Chapitre 07- Ondes vibratoires

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Monde 1 : Terre

Justine

 Cela fait maintenant six jours que j'ai changé mes habitudes : je prends le bus plus tôt, bien décidée à ne plus jamais revivre la panique du jour de l'entretien. Les rues encore calmes à cette heure m'apaisent. Cette fois, j'arrive en avance, le cœur plus léger, et je franchis les portes du hall avec une nouvelle assurance. Je lance un sourire à l'hôtesse d'accueil, prête à affronter cette journée.

 Je fais un signe à quelques collègues en passant, puis valide mon badge d’entrée. Je m’approche de l’ascenseur et, sans hésiter, j’appuie sur le bouton du 10e étage.

 Il est à peine huit heures quinze, et j'ai encore du temps avant de commencer à neuf heures. Je décide de me diriger vers l'espace détente, un lieu accueillant avec des distributeurs de boissons, des friandises et des sandwichs. De grands réfrigérateurs et des micro-ondes sont à disposition, tout comme des tables et des chaises, aménagées pour encourager les échanges. Un coin cosy, avec des poufs et une petite bibliothèque, semble tout droit pensé pour se détendre avant une longue journée

 Cindy, la secrétaire d’Amélia, la responsable marketing, est déjà là, en pleine discussion avec une autre collègue. J’entre, les salue rapidement et me dirige vers la machine à café pour récupérer mon indispensable nectar noir du matin.

 — J’ai l’impression qu’il y a de l’eau dans le gaz entre le boss et Amélia, chuchote Cindy à l’oreille de sa voisine.

 — Ah oui ? ah mais c’est possible ! Je l’ai croisé ce matin, il avait l’air complètement à côté de la plaque ! Il m’a appelée Christine, tu te rends compte ? Christine de la compta ! Alors que je fais partie du groupe projets... s’indigne sa collègue.

 Je m'installe à deux chaises d'elles, savourant mon café tout en écoutant discrètement.

Puis Cindy se tourne soudain vers moi, l’air malicieux.

 — Hé, la nouvelle ! Toi qui vois le boss tous les jours, t’as pas des infos ? Amélia est impossible à déchiffrer. Tout ce que je sais, c’est qu’ils ne se sont pas vus cette semaine.

 Son regard brille, impatiente d’obtenir la moindre petite information croustillante.

 Je garde un sourire poli, tout en savourant mon café. Puis, avec un air faussement conspirateur, je me penche légèrement vers elles.

 — Vous voulez un vrai scoop ? J’ai entendu dire que le département RH prépare une enquête anonyme... pour identifier les champions du commérage. Paraît qu’il y a même un trophée à gagner. Vous devriez participer, non ? Je vous vois bien en tête de liste.

 Enfin ça, c’est ce que j’aurai aimé leur dire. La réalité est tout autre. Cela fait peu de temps que je travaille ici et je ne peux vraiment pas me le permettre. Surtout si je veux rester en bon terme avec mes collègues.

 — Ecoutez, cela ne fait pas longtemps que je suis là, alors je préfère garder certaines informations confidentielles et privées. Je ne voudrais pas perdre mon travail pour rupture de contrat, réponds-je avec un air faussement désolé.

 Ce n'était pas vraiment la réponse idéale, mais elles commençaient vraiment à m'agacer. Je finis ma tasse, la jette dans la poubelle, et leur souhaite une bonne journée en partant. Je les entends chuchoter derrière moi. Tant pis. Tant que je suis loyale envers Monsieur Walker, c'est tout ce qui compte.

 Je m'installe à mon bureau, heureuse de retrouver mon travail. J'adore ce que je fais. En tant que secrétaire de direction d’Ethan Walker, mon rôle est d'assurer que tout l’administratif fonctionne sans accroc. Je gère son agenda, organise ses rendez-vous et réunions, et planifie ses déplacements.

***

 La journée touche à sa fin, et je termine mon dernier appel client quand soudain, la porte du bureau de mon patron s'ouvre. Je l'ai à peine vu aujourd'hui. Je l'ai seulement croisé brièvement à midi en lui apportant son déjeuner, puis il s'est enfermé dans son bureau sans en ressortir depuis.

