57. Méprise filiale
Je dormis bien, rêvant de combat sur le lac d’azote gelé, la silhouette argentée de Cendrillon II en arrière-plan. Le lieutenant Conti s’était couchée après nous mais s’était levée la première. L’ouverture de la porte me tira du sommeil. La vessie pleine, et l’estomac affamé, je descendis doucement l’échelle, et enfilai mon pantalon. Kylie murmura :
— Attends-moi, faut que j’aille pisser.
Je me chaussai dans le noir tandis qu’elle revêtait son uniforme et je l’attendis. Lorsque nous fûmes dans le couloir, nous le traversâmes directement pour arriver dans les toilettes :
— Merci. Je n’avais pas envie de sortir seule et de croiser le major Ducon.
— Ça marche. Tu manges avec moi ?
— Ouais.
L’étape WC terminée, nous gagnâmes le mess. Le réfectoire n’était occupé que par une table de techniciens de la marine. Le lieutenant Conti avait disparu avec son plateau dans la pièce réservée aux officiers supérieurs. J’approchai des légumes et céréales. Les pas des pilotes de l’armée de l’air résonnèrent dans le couloir et le boute-en-train qui nous avait fait barrage la veille plaqua son plateau contre le mien et me charria :
— Alors ? On a fait connaissance avec la fougue du major ? On a fait crac boum hue ?
J’entrouvris la bouche et pris une voix suave un peu salope.
— Ouais. Il m’a fait sauter sur ses genoux en chantant à dada.
Kylie pouffa de rire tandis que le visage de mon interlocuteur marquait la surprise. Mon père arriva derrière moi, m’embrassa sur la tempe et intervint :
— C’était le bon temps. Tu as bien dormi, ma chérie ?
— Ma chérie ? ! s’exclama un mec. On l’a perdu ! Préparez vos costumes, les gars, il y a du mariage dans l’air ! Le major Fontaine va épouser une pilote d’ESAO !
Ils s’esclaffèrent tous. Mon père secoua la tête et haussa les épaules en me regardant. Kylie leva les yeux au ciel puis se servit. Alors que je m’éloignais, le premier me rattrapa en prenant une voix caverneuse et cérémoniale.
— Major Fontaine, voulez-vous prendre pour épouse le sergent Congelo, ici présent.
— Sergent Fontaine, ça sonne mieux, lui dis-je un peu agacée.
— Alors c’est officiel, tu vas l’épouser ? Il te baise un soir, tu l’épouses ?
Il éclata de rire. Mon père se glissa entre lui et moi et fronça les sourcils.
— Je crois que c’est interdit.
— Le mariage entre corps d’armée ? pouffa le gars.
— Non le…
— Laisse tomber, dis-je à mon père. Moins vite il va comprendre, plus ça sera rigolo.
Il n’entendit pas mes mots, trop occupé à glousser. Mon père me sourit affectueusement, puis demanda :
— Tu manges à notre table ?
— Je n’en sais rien.
— J’ai envie de passer la moindre heure à bord avec toi. Dans quelques jours, qui de nous sera encore en vie ?
J’opinai, émue, et alors que nous nous éloignions à la table où Kylie s’était installée, il ajouta :
— J’ai été peu présent. Et hier, je me suis dit : il nous reste peut-être quelques jours, et je ne connais pas la moitié de toi. Sinon je n’aurais pas été surpris de te voir débarquer.
Kylie sourit en comprenant le lien de parenté.
— Quoi ? demandai-je.
— Vous, les Européens !
— Quoi ?
— Toujours des histoires compliquées.
— Ce n’est pas compliqué, dis-je.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit ?
— Les Lionnes le détestent.
Le boute-en-train s’assit à côté de moi.
— Une fois n’est pas coutume, on vient manger à votre table. — Il passa sa main dans mon dos. — Pas de soutien-gorge ?
Je n’eus pas le temps de le frapper, mon père lui saisit le poignet avec vivacité et articula :
— Les blagues ça m’amuse. Mais pas touche, C-G ! Une femme ça se respecte !
— C’est une pilote ! — Mon père n’ajouta pas un mot, ses yeux suffirent. — Et ben ! Toi, quand tu tombes amoureux !
— Bon appétit, conclut mon père.
Je trempai ma cuillère dans les morceaux de fruits et me rendis compte que je vivais un rêve éveillé. Je me retrouvais au beau milieu des histoires de mon père. J’étais assise à côté de lui, je mangeais dans cet endroit qu’il m’avait décrit mille fois, à travers mille anecdotes. Je réalisais qu’à ma gauche se trouvait son acolyte depuis dix ans, le petit bleu qui à l’époque avait déféqué dans sa combinaison de vol. L’odeur était si insoutenable qu’il avait vomi dans son casque, l’obligeant à piloter à l’aveugle. Cette histoire avait marqué la gamine de dix ans que j’étais à l’époque. Je manquai de pouffer de rire et je demandai :
— C’est toi Caca-Glorieux ?
Toute la table éclata de rire. Son visage blêmit et il hurla après mon père :
— Putain ! T’as pas raconté ça ! Pas à une pute à ESAO ?
— Faut croire que si, dit calmement mon père.
— Je compatis, dis-je.
— Putain ! Merde ! Ce qui se passe dans l’escadrille, reste dans l’escadrille !
— Ça va, soupira mon père. Tout le monde la connaît ton histoire.
— Pas moi, dit Kylie.
— Il y a dix ans, commençai-je. Il a été pris en chasse par des Crustacés, c’était son premier vol en mission et le repas est mal passé…
— Stop, elle n’a pas besoin de savoir, m’interrompit Caca-Glorieux.
