Chapitre 14 - Tellus- L'arche

8 minutes de lecture

Monde 3 : Tellus

Code U-MP12

 Devant la fenêtre, sous un ciel uniformément gris et chargé de nuages, le colonel Spencer contemple le paysage morne. Le soleil n’a pas percé cet épais voile depuis plus de trois décennies, un tableau devenu quotidien sur cette planète où la lumière naturelle s’éloigne de plus en plus. Son esprit s’égare vers des souvenirs d’enfance, quand il partait pêcher avec son grand-père, en culottes courtes, profitant du soleil estival et d'un air autrefois pur. Aujourd’hui, les étés se résument à porter des manteaux d’hiver et à marcher dans la brume polluée. Avec la retraite qui approche dans quelques semaines, il pressent une existence morne et monotone, sans éclat ni chaleur.

 Soudain, une sonnerie de téléphone interrompt ses pensées. La tonalité de l'appareil est si particulière qu'avant même de se retourner, il sait : rien de bon ne sort jamais de ce téléphone rouge. Une goutte de sueur froide coule le long de sa tempe. Les mains moites, il saisit le combiné.

 — Ici le Général McAllan, Code U-MP12.

 À ces mots, le colonel passe immédiatement à l’action. Il active deux interrupteurs dissimulés sous le bureau. Le premier coupe la caméra de surveillance et verrouille la porte d’entrée, tandis que le second allume un voyant dans le bureau de sa secrétaire, signalant qu’il ne doit pas être dérangé. Désormais, seul le téléphone rouge pourra conserver une trace de cet appel.

 Il n’en connaît pas encore les détails, mais il en devine l'ampleur grâce au "U" du code, qui indique l'urgence, au "MP" pour mondes parallèles, et au "12", correspondant à un niveau de gravité allant de 0 à 13. Dès que ce code est prononcé, il faut agir sans délai.

 — Colonel Spencer à votre écoute…

 — Une de mes équipes a enregistré un pic de fréquence vibratoire dépassant la moyenne sur plusieurs univers, leurs vibrations augmentent dangereusement. Mes agents n’ont pas encore découvert les raisons. Est-ce que, de votre côté, les vôtres ont eu connaissance de quelque chose d’anormal ?

 — Je n’ai pas eu de rapport présentant une anomalie. Je me renseigne tout de suite, mon Général.

 — Vous avez trente minutes.

 — Oui, mon Général.

 Sur cette planète, deux bases militaires sont dédiées aux recherches et expérimentations sur les voyages inter-dimensionnels. L'une est dirigée par le général McAllan, qui se concentre sur l'équilibre du multivers, tandis que l'autre, est sous la direction du colonel Spencer et est axée sur le développement des technologies de voyage entre les mondes.

 Hautement sécurisées, ces installations, ne sont accessibles qu'aux élites gouvernementales et militaires, avec leurs propres portails. Pour le reste du peuple, seuls quelques privilégiés, sous la plus haute surveillance ont accès à quelques portails placés à différents endroits du globe.

 À peine raccroche-t-il que le second téléphone sonne. Un jeune sergent l'informe qu'il doit se rendre immédiatement au bureau : Sarah et Greg ont trouvé une anomalie.

 Cela tombe pile avec ce qu’il doit faire. Spencer fronce les sourcils, remet en route la caméra et déverrouille la porte de son bureau. Il se lève, enfile sa veste et son képi, puis sort et se dirige droit vers sa secrétaire.

 — Gwendoline, je dois aller au bunker 14. Appelle mon chauffeur, s’il te plaît.

 Cette dernière passe un rapide coup de fil et annonce :

 — Il arrive.

 Elle se lève et s'approche du colonel pour ajuster sa cravate.

 — Que se passe-t-il, John ? Tu sembles bien tendu. Il y a un problème ?

 — Je ne sais pas encore, répond-il d'un ton sec.

 La froideur de sa voix, inhabituelle, inquiète Gwendoline, qui ne l'avait pas vu aussi nerveux depuis longtemps. Ils se dirigent ensemble vers le véhicule militaire qui les attend.

 La jeep file vers l’équipe spécialisée, installée dans un bunker souterrain à l'extrémité de la base militaire. Cette section, gardée par plusieurs soldats, n'est accessible qu'avec une habilitation. Même le colonel doit passer par le contrôle.

