51. Rebelote

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Dernier réveil au régiment, dernier petit-déjeuner. Nous embrassâmes une à une nos amies.

— Bonne chance, nous dit Caitlin. Revenez en vie.

— On va essayer, promis-je.

Sadjia apostropha Héloïse et lui dit :

— Si tu reviens en vie, t’as le droit à un cadeau.

Elle se voulait mystérieuse, et je fis celle qui ne compris pas l’allusion. Héloïse lui répondit :

— Alors, obligée, je reviens.

Kirsten, Sadjia et Caitlin rejoignirent le vestiaire. Nous montâmes d’un étage pour récupérer nos sacs, puis longeâmes les dortoirs des femmes jusqu’à retrouver le hall.

— Je n’aime pas les aurevoirs, confia Héloïse.

— C’est ce qui rend les retrouvailles meilleures, philosopha Kylie.

Je chaussai les lunettes noires achetées à notre retour, puis menai tout le monde à l’extérieur. Un vent chaud et sec soufflait entre les immeubles de Luxembourg. J’humai les odeurs urbaines tout en marchant, pour me composer un souvenir qui durerait tout le voyage.

Le bus nous déposa au spacioport. Les Carcajous Maudits étaient déjà arrivés. Malheureusement sans Horvath pour nous déballer sa saucisse. C’était étrange, j’aurais été heureuse de le voir vivant et grivois. Beck s’exclama :

— Elles se multiplient ! C’est merveilleux !

Héloïse et moi acceptâmes l’étreinte chaleureuse de chacun de nos camarades. Muller glissa à Kylie :

— Vous êtes bien jolie pour une pilote.

— Merci. Parce que les pilotes sont moches, d’ordinaires.

— C’est ce qu’on nous avait fait croire. Le sergent Congelo nous a déjà prouvé que ce n’était pas le cas. Et d’où nous vient ce joli accent hispanique ?

— Empire d’Amérique.

— Ah ! Si ! Hace que America sea grandiosa de nuevo !

— C’est à peu près ça, pouffa Kylie.

— Mais il y a aussi des garçons bien jolis pour des Carcajous, plaisanta Héloïse.

Les inséparables Beck et Muller entreprirent de présenter les remplaçants de Jonas et Horvath. Puis je présentai Mercedes qui restait froide de stress à l’inverse de Kylie qui se révélait avenante. La chaleur de l’accueil la surprenait.

Le lieutenant Conti s’avança vers nous

— Heureuse de vous revoir, les filles.

— Merci, mon lieutenant, répondîmes Héloïse et moi.

— Et la bienvenue à vous. J’espère que vous vous intégrerez bien. Le sergent Fontaine et le caporal Carlier ont déjà bien domestiqué les sauvageons que vous voyez. — Les hommes protestèrent. — Notre navette nous attend.

Mourat ouvrit la marche. Comme à notre dernier décollage, ce fut sous un soleil lumineux et chaleureux que nous répétâmes la scène. Nous posâmes nos sacs sous la travée centrale et nous installâmes dos aux parois. Il y avait une sensation de déjà vécu me rendant beaucoup plus sereine. La navette s’élança sur la piste, se leva dans les airs, puis commença l’ascension doucement, jusqu’à ce que soudainement nous nous retrouvions écrasés les uns contre les autres.

— Ton épaule m’avait manqué, plaisanta Saïp à l’attention de L’Iroquois.

— Je n’ai même pas eu le temps de profiter d’être loin de toi. C’était trop court.

— À d’autres ! Y en a une qui t’aurait manquée.

L’Iroquois grogna une réponse, puis la navette stoppa son accélération. L’air ne bruissa plus et nous nous sentîmes légers dans nos harnais.

— C’est mon passage préféré, sourit Kylie à Mercedes. Je kiffe trop l’impesanteur.