 Il n'a pas son air habituel. D'ordinaire, à la fin de la journée, il est certes un peu fatigué, mais toujours posé et plutôt avenant, comme s'il avait hâte de rentrer chez lui. Mais ce soir, son visage est pâle. Il a l'air abattu. Pour couronner le tout, il porte discrètement à ses lèvres une petite fiole d'alcool, qu'il sort de la poche intérieure de sa veste. Sacoche dans une main, une bouteille dans l'autre, Ethan Walker n’a plus rien du chef d'entreprise sûr de lui. Cette transformation me fait frissonner. Son aura s’est ternie. Je ne sais pas ce qu’il se passe dans sa vie, mais il n’a pas l’air bien du tout.

 — Tout va bien, monsieur ? m'entends-je dire, hésitante.

Il ne répond pas à ma question. Il s'arrête devant mon bureau, ses yeux brûlant d’une étrange lueur. Sans même me regarder, sa voix grave résonne :

 — Annulez tous mes rendez-vous de demain, dit-il. Et assurez-vous que le dossier Wender soit prêt dès la première heure pour le service marketing. Je suivrai l’évolution depuis chez moi.

 — Je le donne directement au responsable marketing ? Jusqu’à présent, c’était vous qui…

 — Faites-le. Ce dossier est capital. Ne traînez pas, répond-il d’un ton sec.

 — Très bien. Je m'en occupe.

 Je fronce les sourcils, surprise par sa brusquerie. En six jours, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour connaître mes collègues, mais c’est la première fois qu’Ethan Walker me parle ainsi. Une sécheresse inhabituelle, qui me laisse une drôle d’impression. Est-ce que cela va devenir une habitude ?

 Je repense à Cindy ce matin. Elle avait raison : Ethan n’est pas dans son état normal.

 Je sais déjà que je vais devoir rester tard pour finaliser le dossier Wender. J’appelle rapidement mon ex-mari pour qu'il récupère notre fille à l’école. Une heure plus tard, tout est bouclé, le dossier est prêt. Il ne me reste qu'à le déposer sur le bureau d'Amélia.

 Un frisson me parcourt. Je vais la revoir.

 Je l'ai croisée à plusieurs reprises depuis mon arrivée à l’entreprise, mais sans jamais avoir l'occasion d’échanger avec elle. Cette femme m'intrigue beaucoup trop. Je dois en savoir plus sur elle et j’espère y arriver ce soir.

 Je rassemble mes affaires, éteins les lumières de l’étage, et entre dans l’ascenseur. Le bourdonnement des câbles accompagne ma montée d’adrénaline. Lorsque la porte métallique s’ouvre, l’air me semble presque plus lourd. C’est la première fois que je découvre les bureaux de ce service. Un immense open space se déploie devant moi. Mes pas résonnent légèrement sur le sol lustré. Le contraste entre la lumière des néons et l’obscurité des coins inoccupés me donne un étrange sentiment de vide.

 Je ne peux m’empêcher de sourire en voyant les espaces de travail. Chaque bureau est un petit univers. Des pots de plantes, des photos de famille souriant aux écrans d’ordinateur, et des bibelots en tout genre décorent les surfaces. Ici, un globe terrestre en bois, là, un chat porte-bonheur agite sa patte en plastique, et plus loin, tout un assortiment d’accessoires bureautiques roses. Malgré l’absence de vie humaine, l’endroit est empreint de personnalités. Je sens presque la présence des employés à travers ces objets. Ce cadre de travail doit rendre les longues journées plus agréables, plus vivantes.

 Le dossier sous le bras, je m’efforce de retrouver mes repères dans ce labyrinthe. L'open space, habituellement vibrant d’activité, est maintenant plongé dans une atmosphère presque fantomatique. Seules les lumières vertes des panneaux de sortie de secours éclairent les lieux, créant des ombres mouvantes sur les murs. Mon malaise grandit à chaque pas. Je sens mon cœur s’accélérer légèrement, et l’air semble plus froid, plus épais. Mes mains se crispent autour du dossier, comme si ce simple geste pouvait me donner un peu de courage.

 Puis, j’entends un éclat de voix. Je m’arrête net, le souffle court, mon estomac se contracte. J’écoute attentivement, mais je ne vois rien. Juste ces ombres dansantes autour de moi. J’avance lentement, sur la pointe des pieds, chaque pas résonnant dans le silence étouffant. Je ne peux pas reculer maintenant. Je dois déposer ce dossier, quoi qu’il arrive.

