Le temps de l'aïeul
Cela faisait longtemps que Jérôme allait mal. Entouré de parents aimants et raisonnablement présents, de frères et sœurs pour lui montrer la voie ou au contraire le rassurer lorsqu'il observait les plus jeunes tâtonner à leur tour, il aurait pu laisser couler les jours sans s'inquiéter de ce qu'il en faisait.
Cette pente, plus simple, il l'avait joyeusement suivie durant son enfance. Mais l'adolescence était venue gâcher sa belle insouciance. La tournure que prenait, à présent son existence, ne lui plaisait pas, à vrai dire il ne se sentait pas taillé pour ce monde. Il passait le plus clair de son temps à rêver. Il ne comprenait pas ses pairs, les jeunes de son âge qui s'efforçaient de faire la différence en se ressemblant pourtant. Ce qui se disait lors des échanges sporadiques, dans la cour de récréation, dans les couloirs du bahut valait moins que la façon de l'exprimer. Une blague, à la mode, cent fois répétée, devenait cool si elle mettait mal à l'aise. Un regard entendu, une moue complice defaisaient les réputations d'un jour à l'autre. Incapable de s'agréger, Jérôme jouait les satellites. Il aimait écrire des textes poétiques ou drôles qu'il lisait à ses rares copains.
Les professeurs apréciaient souvent son imagination. Conscient de ses capacités, ils le poussaient à à lire, à étudier davantage. Ils étaient surpris par ses réactions épidermiques, ses coups de colère aussitôt éteints et son mutisme incompréhensible, lorsqu'il se repliait sur lui-même.
Une fille lui montrait-elle de l'intérêt ? Il la décourageait par son absente complète d'intuition. Il ne savait pas comment réagir, il finit par avoir peur d'agir.
S'il ne trouvait pas grand secours chez les adultes, il fuyait les gens de son âge, comme la peste. Il sentait à leur contact qu'il ne ressemblait pas à ces petits adultes en devenir,a alors que lui restait ancré dans son enfance.
Les choses auraient pu en rester là, traîner, s'allonger en une suite de jours moroses et inquiets jusqu'à ce qu'une vague plus forte que les autres le dépose enfin sur le rivage plus clément de l'âge adulte, enfin imaginait-il. Mais il y eut Lucie. Lucie et ses sourires sans ombre, son regard tranquille, ses rires légers qui laissaient penser que le bonheur l'accompagnait partout. Il s'imaginait que parce qu'elle lui plaisait, le destin lui offrirait son amour en miroir. Mais hélas, elle le rejeta d'un rire et ce rire ne sonnait plus à ses oreilles de la même façon, l'innocente l'avait envoyée en enfer. Le soir même, ne supportant plus l'intensité de sa peine, il s'empara du flacon de somnifères de sa mère et l'avala goulument, pressé d'en finir.
L'ombre froide de la mort vient le recouvrir de son linceul. Il n'entendit pas l'affolement de sa petite sœur, ses appels hystériques au téléphone. La détresse de sa famille et de ses rares amis. Il glissa dans le non être comme on s'endort transi par la neige, et pourtant ce ne fût pas la fin de l'histoire.
- Petit ? une voix grave un peu rude, l'éveilla.
Il se trouvait quelque part, entre ciel et terre, entre un bleu immense qui lui donnait le vertige et une plaine sans fin peuplée de longues herbes d'un vert tendre ondulant au vent léger.
Jérôme posait, sur les lieux, un regard incrédule.
A ses côtés un homme âgé, vêtu d'une chemise bleu foncé et coupée dans une toile grossière, d'un pantalon brun, trop court, à la manière des gens du moyen-âge - une culotte réalisa t-il - le regardait avec bienveillance.
Avec un sourire grave, l'homme lui parla.
— Tu cherches l'oubli, Jérôme. Mais on oublie jamais rien. On fait semblant. La mort ressemble à une gare d'où les trains ne partent plus. Sur le quai tu as le temps de repenser à tout, très longtemps.
La tête lui tournait. Non qu'il fut encore sous l'empire des somnifères ; leur effet s'était complètement dissipé. Il tenta de se lever, mais la plaine sans fin l'oppressait. Il chancela. L'homme le soutînt et sa poigne était ferme.
— Je me nomme Antoine. Vois-tu, il existe des règles dans ce lieu aussi, et si la mort se moque de nous, nous les âmes sortont de notre retraite lorsqu'elles sont enfreintes !
Jérôme se dégagea, d'u geste agacé. Antoine le laissa partir. Il retomba dans l'herbe.
— Qu'est-ce que vous racontez ?! Je suis en train de rêver et mon esprit s'amuse de moi, tout ça n'est pas réel et vous n'êtes pas là !
- La révélation de la mort, c'est le choc suprême. Je voudrais te dire que tu as le temps, mais rien n'est plus faux.
Antoine posa tranquillement sa main sur son bras.
- Ecoute-moi, fils ! Tu vas devoir faire un choix.
La colère de Jérôme disparut aussi vite qu'elle était venue. Il lui semblait qu'il ne possédait pas assez de force pour entretenir un foyer ardent avec les quelques braises dont il disposait. Recroquevillé sur lui-même. Venus de loin, des pleurs remontèrent le long de sa colonne vertébrale.
— Pourquoi fait-il encore jour ? Pourquoi ne me suis-je pas éteint avec cette réalité insupportable !
