31. Mako
J’aurais aimé raconter ma journée avec ma mère, mais finalement, c’était peut-être mieux qu’elle eût refusé, car Mako, avait répondu oui à ma proposition.
C’était donc dans le métro parisien que je me trouvais pour mon dernier jour sur Terre. Malgré le gruyère que représentaient les carrières, égouts et tunnels de la capitale française, la ville ne s’était jamais effondrée sur elle-même. Mieux, ces tunnels étaient les seuls endroits épargnés par l’invasion des Crustacés. Ils avaient même servi d’abri pendant les bombardements. Le long des voûtes, des vidéos de quelques secondes animaient des souvenirs des réfugiés qui avaient survécu grâce au labyrinthe du sous-sol de Paris.
Les vieilles rames automatisées, grises au vitres roses, reflétaient les passagers aux tenues colorées et les néons publicitaires. Les Parisiens étaient avant-gardistes dans la mode, extravagants. Couleurs et formes ne ressemblaient à rien de ce qu’on portait à Luxembourg ou en province. Femmes et hommes étaient souvent maquillés, et les plus austères avaient au moins un ongle peint d’une couleur vive. C’était la ville des artistes, la ville de l’extravagance et du soi-disant chic.
En sillonnant ces tunnels bondés, au milieu desquels les robots nettoyeurs peinaient à se frayer, malgré leur petit drapeau jaune sur la tête, j’avais plutôt l’impression d’être dans une ville en décalage, qui vivait comme si la guerre n’existait pas, comme si aucun humain ne tombait chaque jour pour s’assurer que les Crustacés ne revinssent pas.
Je quittai les odeurs chaudes et sèches des tunnels immaculés en me laissant porter par l’escalator. Je me retrouvai dans le Jardin du Trocadéro, au pied de la NTE, la Nouvelle Tour Eiffel qui remplaçait celle qui avait fondu sous les bombardements. La NTE culminait à 999 mètres de haut à cause d’une erreur d’architecte. Elle se dressait par-dessus tous les immeubles intramuros, comme un doigt d’honneur à nos ennemis, et elle abritait sous son ventre les jardins luxuriants, fleuris toute l’année. Les gens venaient y lire, méditer ou faire du sport, dans des tenues moulantes et fluorescentes, sinon luminescentes rappelant le vingt-et-unième siècle.
Le cri de mon ancienne camarade me cassa les tympans.
— Ma poupée !!!!
Elle surgit dans un legging noir, sur lequel des diodes dessinaient des larmes de lumière blanche de ses hanches jusqu’à ses chevilles. Nombril nu, elle portait un top argenté si translucide et moulant qu’il laissait deviner ses mamelons lorsqu’il n’était pas frappé directement par le soleil.
Elle m’étreignit avec une affectuosité qui me surprit et confia :
— Je suis trop contente que tu m’aies appelée.
— Je n’allais pas partir sans te revoir une fois.
— T’as l’air d’avoir la forme ?
— J’ai la patate ! m’exclamai-je.
— Comme quoi ce qu’on dit des pilotes est faux.
— Il n’y a pas de rumeur sans fondement. Mais c’est amplement exagéré.
— L’humain a besoin de légendes et de fantasmes.
— C’est vrai. Alors ? T’as réservé en haut de la NTE ?
— J’ai fusillé mon budget d’étudiante, alors j’espère tu vas aimer.
— Tu n’aurais pas dû. C’était juste pour être ensemble.
Je saisis la main qu’elle me tendait, et nous nous éloignâmes vers le pied Sud de la Nouvelle Tour Eiffel. Elle présenta son smart-data au réceptionniste, et il nous fit passer par l’ascenseur VIP.
Je me mis à la vitre lorsque la cabine de verre s’éleva, et je regardai les ruelles aux immeubles d’acier, bâtis après-guerre. Mako posa sa main sur ma hanche.
— C’est dans cette rue que je fais mon shopping.
— Malgré ton budget d’étudiante ?
— Si tes fringues ne sont pas stylées, ici, tu ne te fais pas d’amis.
