Chapitre 8 - Snorri

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Les trois vaisseau-dragons appartenaient à Ralgard Anjarsson. A quarante-cinq ans, c’était le plus vieux capitaine de Drakenvik. Il était accessoirement le frère aîné de Frilvorg Anjarsdottir, la femme aux corbeaux, la plus redoutable sorcière de la région.

Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que Snorri, le barde maintenant légendaire, ait choisi son navire pour rentrer de Bretagne dans la région qu’il considérait maintenant comme sa seconde patrie… Et comme à chaque visite, il ne resterait pas plus de quelques semaines avant de repartir avec un autre capitaine, vers une autre destination.

Quelques-uns de ses admirateurs inconditionnels étaient venus pour l’accueillir, mais leur patience fut mise à rude épreuve, car Snorri avait décidé de ne pas quitter son vaisseau avant que la cargaison n’ait été déchargée… C’était pour lui l’occasion d’estimer la quantité de marchandise qu’un vaisseau-dragon pouvait transporter, et de surveiller sa propre cargaison.

Ralgard était riche, probablement un des plus riches capitaine de Drakenvik. Il devait cette situation à sa longue carrière de commerçant, contrebandier et pillard, mais aussi à la chance d’avoir pour ex-beau frère le non mois richissime Grimm Askeirsson, ce dernier avait gardé l’habitude de ne prendre qu’un modeste bénéfice sur la revente des biens de Ralgard, malgré la fin de sa relation avec Frilvorg.

Harmin Grimmson, neveu de Ralgard et fils du marchand en question, figurait donc en bonne place parmi les curieux venus les accueillir. Snorri le reconnu à ses cheveux roux et à sa corpulence qui avait probablement la même origine. Harmin échangea quelques signes de bienvenue avec Ralgard puis repris sa conversation avec une fillette vêtue d’un manteau de fourure que Snorri supposa fort logiquement être la fille de Thornald.

« Elle a grandi sacrément vite ! » pensa-t-il.

De son côté, Mathilde se demandait pourquoi ce gros garçon joufflu qui faisait deux têtes de plus qu’elle, et qui était le fils d’un des plus riches notables de la ville, s’obstinait à être aussi aimable avec une esclave qu’il ne connaissait que de vue.

Les deux enfants s’écartèrent pour céder le passage aux hommes en plein débarquement. L’un d’eux trébucha et manqua de peu de tomber avec son chargement, mais Harmin le retint in-extremis.

— Prenez garde avec ce sac, cria Snorri à l’attention du maladroit. Et ne le laissez surtout pas près d’une flaque d’eau. Il contient plusieurs livres précieux qui ne vaudraient plus rien s’ils étaient mouillés.

« des livres ? » pensa immédiatement Mathilde.

Ralgard revenait de Brocéliande, la grande cité des mages. Il était donc plus que probable que ces livres, quel qu’en soit le contenu, soient écrits en breton.

Elle suivit le sac du regard, jusqu’à ce que l’homme l’ait déposé sur le quai et soit retourné à bord pour un autre chargement. Harmin avait poursuivi la conversation qu’elle ne faisait même pas semblant d’écouter.

Soudain une énorme paire de moustaches frôla sa joue et lui administra une bise qu’elle n’avait pas vu venir, et encore moins sollicitée.

— Bonjour petite Helvorg ! s’exclama Snorri. Tu sais que j’ai bien connu ton père quand il était plus jeune ? C’était déjà un personnage quand il a passé l’épreuve du guerrier, et il parraît que c’est maintenant le plus dangereux guerrier de la région.

— Je ne suis pas Helvorg, protesta Mathilde.

— Oh ? fit soudain Snorri. J’aurais pourtant juré…

— C’est l’esclave de Thornald, précisa Harmin. Il l’a acheté à mon père après la dernière confrontation contre les bretons.

— Ah oui, j’en ai entendu parler… Quelle guerre stupide ! Et quel massacre… mais heureusement, ça s’est bien terminé et nous avons enfin un peu de tranquilité. Ton père doit être ravi, Harmin. La paix et le libre passage avec les bretons, c’est excellent pour les affaires. Tiens, tu ne portes pas ton épée ? Tu n’as pas d’armure non plus ?

— C’est à dire que je ne passerai l’épreuve du guerrier qu’au printemps… Je ne me sentais pas prêt l’année dernière. Je suis venu vous inviter à passer les fêtes chez mon père Grimm, et en même temps accueillir mon oncle.

