Chapitre 7 - Les années passent...
— Où est ce que tu traîne encore, Helvorg ? Il faut qu’on rentre, la nuit va bientôt tomber.
Mathilde revint sur ses pas. Depuis deux ans qu’elle s’occupait de la petite Helvorg, elle avait acquis une maîtrise suffisante de la langue nordique pour tenir une conversation : échanger des salutations, recevoir des ordres et demander des précisions sur son travail. Hellvorg lui en avait plus appris que le reste du clan réuni : c’était un inépuisable moulin à paroles… sauf lorsqu’elle découvrait un nouveau jeu, ce qui devait être le cas.
— La nuit ne devrait pas tomber maintenant, il est trop tôt.
— Je t’ai déjà dit des dizaines de fois que c’était l’hiver, et que la nuit tombait plus tôt en hiver… et que le jour se levait plus tard et… Oh !
Lorsqu’elle se retourna vers la petite, Mathilde la découvrit accroupie devant une magnifique champignon au chapeau rouge à taches blanches.
— Hellvorg ! S’exclama-t-elle. Ne reste pas là, c’est dangereux.
— Pourquoi ? Demanda la petite. Il n’est pas méchant.
— Bien sûr que non, il n’est pas méchant, c’est juste un champignon… mais c’est un champignon rouge, il ne faut pas le manger… tu n’y as pas touché hein ?
— Oh non, je ne fais que le regarder… les champignons rouges sont les maisons des « alverns », et ils ne sortent que la nuit. Alors j’attends qu’il sorte pour lui dire bonjour.
— Il vaut mieux qu’on rentre, décida Mathilde. Je voulais te montrer un coin à truffes, mais il est tard et je ne suis pas sûre de le retrouver dans l’obscurité.
— On n’attend pas l’alvern ?
— Non, je crois que s’il voulait se montrer, il serait déjà sorti… Allons, il faut rentrer…
Mathilde attrapa la main de la petite et l’entraîna vers le chemin du retour.
— zut, grogna la petite. Tu ne me crois pas !
— Bien sûr que si, tu n’es pas une menteuse.
— Maman ne me crois pas, Sven se moque de moi quand je lui en parle et il me dit que les alverns, ça n’existe pas… ils existent hein ?
— Heu… oui, je crois, répondit Mathilde en se mordant la lèvre inférieure.
— Tu en as déjà vu ? À quoi ils ressemblent ?
— À des alverns ! Les alverns ressemblent à des alverns !
— Ah, je le savais s’exclama Helvorg. Quand je le dirai à Sven, il sera bien obligé de me croire.
— Ne lui dit pas tout de suite… il faut le temps de… de réfléchir… Ah, on est arrivé.
À peine entrées dans le Hall, les petites furent accueillies par la voix de Svedra, l’épouse de Thornald.
— Ah vous voilà enfin ! On commençait à s’inquiéter… Hellvorg, viens ici, tu n’as sans doute rien mangé depuis ce midi. Mathilde, ramène une brouette de petit bois et remplis une bassine d’eau chaude… pas trop chaude comme la dernière fois, donner un bain à une petite fille et cuire les écrevisses, ce n’est pas la même chose.
— J’arrive maman, fit la petite.
— J’y vais madame… mais j’ai des cloques aux pieds et…
— Tu n’en souffrais pas quand c’était pour t’amuser, tu y survivras bien une heure de plus ! Allons, au travail ! Tu nous a coûté dix bracelets d’argent, ce n’est pas pour te reposer.
— Je vais l’aider, proposa une autre voix. J’en profiterai pour regarder ces cloques.
Il n’y avait pas beaucoup de monde dans le Hall de Thornald. Il était parti en expéditions et seuls restaient les quelques hommes qu’il avait assigné à la protection de la maison et ceux qui avaient passé l’âge de faire de longs voyages. Audrun était restée, elle logeait habituellement chez sa mère, la femme aux corbeaux, mais elle passait régulièrement au Hall pour prendre des nouvelles et observer Helvorg.