— On est tous pilotes, on est dans le même camp, me défendis-je. Ça se trouve demain, on est tous morts. Ça peut arriver à n’importe qui de se chier dessus après une manœuvre à plusieurs G. De toute façon, mon frère l’a raconté à tout le collège, à l’époque, donc ton histoire elle est super connue.
Le pilote assis face à moi et mon père, tapa de la main sur le plateau et nous désigna, faisant sursauter Kylie.
— J’ai compris ! J’ai compris ! J’ai compris qui tu es !
Son voisin de droite nous observa, s’aperçut que nous avons les mêmes yeux clairs et soupira :
— On est trop cons !
— Quoi ? s’agaça Caca-Glorieux en tourant les paumes au plafond.
— Ben ouvre les yeux !
Je reculai les épaules contre mon père en me tournant vers C-G. Le pilote à côté de Kylie, insista :
— T’as jamais vu sa photo ?
Il fronça les sourcils, il venait de deviner mais il ne voulait pas y croire.
— Clarine ?
— Je n’ai pas les yeux de mon Papa ?
— Mais t’es à l’école des officiers…
— Je me suis fait déclasser pour pouvoir piloter.
— Je suis désolé, Bastien.
Mon père haussa simplement les épaules en interrogeant :
— Pour avoir dit qu’elle avait un joli p’tit cul ? Je suis fier de mes gènes.
Les filles arrivèrent à leur tour avec l’infanterie. Muller plaisanta :
— Y a du mélange, ça pique les yeux. Fais attention Congelo, n’attrape pas la connerie, c’est contagieux.
Les pilotes de chasse ne répliquèrent pas, attendant un signe de mon père. Du coup, Muller fut décontenancé par le manque de répondant et personne n’osa surenchérir. Héloïse s’approcha de nous avec son plateau, pensant que nous étions importunées :
— Tout va bien, lieutenant ?
— Oui, souris-je. Je déjeune avec Papa.
Elle entrouvrit la bouche et inclina sans le vouloir son plateau. Elle voulut rattraper son bol de café mais il se reversa au sol, faisant éclater de rire la tablée de l’armée de l’air.
— Oh la conne ! Je ne vous avais pas reconnu en uniforme ! Désolée, major.
— On ne s’est croisés qu’une fois, lui dit mon père.
— Je vais chercher le robot nettoyeur, ou une serpillère, ou…
— Tape-là, indiqua un pilote.
Héloïse ramassa son plateau et alla taper à la trappe cachant le robot de nettoyage. Le petit automate circulaire orange sortit et Papa me demanda :
— Du coup, c’est ta gynétruc ?
— Oui.
— Mais t’es sergent ou lieutenant ? demanda Caca-Glorieux.
— Les deux, c’est très compliqué, me moquai-je. Si t’as un doute, tu lis ici.
Je désignai mon patch. Mon père me dit :
— Finis de manger, je te fais visiter le Lycaon-Pictus de la proue à la poupe, pont par pont. J’ai une histoire pour chaque section de ce vaisseau.
Le petit-déjeuner passé, il tint sa promesse, et nous terminâmes le tour du destroyer par les hangars où dormaient les immenses chasseurs. Nous nous assîmes dans la cabine du transporteur qu’il pilotait. Une fois les commandes expliquées : je lui confiais :
— J’en rêvais, d’une visite porte ouverte. Tu te rappelles les vidéos que tu nous montrais pour qu’on puisse voir où tu travaillais ?
— Oui.
— Là, y a l’odeur, le son… Plus besoin d’espérer faire une porte ouverte avec l’école.
— Visite interactive, sourit-il. Tu me fais visiter ton appareil ?
— Je te préviens, tu ne vas pas pouvoir t’asseoir dedans.
— Je me doute.
Il rit et nous parcourûmes le hangar en direction des ESAOS. La cloison était ouverte. Je nous arrêtai sur le Furet bleu marine.
— Voilà !
— Tu m’avais reconnu quand je t’ai arrimée ?
— Oui. C’est pour ça que je ne te répondais pas. J’avais peur que tu me reconnaisses.
— Je ne crois pas que je t’aurais reconnue. Pour moi, c’était tellement impossible. Et tu l’ouvres comment ?
— Avec la tablette d’Héloïse ou avec la télécommande.
Je fis coulisser la petite trappe de protection de l’intérieur de la cuisse et décrochai la télécommande, activant la lumière noire. Je déboutonnai mon treillis et tournai le dos à mon père pour passer le lecteur dans ma culotte. Il flasha le code invisible, et la sellerie descendit. Gêné, il me dit :
— Je n’avais pas besoin que tu la fasses descendre.
— T’en as déjà vu, tu sais comment ça marche.
— Je sais où vont ces deux trucs, et je n’arrive pas à t’imaginer…
— Ne m’imagines pas, je préfère.
— Non, mais t’es ma fille. De toute façon, on n’a pas envie de savoir que ce genre de chose rentre dans sa fille.
— Je suis aussi une femme. Et puis elles ne sont pas grosses.
Il observa l’intérieur et la tête du Furet. Visiblement il s’était plus souvent moqué des pilotes qu’intéressé à leurs exosquelettes. Je lui montrai où je mettais les doigts, lui expliquais comment les étriers suivaient le mouvement des jambes, comment les démultiplicateurs transmettaient les mouvements de la colonne vertébrale et donc du buste. Il découvrit que malgré l’aspect épuré j’étais dans un véritable cocon, où je réglais la température à ma guise et dans lequel je pouvais malgré tout m’hydrater. Il me confia le stress qu’il avait à me savoir au sol, il ne se leurrait pas sur le danger. Il défiait la mort depuis tant d’années, mais il en avait vu beaucoup tomber durant sa carrière.
Annotations