— Et moi, intervint Mathilde, je suis venu vous inviter chez Svedra.

— Dans ce cas il faudra qu’on me coupe en deux… soit verticalement, comme Thornald est le seul à savoir le faire, soit horizontalement, mais il faudra répartir entre vous le haut et le bas et vous vous disputerez pour savoir qui prendra le meilleur morceaux… Je pense que c’est le haut, mais certaines femmes délurées affirmeraient l’inverse. Bref… j’avais prévu de m’installer chez Frilvorg, je rendrai visite à Grimm demain ou après demain et je passerai quelques soirées chez Svedra… Pour Samhain, je serai au grand Hall de Hjarulf ou tous ceux qui voudront me voir et m’entendre en auront l’occasion.

— vous couper en deux ? répéta Harmin avec surprise.

— Je pense qu’il plaisante, précisa Mathilde.

— Oui, je plaisante bien sûr. Dans le grand nord, j’ai croisé d’authentiques descendants du peuple des étoiles, et leur curieuse manière de parler a déteint sur moi… Bref : « il faut me couper en deux », ça veut juste dire que je devrais me trouver à deux endroits en même temps, ce qui est un peu compliqué.

— Et pourtant vous êtes magicien, insista Harmin.

— Vous êtes passé par l’équateur boréal ? demanda Mathilde. Qu’est ce qu’il y a de l’autre côté ?

— Pas tous à la fois, les enfants ! supplia Snorri en riant. Je pratique la magie des ensorceleurs, mais mes pouvoirs sont limités. Je peux faire croire que je me trouve quelque part sans y être, mais c’est juste une illusion. Et pour ce qui est de l’équateur boréal, je ne m’y risquerais pas, il y fait bien trop froid. Même les hommes des glaces – on les appelle géants parce qu’ils sont sacrément grands, mais ils se considèrent comme des hommes – ne s’y risquent pas, et pourtant ils ne sont pas frileux. Ouf, est-ce que les interrogatoires sont terminés ? Je ne voudrais pas faire attendre Frilvorg… et laissez mon sac, je le porterai moi-même. Le jour ou je ne serai plus capable de porter mon sac sans aide, je devrai renoncer à voyager.

Et sans faire plus d’histoire, Snorri récupéra ses affaires et partit, après un dernier salut à Ralgard et aux enfants.

— Sacré personnage hein ? Souffla Harmin.

— Oui.

— Pour en revenir à ce que je te disais, le plus important dans le négoce, c’est de savoir s’entourer de gens qui ont « l’instinct des chiffres » comme dit mon père… c’est bien plus que de simplement savoir compter. On raconte que tu as deviné le nombre de guerriers nordiques rien qu’en regardant les navires et que tu ne t’es pas trompé. Tu sais que si je lui demande, mon père te rachèteras et tu vivras dans une maison beaucoup plus confortable, sans toutes ses corvées…

— Oh non ! Merci seigneur Grimmsson mais… je ne veux pas abandonner Helvorg. Bonsoir.

Elle partit à son tour, et Harmin se retrouva seul à soupirer.

Il venait de faire un double choux-blanc.

* * *

Quelques jours plus tard, Snorri Jorvarsson était comme promis au Hall de Thornald, avec la famille de celui qui était encore son protégé quelques années plus tôt.

Svedra avait mis toutes les chances de son côté pour recevoir dignement son invité. Les guerriers désœuvrés qui hantaient habituellement le Hall de Thornald avaient été invités à se laver ou à dormir ailleurs et la température les avait contraint à céder à cet indigne chantage. Reçu et nourri comme un prince, le barde évoquait les souvenirs de ses précédentes visites à Drakenvik.

— Bien sûr que je me souviens de ma première rencontre avec Thornald, même si lui l’a probablement oublié. Il avait cinq ans et il m’écoutait bien sagement assis sur les genoux de sa mère pendant que je racontais un récit qui circulait dans le grand nord… Attendez que je me souvienne, c’était la légende du navire magique. Pour tous les autres, c’était juste une histoire à raconter au coin du feu, mais lui était suspendu à mes lèvres comme si je lui révélait les secrets d’Odin. C’est bien simple : s’il avait su écrire, il aurait pris des notes.