Les immeubles intramuros mesurant tous moins de dix étages, Paris devint rapidement petite. Notre cabine s’arrêta presque au sommet. La porte s’ouvrit sur de la musique électro-mexicaine et sans me lâcher la hanche, Mako m’emmena avec un regard amusé.
Le couloir d’accès était cerné d’une haie de vitrines dans lesquels des jeunes hommes musclés posaient en string en nous lançant des clins d’œil.
— Je savais que ça plairait à une pilote.
— Tu te fais de mauvaises idées sur les pilotes.
Tout en laissant ses pas dicter les miens, je zyeutai les muscles, cherchant un sourire qui ne fût pas artificiel. Mais ces bellâtres ne m’inspiraient pas même la curiosité. J’avais même du mal à comprendre ce que les autres femmes pouvaient y trouver de séduisant à regarder.
Mako m’avait choisi une petite pizzeria intimiste, avec des tables regroupées en petits salons clos avec chacun leur panorama sur la ville.
— Tu ne les a pas trouvés beaux ?
— Pas moches, mais pas inspirant.
Elle rit de bon cœur, puis le serveur vint à notre rencontre, pour nous installer.
Sitôt assises, nous parlâmes comme si nous ne nous étions pas vues la veille. Je lui racontai les exercices de pilotage elle me narra ses rencontres d’étudiante et combien elle ramait pour suivre. Ni l’une ni l’autre ne portâmes de jugement, nous étions toujours des sœurs dans l’âme.
Une coupe Colonel vide devant moi, j’observai le soleil qui perdait de son éclat. Il était tard. Combien d’heures avions nous papoté ? Le serveur s’approcha.
— Mesdemoiselles, un apéritif pour commencer la soirée ?
Mako et moi nous sourîmes, amusées du temps qui avait défilé sans que nous nous en rendissions compte. Elle me demanda :
— On dîne ici, ou tu veux essayer ailleurs ?
Je haussai les épaules :
— On peut boire un dernier verre. Une vodka-citron pour moi.
— La même chose.
Le serveur partit, les mains de Mako se posèrent sur les miennes.
— Je suis vraiment contente d’être là avec toi.
— Moi aussi.
— Tu veux qu’on dîne à mon appartement ? Un truc léger ?
— Ouais, pourquoi pas.
— Et j’ai de la vodka si t’as encore soif.
— Demain, j’embarque. Examen médical à huit heures.
— Justement tu ne t’entraînes pas.
— Pas faux.
Elle pouffa de rire, les yeux brillants de malice et d’alcool.
Mako habitait à quelques stations de métro du parc du Trocadéro. So n studio était minuscule, pas plus grand qu’une chambre de dortoir. Un canapé avec une vieille couverture couleur blé et orange était posé devant l’écran mural, et la table basse prenait tant de place qu’elle était collée contre lui.
C’était donc affalée à côté d’elle, les pieds sur le meuble que j’avais accepté une nouvelle vodka. Sur l’écran défilaient des informations sur les systèmes stellaires éloignés où la menace Crustacés pouvait être assez faible pour qu’un croiseur comme le Gulo Gulo puisse y être affecté seul. Mako constata avec dépit :
— Y a aucun planétoïde avec une atmosphère respirable, dans le lot.
Je bâillai, puis répondis :
— Pas grave, l’important, c’est que je bute du Crustacé.
— T’es fatiguée ?
— Ouais.
— Allonge-toi.
Elle m’invita à poser ma tête sur ses genoux. L’ombre rendit son top transparent à mes yeux et me dévoila ses mamelons sombres. Elle caressa mon front et demanda :
— T’as pas peur de mourir ?
— Si… Enfin, de mourir de manière horrible. Si c’est direct, non. C’est l’idée de manquer à quelqu’un qui est effrayante.
— Tu manquerais à tes parents.
— Sans doute.
— C’est vraiment un truc qui te botte de buter de l’extraterrestre ?
— Ouais. Je trouve que c’est gratifiant. Je pense que plus t’en butes, plus tu te sens utile.