— Le destin se moque bien de nos désirs. Pour une fois, l'irrémédiable ne l'est pas. Vois-tu, je ne suis pas mort comme toi, tout jeune. Au contraire, j'ai emprunté de nombreux chemins. J'ai souffert souvent, mais j'ai aimé à en crever cette vie que seule ma passion a pu rendre belle.
La voix douce, amicale, portée par le seul être qui resta encore au monde, poussa lentement Jérôme à la confidence.
— Pleure mon doux, pleure sur ta vie qui ne veut pas grandir. Pleure sur ton cœur trop large pour ta poitrine. Ah si j'avais encore du temps, comme je saurais le savourer !
Entre deux sanglots, Jérôme s'emporta :
— La blague ! C'est ma vie ! Et elle ne vaut rien. Je vous la donne, puisque vous semblez la regretter ! Je n'ai plus la force … Le sommeil me va mieux.
Antoine, l'aïeul, le laissa exprimer sa révolte, son dégoût, sans lui opposer des raisons qu'il ne voulait pas entendre : les pauvres mots creux d'un lointain parent, disparu depuis des siècles.
Quand Jérôme eut confessé tout son désespoir, l'ancien lui fit une proposition.
Tu vas y retourner, Jérôme. Mais cette fois tu ne seras pas seul , je te prêterai ma force et tu seras chez toi sur cette terre !
Jérôme se réveilla sur un lit d'hôpital. Des tubes lui rentraient dans la gorge, le faisant respirer de force. Mariette, sa petite sœur, était là à attendre ce moment précis où il ouvrit les yeux.
— Jérôme! Mon Dieu ! Jérôme, tu es là ! Maman !
Une chaise bousculée qui tomba au sol, des pas précipités, des rires, des pleurs, pas les siens, qui coulaient sur son visage, sa mère l'entourait comme aux premiers jours. A ce moment Jérôme réalisa combien elle lui était précieuse, cette mère qui l'aimait.
Plus tard, de retour à la maison, il sentit que la vie l'entourait à nouveau. Les rires fusaient, légers comme en un après-midi d'été idéal. Le jeu de société occupait tout le monde, réuni autour de lui pour fêter l'échec de la mort. Marc le plus jeune, trichait comme à l'accoutumée, plus par habitude que par conviction et se chamaillait avec Mariette.
— Tu peux rester à la maison le temps que tu voudras, lui dit sa mère. Edouard, te fera passer les cours.
Edouard, son meilleur pote, il l'avait bien laissé tomber lui aussi, en tirant sa révérence !
— Je te remercie Maman, mais je vais retourner en classe, j'ai assez perdu de temps !
Sa détermination fit silence tout autour. Jérôme allait-il mieux ? Il semblait bien que oui.
A son retour au collège, les gens le regardaient d'un air apitoyé. Certains l'ignoraient, lui en voulant d'avoir voulu faire l'intéressant. "Même pas capable de réussir son suicide !". L'auteur de ces mots qu'il n'entendit pas mais devina n'eut pas beaucoup de succès, cependant il disait tout haut ce que certains taisaient. Antoine était là qui veillait, tapi dans ses pensées, à l'affût.
— Alors Jérôme, c'est la forme ? entendit-il dans la bouche d'un de ses anciens tortionnaires.
Les élèves s'étaient rapprochés, sentant, instinctivement, la venue d'une escarmouche à savourer.
Antoine gonfla son cœur de rage. Il faut parfois savoir lâcher sa colère.
— Qu'est ce que ça peut te faire ? Tout ce qui t'intéresse dans la vie, c'est de pourrir celle des autres ! Fiche moi le camp !
— Oh qu'est ce qui te prend ? lui dit alors l'autre en s'approchant, les mains levées pour l'attraper. Sans se démonter Jérôme lui retourna le poignet et l'entraîna à terre.
— Tu me lâches, Arthur. On est pas copains, on a pas à se parler !
— Ok, ok ! assura la petite brute en se relevant vexé. Il profita aussitôt de la mansuétude de Jérôme pour lui envoyer son poing dans la figure. Évitant l'assaut, comme il ne l'avait jamais fait auparavant, Jean lui écrasa le genou d'un coup de pied.
Plus tard, chez le principal. Accusé de violence, Jérôme ne se démonta pas.
— J'ai réglé le problème à ma façon ! Vous ne faites jamais rien. A croire qu'Arthur vous fait peur ! répondit-il avec insolence.
Après quelques heures de colle, de part et d'autre, les choses se tassèrent. Et Jérôme ne fut plus embêté.
Lucie, pourtant attirée par sa nouvelle réputation, ne l'intéressait plus.
Il voyait sa vie de plus loin désormais, sachant que le temps lui apporterait des épreuves certes, mais aussi des choix et des surprises qu'il espérait belles.
Il écrivait tous les jours et cette pratique l'aidait à comprendre ces jours qui s'enchaînaient inexorablement, dessinant un chemin devenu plus familier.
Un soir, seul dans le parc municipal, une bouteille de whisky à la main, il dit adieu à Antoine qui l'avait aidé à surmonter son mal être.
— Cette nuit est la tienne, comme promis Antoine !
Parti dans les vapeurs d'alcool, Antoine se saoula, en repensant à ses amours passées.
— Emeline, beuglait-il parfois.
Jérôme finit au poste. Au petit matin, alors qu'il s'éveillait avec une solide gueule de bois, il sut que son aïeul l'avait quitté pour de bon.
— Nous nous sommes bien marrés, Antoine ! Qu'est-ce que tu en penses ?! Cria t-il au ciel.
Alors il sut que la haut, quelque part, Antoine riait avec lui.
Il n'avait plus peur de vivre.
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