 Finalement, au loin, je vois une lumière. Le bureau de la responsable marketing est allumé, baignant la pièce dans une lueur pâle. Je me rapproche et distingue clairement des voix. Une dispute. La voix d’Ethan Walker me parvient distinctement, forte, presque tranchante. Il est là, adossé à l’encadrement de la porte, son corps tendu, comme prêt à exploser. En face de lui, Amélia, figée au milieu de la pièce. Je comprends rapidement ce qui se passe. Alors, pour ne pas être vue, je me cache derrière un bureau, accroupie. Je retiens mon souffle, mon cœur bat si fort que j'ai l'impression qu'il résonne dans toute la pièce.

 L’air semble soudainement plus lourd, presque oppressant. Puis, une douleur fulgurante me transperce la poitrine. Je suffoque. Mon souffle devient saccadé, comme si l’air me manquait. Je plisse le front de douleur et je sais d’où ça vient. Ce n’est pas ma souffrance… c’est celle d’Ethan. Je me suis connecté à lui… Ah ! ce satané don. Je perçois à présent son agonie. C’est comme si son désespoir s’infiltrait dans chaque fibre de mon être.

 Je ferme les yeux, et essaie de reprendre le contrôle de mon souffle. Ce n’est qu’une fois qu’Ethan quitte la pièce que je me sens libérée, la pression s’évapore peu à peu.

 Je me relève doucement, mes jambes tremblantes sous l’effort. Je réajuste ma jupe, prends une profonde inspiration, et avance vers le bureau. Amélia est encore là, immobile, ses grands yeux remplis de larmes prêtes à déborder. Pourquoi se sont-ils disputés ? Une pensée fugace traverse mon esprit, et je me rappelle ce que j’avais vu lors de mon entretien d’embauche. Ce couple dans le bureau, Amélia sortant juste après… Est-ce qu’Ethan a découvert la vérité ?

 Non, je dois arrêter de penser à cela. Ce ne sont pas mes affaires.

 — Je vous dépose le dossier Wender sur votre bureau, madame, dis-je doucement, presque d’une voix tremblante.

 Elle ne réagit pas. Comme si elle ne m’avait pas entendue. Puis, sans un mot, elle sort de la pièce en frôlant mon épaule. Ce contact, aussi léger soit-il, déclenche en moi une décharge électrique. Un frisson remonte de mes pieds, serpente le long de ma colonne vertébrale, et explose à la base de mon crâne. Jamais je n’ai ressenti une telle intensité.

 Je la regarde s’éloigner, incapable de détacher mes yeux d’elle, jusqu’à ce que les portes de l’ascenseur se referment.

 — Ce n’est pas possible… elle ne peut pas avoir un taux si élevé, murmuré-je, encore secouée.

***

 — Maman !

 Les yeux perdus dans le vide, ma cuillère de soupe suspendue devant ma bouche, je suis très loin d'ici, je pense à ce que je vais bien faire pour connaitre un peu plus Amélia.

 — Mamannnn !

 La voix stridente de ma fille me sort de ma rêverie.

 — Oh, pardon ma chérie, désolée. Tu voulais quelque chose ?

 — Ze peux aller chercher mon dessert ? Z'ai fini toute ma soupe !!

 Elle brandit son assiette vide sous mon nez.

 — Bien sûr, ma belle ! Vas-y ! Et s'il te plaît, peux-tu appuyer sur le bouton du chauffage de la cave ?

 La cave est la partie la plus froide de la maison, et cet interrupteur permet de mettre en route le chauffage du sous-sol. Étant à côté du réfrigérateur, là où ma petite Cloé va pour se chercher un yahourt, il est facile pour elle de s’exécuter.

 — Oh !! Maman ! Tu vas faire de la magie ? s’exclame-t-elle tout en appuyant sur le bouton.

 Je souris aux mots innocents de mon enfant.

 — Ce n'est pas de la magie, ma puce, mais un jour, je t'apprendrai.

 — Oh oui, maman ! Moi aussi ze veux faire du pédule !!!!

 — Pendule ! la repris-je en riant.

 Nous terminons toutes les deux le repas dans la bonne humeur, puis je couche mon petit trésor.

Une fois toutes mes tâches terminées, je descends enfin les marches en béton de la cave. Déjà, une douce chaleur m’enveloppe, accompagnée du parfum envoûtant de l’encens. Arrivée sur la dernière marche, un sourire se dessine sur mon visage et d'une voix claire, je m'exclame :

 — Alexa, allume la lumière de la cave !