— Parce que tu te sentirais inutile dans un autre boulot ?
— T’essaierais pas de me faire changer d’avis ?
Ses yeux se perdirent dans les miens, avec un sourire affable.
— Non. Je suis vraiment contente de te voir épanouie.
— Moi aussi, je suis contente de voir que tout se passe bien pour toi. La vie de Parisienne, ça te va bien.
— J’espère qu’on se reverra pour que tu me raconte tes aventures.
— Je reviendrai te voir dès ma première perm.
— Ne meurs pas, alors.
Ses doigts glissèrent sur mon nez, puis sur mes pommettes. Je fermai les yeux en lui répondant.
— Je n’y compte pas. Prie pour que je sois assez chanceuse. Tu peux continuer, c’est très agréable.
Ses ongles parcoururent le contour de ma bouche, et sa main gauche se posa sur mon ventre pour épouser ma respiration apaisée. L’alcool bourdonnait au lointain dans mes veines, ramollissant tous mes muscles. Puis la main tenta de glisser par la ceinture de mon pantalon. Je me redressai comme un diable.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Un cadeau d’aurevoir. Tu… Ce n’est pas… Je veux dire, tu veux qu’on s’embrasse avant ?
Je me sentis contrite devant son embarras et confuse de ne pas l’avoir vue venir. Après tout, elle avait bien eu une relation avec Rita sous les douches de l’école militaire. Je répondis :
— Euh… non.
— Excuse-moi. Comme tu disais tout à l’heure qu’Héloïse et Sadjia ça t’avait excitée.
— Oui…
— Et t’es pilote, t’aime ça, non ?
Finalement, malgré l’après-midi passée ensemble, les préjugés refaisaient surface malgré eux. Je me justifiai encore une fois :
— C’est de savoir qu’elle prenait du plaisir qui m’a un peu émoustillée, d’imaginer ce qu’elle ressentait, mais je ne suis pas attirée par le contact des corps.
— Désolée, je me sens conne.
— Pas grave. C’est moi qui suis désolée si tu t’es fait des idées.
Je me levai, il était de toute façon temps de rentrer. Elle se leva aussi et dansa d’une semelle sur l’autre. Je posai ma main sur son bras nerveux et lui fis la bise. Je levai le nez vers le regard qu’elle cachait derrière ses cheveux.
— Ça va aller ?
— Ouais. Je suis juste trop mal à l’aise.
Voulant briser la glace, je posai un baiser très rapide et sec sur ses lèvres.
— Tu restes ma meilleure pote.
Elle sourit, puis je pris la porte.
Assise dans le train hypervitesse, je reposai mes yeux en repensant à ce qui aurait dû être une évidence. Ce n’était qu’une amitié au service militaire, mais l’éloignement avait fait changer sa perception des choses. Évidemment, mes récits de pilote lui laissaient supposer une amie sexuellement épanouie. Certes je l’étais, mais en solitaire. Au-delà de cette surprise, ça m’angoissait qu’elle eût autant de sentiments pour moi. Parce que si je mourais, elle serait la première à me pleurer, et ça me faisait mal de l’imaginer. Pour la première fois, l’idée de périr en mission me glaça le sang.
Le bus m’amena de la gare centrale de Luxembourg jusque dans les arrondissements Est. La nuit, riche de ses lumières colorées, m’aida à chasser mes idées sombres. Lorsque je descendis et vis les portes du Régiment, je n’y pensai plus. Je savais pourquoi j’étais faite, et j’avais hâte de découvrir mon unité. Je pénétrai dans l’immense bâtiment, longeai les couloirs pour la dernière fois, retrouvai l’odeur chaude des corps endormis dans ma chambre. Sans un bruit, je me déshabillai, pliai mes vêtements civils, puis me couchai, fébrile. Demain, mon avenir changeait à tout jamais. Je brûlais à l’idée de piloter en conditions réelles. Je priais pour que l’unité nous acceptât bien. Inquiétude et impatience emmêlèrent mes pensées jusqu’à ce que je m’endormisse.
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