— Comme tu veux, Audrun, reprit Svedra. Mais c’est une perte de temps… un truc pour en faire le moins possible. Ah, les esclaves du Kytar font la même chose, toujours à se plaindre pour un oui ou pour un non, au point que le sultan doit cirer ses bottes lui-même, à ce qu’on dit.
— Bon, ça ne fait pas trop mal, admit Mathilde.
— Tu vois ? Qu’est ce que je te disais ?
— Et bien je vais quand même voir, ça me fera prendre l’air, conclut Audrun.
Audrun Grimssdottir, fille de Grim le marchand et de Frilvorg Anjarsdottir – la femme aux corbeaux – avait maintenant dix-huit ans. Elle avait étudié la « magie des livres » auprès de mages bretons et était sans doute la plus jeune magicienne de toutes les colonies nordiques.
Une fois dehors, Mathilde osa enfin se confier :
— Chaque fois que je fais des longues marches, je dois faire attention à la manière dont je pose le pied droit sur le sol, parce qu’il y a une grosse cloche, juste avant le talon… Et tout à l’heure, j’ai marché sur une branche pointue et ça pique…
— Et bien enlève tes chaussures et montre-moi ça, le bois attendra bien… mais dis donc, elles sont trop petites pour toi ! Tu les as depuis combien de temps ?
— Heu… je les avais en arrivant.
— Pas étonnant que tu aies mal ! Je vais te donner un onguent pour tes pieds et demain, on cherchera de nouvelles chaussures… il faudrait aussi que tu changes de robe. Comment espères-tu séduire un garçon avec des haillons pareils ?
— Je ne sais pas mais… je pourrais te poser une question ?
— sur les garçons ?
— Non… C’est quoi un « alvern » ?
— En breton, on dit « un lutin », c’est des petites créatures hautes comme trois pommes de pin qui vivent dans la forêt… si on en croit les légendes. Pourquoi cette question ?
— Helvorg prétend qu’il y en a dans la forêt. Du coup, il vaut mieux que je sache ce que c’est… sinon je ne sais pas quoi lui répondre.
— Helvorg vit dans son mode, plein de lutins et de créatures fabuleuses… lutins, licornes, dragons…
— Mais les dragons existent, non ?
— Oui bien sûr… les lutins et les licornes aussi, mais certainement pas dans la région.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on est trop loin de la Hyavath… C’est la source de magie d’où ils tirent leurs pouvoirs magiques. Chez les irildari, les lutins sont fréquents, les pixies ont même livré des batailles aux côtés des elfes contre les solariens…
— Les pi-quoi ?
— Les pixies, répéta Audrun, avant de traduire ce mot en breton et en nordique pour que Mathilde en saisisse le sens. C’est une catégorie de lutins particulièrement espiègles. Tiens j’y pense : quand il avait ton âge, Thornald prétendait lui aussi qu’il y avait des lutins dans la forêt, et qu’il en avait rencontré un. À mon avis, c’est ces histoires qui ont dû monter la tête d’Helvorg.
— Oui, sûrement, répondit Mathilde. J’ai du mal à imaginer Thornald racontant des histoires de lutin.
— Oh, mais c’est un grand raconteur d’histoires… Tu sais comment il a convaincu le Duc de Galmor de payer la rançon ? Il lui a fait croire que le Jarl d’Eriksorn était prêt à échanger mille guerriers contre la main d’Adélaïde.
— Et ce n’était pas vrai ?
— Bien sûr que non, il n’aurait pas eu le temps de lui envoyer son offre et d’avoir sa réponse, mais le Duc y a cru, et il a payé. Ce n’est pas pour rien qu’un le surnomme « Thornald le rusé »… ah, on le surnomme aussi « le fendeur de crânes », mais je te raconterai ça une autre fois, il faut qu’on ramène le bois sinon Svedra nous fera la tête.
— Elle fait la tête tous les jours. Il y a assez de bois ?
— Tu peux remplir la brouette, c’est moi qui la pousserai.