 Instantanément, l’une de mes parties préférées de cet espace prend vie. À mes mots, l’assistant connecté allume toutes les petites lumières réparties aux quatre coins de la pièce : une lampe près du guéridon, des appliques en forme de bougies encadrant la bibliothèque, et d’autres encore, diffusant une lumière douce et chaleureuse.

 Ici, je suis dans mon élément. J'ai décoré cette pièce avec une attention toute particulière : un zeste d'ondes positives, un soupçon de connaissances et une pincée de "magie", comme aime tant le dire ma fille.

 Avant mon divorce, cette petite pièce avait été aménagée par mon ex-mari comme une garçonnière. Il y regardait des matchs de foot avec des amis sur un grand écran plat dernier cri, il avait installé un bar et, bien sûr, un immense billard américain trônait en plein milieu. Il y passait des soirées entières. Mais depuis, fort heureusement pour moi, tout a été mis à mon goût. C'est mon refuge, mon cocon.

 Sur la droite se trouve un espace de méditation avec, en son centre, un grand tapis rond représentant une fleur de vie et un pentagramme. Aux murs, des étagères remplies de livres de toutes tailles et de toutes époques. En face, trône une petite table ronde entourée de quatre chaises.

 Tout est conçu pour favoriser la méditation et la concentration. C’est un lieu qui me permet de me laisser libre d’utiliser entièrement mon don, l’art de faire vibrer mon énergie, et à explorer d’autres plans, au-delà du terrestre, notamment à travers le voyage astral.

 Dans cette pièce, j’ai rassemblé toutes mes recherches, mais aussi les livres de famille transmis de génération en génération. Ces ouvrages contiennent des carnets de notes, des journaux intimes de mes ancêtres. J’y découvre leurs réflexions, leurs découvertes, et leurs expériences sur Terre. Je les utilise avec soin. Ces petits grimoires sont les véritables trésors de notre lignée.

 Je m’installe ensuite sur la chaise de la table ronde. Je sors d’un tiroir ma planche de radiesthésie, dédiée aux ondes vibratoires. J’hésite un instant, puis choisis un pendule en bois d’if parmi ma collection, et je me concentre.

 Tout sur Terre émet des ondes : un fruit, un lieu, un animal, un humain. Chaque élément possède sa propre vibration. Ma planche, en forme de demi-cercle, est divisée en plusieurs segments représentant les valeurs vibratoires de 0 à 18 000 Bovis, par tranches de 500. Elle est scindée en trois parties : le physique (de 0 à 9 500), l’énergétique (de 10 000 à 14 000), et le spirituel (de 14 500 à 18 000). Un humain, en moyenne, se situe entre 8 000 et 9 500. En dessous de 6 500, il peut y avoir des signes de maladie, tandis que des valeurs élevées suggèrent des capacités spirituelles hors norme.

 Je tiens mon pendule entre le pouce, l’index et le majeur. Il reste immobile, la pointe centrée sur la planche, attendant ma demande. Je ferme les yeux et me concentre. J’inspire profondément par le nez, puis expire tout l’air par la bouche. Je répète ce processus plusieurs fois pour canaliser mes pensées vers Amélia, visualisant clairement nos moments partagés.

 Quand je me sens prête, je lui parle mentalement :

Mon cher pendule, mon fidèle compagnon, montre-moi qui est Amélia. Indique-moi la valeur de ses ondes vibratoires.

 D’abord hésitant, le pendule commence à bouger lentement, oscillant d’avant en arrière, avant de tourner sur lui-même. Ses mouvements gagnent en intensité, comme attiré par une force invisible. Mon regard reste fixe, impassible. La pointe du pendule se dirige inexorablement vers l’extrémité droite de la planche, c’est-à-dire, la zone des 18 000 Bovis, une valeur réservée aux yogis spirituels.

 Alors que je pense que l’expérience est terminée, le pendule continue, s’insinuant juste sous la limite des 18 000. Je suis sans voix. Le taux vibratoire d’Amélia n’est même pas calculable. Je répète l’opération, et le résultat est toujours le même.

 — Mais qui es-tu vraiment, Amélia ?

 Cette petite expérience me laisse perplexe, car non seulement elle ne répond pas à toutes mes questions, mais elle m'en suscite désormais bien plus. Pour ne pas perdre le fil de mes pensées, je décide à mon tour de commencer un carnet où je consigne tous mes doutes, mes ressentis et les faits.

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