— Un navire magique ? S’exclama Helvorg. Oh s’il vous plaît, raconte-nous cette histoire.

— Pas celle-là ! implora Svedra. Je l’ai entendue tellement souvent que j’ai l’impression qu’il n’en existe aucune autre. N’importe quelle histoire, sauf celle-là !

— Hem… les avis sont partagés, conclut Snorri. Hé bien ce sera donc n’importe quelle autre histoire, mais il est juste que le choix revienne à Helvorg… Quel récit souhaites-tu entendre ? La Saga des douze berzerker ? La révolte de Mordred ? Les dragons de la Hyavath ? J’en connais tellement que si je devais toutes les citer, on serait encore là demain…

— Les Lutins de Drakenvik ! proposa Helvorg. Je suis sûre que tu sais comment ils sont arrivé chez vous.

— Les Lutins de Drakenvik ? répéta Snorri. C’est curieux, j’ignorais qu’il y en avait…

— Il y en a dans ses rêves, précisa Svedra.

— Oui il y en a ! insista Helvorg. J’ai même vu leurs maisons dans la forêt, elles sont rouges avec des points blancs. Même que Mathilde était avec moi et elle les a vu aussi. Pas vrai Mathilde ? Mathilde ? Où tu es ?

— Ou est-elle encore passé, celle là ? Elle doit être encore en train de se pavaner devant les hommes… depuis qu’on lui a offert un nouveau manteau, elle se prend pour une princesse, on l’a même vu remuer de la croupe devant Harmin.

— Oh, c’est de ma faute, avoua Snorri. Quand elle est venue me chercher chez Frilvorg, nous nous sommes mis en route et nous avons croisé un officier de Thornald… une femme officier. À ce que j’ai compris, un corbeau est arrivé et il contenait des « instructions secrètes » que cette femme devait transmettre… entre autre à Mathilde. Je les ai donc laissé et je suppose qu’elle ne tardera plus.

— Des instructions secrètes ? C’est curieux… Ça doit être le corbeau de Hrafn. Je demanderai à Audrun de quoi il retourne, si elle est autorisée à m’en parler… ce serait le comble !

— Ce n’était pas Audrun, précisa Snorri. Je l’aurais reconnue.

— Vous savez Snorri, elle a grandi depuis votre dernier passage.

— C’était une femme rousse… une très belle femme d’ailleurs.

— Oh celle-là ! gémit Svedra en se frappant le front.

— J’veux mon histoire, protesta Helvorg.

— Oui, bien sûr, reprit Snorri. Je ne sais pas grand-chose sur les lutins de Drakenvik, mais s’il sont réellement parmi nous, c’est un événement important. Je vais te raconter comment un lutin malicieux a sauvé la vie d’un elfe irildar… un guerrier elfe particulièrement redoutable. Et tu pourras en conclure que même les plus grands des guerriers peuvent avoir besoin des plus petits des lutins… Il y a plusieurs sortes de lutins, ça tu le sais ?

— Oui, répondit fièrement Helvorg. Il y a les pixels qui sont les plus petits de tous les lutins… il en faut mille pour un seul lutin, mais on ne peut pas se passer d’eux. Ils sont aussi très farceurs.

— Bon, c’est presque ça, admit Snorri. À quelques détails près bien sûr…

Des bruits de pas interrompirent le barde. La porte qui séparait les appartements du grand Hall s’ouvrit et Mathilde entra sur la pointe des pieds… elle aurait visiblement voulu ne pas se faire remarquer, mais tous les regards étaient braqués sur elle.

— Tiens, quand on parle du loup ! s’exclama Svedra.

— Ou ça, un loup ? demanda Helvorg.

— Je suis désolé du retard, madame, s’excusa Mathilde.

— Ben voyons ! Tu es une personne importante, maintenant qu’on te confie des missions. On peut savoir de quoi il s’agir ? demanda Svedra.

— Je n’ai pas le droit d’en parler, s’excusa encore Mathilde. C’est un secret.

Anticipant un mouvement de mauvaise humeur de Svedra, Snorri lança aussitôt :

— Quand un capitaine dit que c’est un secret, il faut toujours le respecter… toujours ! Le secret protège ses proches de ceux qui essaieraient de s’en emparer. Assieds-toi près d’Helvorg, Mathilde. Je vais donc vous raconter l’histoire de Tholinyr le pixie…

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