L’Espagnole se contenta d’opiner, le visage fermé. Notre pilote navigua vingt minutes jusqu’au croiseur. Conti se leva sitôt la secousse d’arrimage passée, empoigna son sac et ordonna :

— Vous connaissez le chemin

Nous nous détachâmes, puis nous saisîmes de nos sacs avant de dériver les uns derrières les autres dans la passerelle. La pesanteur artificielle du croiseur nous invita à poser les pieds. Puis nous suivîmes le flot le long du corridor identique à celui du Gulo Gulo. Nous retrouvâmes un dortoir similaire, et chacun pris sa place habituelle, comme si rien n’avait changé. Je choisis donc le premier lit en hauteur côté porte. Voyant Kylie et Mercedes hésiter à se répartir avec les hommes, je suggérai à Saïp :

— On pourrait faire un côté fille, un côté mec.

Mourat qui entendit ma suggestion siffla.

— Les deux premiers lits sont pour les ESAO.

Je me décalai à la place de Saïp, et les deux nouvelles purent prendre les couchettes côté porte. Mourat ajouta :

— Rencontre avec l’équipage à midi. Je vais prendre la température sur le pont de commandement, soyez sages.

Il sortit de la pièce tandis que nous rangions nos affaires et nos uniformes dans nos casiers. Il ne fallut pas deux minutes avant qu’un des deux nouveaux ne s’approchât et nous sourît avec un air lubrique.

— J’ai hâte de vous voir en tenue de combat.

— Elles sont au hangar, répondis-je sèchement. Tu peux aller les voir.

— Je veux dire votre tenue pour piloter.

Je ne répliquai pas. Saïp lui dit :

— T’oublies ton briefing.

— C’est bon ! Faut pas faire ce métier si tu ne veux pas qu’on te dise ce genre de truc. Moi, en tout cas, ça m’excite.

Il tourna autour de nous, se massa l’entrejambe. Soudain Kylie lui envoya un coup de pied dans la main, écrasant les bourses qu’il tenait. Il tomba à genoux, incapable de parler et elle lui dit :

— C’est bon ! Faut pas dire ce genre de truc si tu ne veux pas t’en prendre dans les couilles. Moi, en tout cas, ça m’excite.

Il mit un peu de temps, tout rouge, à gémir :

— Putain ! T’es conne !

L’Iroquois le saisit par le col et le tira vers la couchette qui lui était attribuée.

— Le major a dit de rester sage.

Le second nouveau ne prononça pas un mot. Kylie me dit :

— Méthode américaine.

— Pour une fois que la méthode américaine est efficace, sourit Mercedes.

Saïp et Kirsan se racontaient leurs quelques jours de permission, faisant barrière entre nous et les autres. J’entendais juste quelques bribes de conversation des Carcajous qui expliquaient au nouveau combien de fois ils devaient la vie à une fille dans un exosquelette. Héloïse disait que le nouveau avait voulu épater la galerie, et qu’il allait vite changer de comportement. Moi je trouvais qu’il avait une tête à claque, pas le genre que frôler la mort fasse mûrir. Les nouveaux avaient à peine dix-huit ans, et n’avaient encore jamais été sur le terrain. De toute façon, les Carcajous Maudits, c’était une première ligne, on n’y envoyait pas les gens expérimentés. Ceux qui restaient, étaient anciens par leur fidélité à la fratrie qui se créait. Et ils acceptaient les petits derniers comme des petits frères à éduquer. Après tout, on ne choisissait pas sa famille.

L’effet était différent entre corps d’armée, et les présentations s’en sentirent au mess. La barrière de l’uniforme y jouait pour beaucoup. Nous étions en treillis couleur cendre, bérêt sur la tête, arborant l’emblème de l’unité sur l’épaule. Ça roulait un peu des épaules comme des cowboys, même moi, je me sentais fière d’être des leurs. Nous étions dix-sept, l’équipage était de huit, dans des costumes droits et impeccables et ils ne portaient pas de couvre-chef. Leur infériorité numérique évita toute velléité. L’enseigne de vaisseau qui les dirigeait était au grade équivalent de celui du lieutenant Alessia Conti. Du coup, il n’y avait pas d’ascendant à bord, et l’ambiance était moins nauséabonde qu’à mon premier vol. Les soupçons de viols de la pilote ou de la gynécienne qui avaient précédé Héloïse et moi ne venaient pas envenimer les échanges de regards, puisque l’équipage n’était pas le même. Toutefois, la distance s’en ressentait. Les trois seules femmes n’avaient par ailleurs pas l’air de vouloir se laisser séduire par ces ruffians de l’infanterie. J’étais au beau milieu de ces ambiances qui coloraient les histoires de mon père, ça me plaisait beaucoup.

