'une escarmouche à savourer.

Antoine gonfla son cœur de rage. Il faut parfois savoir lâcher sa colère.

— Qu'est ce que ça peut te faire ? répondit Jérôme. Tout ce qui t'intéresse dans la vie, c'est de pourrir celle des autres ! Fiche moi le camp !

— Oh qu'est ce qui te prend ? lui dit alors l'autre en s'approchant, les mains levées pour l'attraper. Sans se démonter Jérôme lui retourna le poignet et l'entraîna à terre.

— Tu me lâches, Arthur. On est pas copains, on a pas à se parler !

— Ok, ok ! assura la petite brute en se relevant vexé. Il profita aussitôt de la mansuétude de Jérôme pour lui envoyer son poing dans la figure. Évitant l'assaut, comme il ne l'avait jamais fait auparavant, Jean lui écrasa le genou d'un coup de pied.

Plus tard, chez le principal. Accusé de violence, Jérôme ne se démonta pas.

— J'ai réglé le problème à ma façon ! Vous ne faites jamais rien. A croire qu'Arthur vous fait peur ! répondit-il avec insolence.

Après quelques heures de colle, de part et d'autre, les choses se tassèrent. Et Jérôme ne fut plus embêté.

Lucie, pourtant attirée par sa nouvelle réputation, ne l'intéressait plus.

Il voyait sa vie de plus loin désormais, sachant que le temps lui apporterait des épreuves certes, mais aussi des choix et quelques évidences.

Il écrivait tous les jours et cette pratique l'aidait à comprendre ces jours qui s'enchaînaient inexorablement, dessinant un chemin devenu plus familier.

Un soir, seul dans le parc municipal, une bouteille de whisky à la main, il dit adieu à Antoine qui l'avait aidé à surmonter son mal être.

— Cette nuit est la tienne, comme promis Antoine !

Parti dans les vapeurs d'alcool, Antoine se saoula, en repensant à ses amours passées.

— Emeline, beuglait-il parfois.

Jérôme finit au poste. Au petit matin, alors qu'il s'éveillait avec une solide gueule de bois, il sut que son aïeul l'avait quitté pour de bon.

— Nous nous sommes bien marrés, Antoine ! Qu'est-ce que tu en penses ?! Cria t-il au ciel.

Alors il sut que la haut, quelque part, Antoine riait avec lui.

Il n'avait plus peur de vivre.

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