— J’avais une autre question… Galdlyn fait bien partie des « trustmen » de Thornald, non ?
Audrun poussa un soupir.
— Oui… malheureusement.
— Alors pourquoi elle ne vient jamais dans son grand Hall ?
— Ah ça, souffla Audrun. Je te l’expliquerai quand tu aurais treize ans. On ne raconte pas ce genre de choses aux petites filles.
— J’ai presque dix ans, protesta Mathilde. Je ne suis plus une petite fille.
— Bon d’accord, mais chut… Galdlyn n’entre jamais dans le Hall de Thornald parce que… – elle baissa la voix – c’est une sorte de pacte que Svedra et Thornald ont conclu.
— mais pourquoi ? Et qu’est ce que Svedra vient faire dans l’histoire ?
— Et bien quand Thornald et Galdlyn sont en mer, ils dorment ensemble. Voilà tu sais tout, tu es une femme maintenant, lâcha Audrun d’une seule traite.
— Mais Thornald est marié…
— Et c’est pour ça que Galdlyn ne peut pas entrer dans le Hall de Thornald… Svedra lui arracherait la tête si elle la surprenait « sur son territoire ». Tous les hommes font ça paraît-il.
Elles rentrèrent avec leur chargement, et comme Mathilde l’avait prévu, Svedra fit la tête.
— Vous en avez mis du temps !
— C’est de ma faute, avoua Audrun. Je me suis mise à papoter et on a un peu traîné pendant que Mathilde remplissait la brouette, on en a pour plusieurs soirées.
— Oui, admit Svedra. Mais toi, papoter… J’ai du mal à y croire.
— Et je suis souvenu de Snorri. Il faisait souvent des cadeaux à Thornald quand il était petit, et Thornald adorait l’entendre raconter des histoires. Il passera certainement à Samhain.
— Oui, mais Thornald ne sera pas de retour… j’ai cru comprendre que cette expédition serait plus longue que les autres. À l’heure qu’il est, il doit être en train d’éructer dans sa trainée rousse.
— de quoi ? demanda Mathilde.
— Chut ! Souffla Audrun.
— Un jour on te vendra à un homme, et tu comprendras, prophétisa Svedra.
— Mais si Snorri débarque pour Samhain, même si Thornald n’est pas là, il voudra certainement voir sa petite… heu, je veux dire sa fille Helvorg.
— Oui, je suppose, acquiesça Svedra. Où veux tu en venir ?
— Si Snorri se présente, reprit Audrun, il faudra que Mathilde soit présentable : de nouvelles chaussures, une nouvelle robe… plus longue que l’ancienne, peut-être même des braies, ce serait plus pratique pour marcher en plein air. Et un manteau en fourrure, parce qu’il commence franchement à faire froid…
— Oh, pas si vite ! Tout ça va nous coûter une fortune !
— Pas plus de deux bracelets d’argent. Disons trois avec le manteau, mais il en faut bien un parce que si elle s’enrhume… Disons trois bracelets avec le manteau.
— Trois bracelets, c’est le prix d’une esclave neuve.
— Tu exagères… Maintenant qu’elle parle notre langue et qu’elle connaît nos coutumes, elle vaut bien plus que ça.
— J’espère bien ! Je n’ai pas envie de la revendre à perte.
Mathilde se retint de soupirer pour ne pas envenimer le débat… la question de sa « valeur » – réelle ou supposée – revenait régulièrement sur le tapis chaque fois que Svedra en avait l’occasion. La seule chose à faire à ces moments-là était de se faire toute petite et d’attendre que l’orage passe. Par chance, le barde Snorri était une « personnalité », le recevoir était un honneur que même Svedra ne pouvait pas négliger.
Elle eut donc, quelques jours plus tard, ses nouveaux vêtements et le manteau. Helvorg la trouva magnifique, et assura qu’elle ressemblait à une vraie princesse.
Et quelques jours avant Samhaïn, Snorri débarqua à Drakenvik.
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