L’après-midi, après le passage en trou de ver, les filles et moi retrouvâmes les hangars où patientaient nos trois exosquelettes près de l’unique transporteur. Je m’exclamai :

— Ils ne sont pas majestueux, tous les trois ?

— Tu veux une réponse ou c’est une affirmation ? sourit Kylie.

— Je suis déjà super impatiente d’être à l’intérieur.

— Moi aussi.

— Comment vous faites ? demande Mercedes. Moi, la journée d’hier m’a donné envie de repos.

— Ce doit être l’âge, se moqua Héloïse.

— Dis que je suis vieille.

— C’est toi l’aînée.

— T’as quel âge ? questionna Kylie.

— Vingt-quatre ans.

— J’aurais parié un peu moins. C’est qui après.

— Moi, répondit Héloïse. Vingt-et-un, j’ai commencé l’armée très jeune, alors c’est moi la plus expérimentée.

— Dix-neuf, répondis-je au regard de Kylie. Et toi ?

— Dix-huit.

— T’es la plus jeune ? s’étonna Mercedes. J’aurais parié plus.

— Je vais le prendre comme un compliment.

— Oui, je veux dire, tu fais mâture.

— La guerre, ça fait vieillir. Je vais rattraper Clarine. Le premier septembre.

— T’es née le premier septembre ?! s’exclama Mercedes. Moi aussi !

Kylie lâcha un cri suraigu. Le transporteur s’ouvrit, et le lieutenant Conti en sortit, le visage un peu moite. Je plissai les yeux pour deviner au fond de la barge la silhouette caractéristique de l’Iroquois.

Héloïse se mit au garde à vous, alors nous nous sentîmes obligée de l’imiter. Elle s’approcha et s’adressa à Kylie.

— On m’a rapporté l’incident avec l’Anglais.

— Je…

— Vous avez bien fait. — Les épaules de Kylie s’affaissèrent de soulagement. — Vous m’ôtez le besoin de faire un rappel moins de vingt-quatre-heures après que je leur ai dicté les règles des relations homme-femme. Stressées ?

Son menton désigna nos ESAO.

— Un peu, reconnut Kylie.

Conti me regarda et conclut :

— On se voit demain après-midi pour l’avant-briefing.

— A vos ordres, répondis-je.

Elle s’éloigna et Héloïse me mit un coup de coude en me charriant.

— Un tête-à-tête avec le lieutenant.

— Ça restera un tête-à-tête, pas un tête-à-cul.

La porte de sortie se ferma et alors je lançai à haute voix :

— Tu peux sortir, l’Iroquois !

L’homme à la crète quitta l’habitacle, salua de la main, puis décida d’approcher lorsque j’insistai :

— Viens avec nous.

— Attention, se moqua Héloïse, t’es entouré que de filles, tu ne dois pas avoir l’habitude.

— C’est surtout que si je reste longtemps avec vous, il va y avoir des rumeurs.

— Les fameuses rumeurs des croisières militaires, sourit Héloïse. Comme celles qu’il y a entre toi et le lieu…

— Le chaland est opérationnel, l’interrompit-il.

— Sûrement ! Ça a dû être un check-up complet, ris-je.

— Tout à fait.

Il s’éloigna sur un sourire entendu. Alors Héloïse déballa tout ce qu’elle savait de la relation à peine dissimulée entre notre officier supérieur et L’Iroquois. Kylie était friande de cancans, et je trouvai une ambiance presque trop féminine à mon gout, si bien que je rejoignis les hommes assez rapidement.

Le soir venu, nous retrouvâmes nos habitudes. L’Iroquois commenta la couleur de ma culotte, avant de s’intéresser à la lingerie de Kylie, puis les lumières s’éteignirent les unes après les autres. Enfoncée sur la couchette, bercée par le ronron familier du croiseur, je m’endormis comme un bébé.

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