 Les soldats à l'entrée vérifient son badge et le laissent passer. Il arpente d'un pas vif les couloirs sombres du bunker, suivi de près par son chauffeur. Après avoir traversé plusieurs allées et escaliers, ils arrivent devant une petite porte métallique marquée des lettres M.P. Personne ne pourrait imaginer l'ampleur de la technologie dissimulée derrière. Spencer inspire profondément et pousse la porte.

 L'intensité électrique de l'ambiance le submerge. Les voyants des ordinateurs clignotent en alerte, et le bourdonnement des imprimantes et des claviers magnétise l’air. Des feuilles imprimées de tableaux, graphiques et calculs se succèdent à un rythme effréné. Greg pianote sur son clavier tandis que Sarah, le front plissé, suit les lignes de code qui défilent sur ses écrans. Elle jubile à chaque avancée. Soudain, elle lève la main, attend trois secondes, puis appuie sur la touche « entrée » avec un geste assuré. Un cri de joie lui échappe.

 — Yes !

 Elle bondit de sa chaise, manque de la faire tomber, et se tourne vers Greg, le sourire aux lèvres.

 — Je l’ai eu !

 Greg n'en revient pas et la prend dans ses bras, mais Sarah, gênée, se dégage rapidement pour se replonger dans son travail. Elle s'adresse ensuite à l'écran comme si les voyageurs clandestins pouvaient l'entendre.

 — Tu ne pensais pas être pris, hein ? Mais tu ne me connaissais pas encore !

 Elle continue de pianoter, le travail est loin d’être terminé. Si le code a été repéré et corrigé, les coordonnées restent à calculer, et seule une machine en a les capacités. Sarah imprime une liasse de documents, puis traverse la pièce. Elle échange un regard rapide avec Greg, qui lui fait signe d'avancer. Le cœur battant, elle se poste devant un mur gris équipé d’une console avec un scanner rétinien. Elle s’approche, et un faisceau laser balaie son œil droit. Un clic résonne, et une porte jusqu’alors invisible s’ouvre, révélant une vaste salle dont la hauteur sous plafond semble vertigineuse.

 Au centre trône l’ordinateur quantique, imposant et fascinant. Derrière son châssis transparent, se trouve un enchevêtrement complexe de circuits luminescents et de câbles s’entrelaçant comme les veines d’un organisme vivant. Cet instrument est capable de percer les secrets du multivers. Sarah, impressionnée, avance jusqu’à l’écran de contrôle, qui s’illumine au contact de ses doigts, puis entre l’algorithme complet. Quelques minutes suffisent pour que les chiffres défilent à une vitesse fulgurante, tandis que les graphiques projettent en temps réel les résultats des analyses. Finalement, deux coordonnées apparaissent, marquant l’emplacement de deux mondes distincts.

 Sarah récupère l’impression du résultat et la confie à Greg, qui fronce les sourcils en la parcourant du regard.

 — C'est étrange, je n'ai jamais vu ces coordonnées. Je ne me souviens pas les avoir déjà lues sur la liste des univers ayant accès aux portes multidimensionnelles.

 — Montrez-moi !

 La voix autoritaire de Spencer les fait sursauter. Le colonel s'approche d'un pas décidé, arrachant presque la feuille des mains de Greg. Son regard se durcit tandis qu'il lit les coordonnées, et son visage se fige. Un silence tendu s'installe, confirmant les craintes du général.

 — Vous connaissez ces mondes ? demande Sarah, la voix tremblante.

 — Pas encore, répond Spencer d'un ton grave. Cependant, l'équipe du général a fait une découverte. Ils ont enregistré des données susceptibles de provoquer des répercussions graves sur notre univers. Il m’a demandé si vous aviez détecté une quelconque irrégularité. Et d’après ce que je peux voir, il se peut que nous l’ayons trouvée.

 Il se tourne vers Sarah et Greg, ses yeux brillants d'une intensité inquiétante.

 — Sarah Lang, Grégoire Torez, vous partez demain matin pour enquêter sur place. Ces mondes ne sont pas censés posséder la technologie permettant de voyager ainsi. Vous devez découvrir qui est derrière cela, et avec quel équipement.

 — Quoi ? Vous voulez dire que nous allons traverser le portail et enquêter ? Mais… nous ne sommes pas des militaires ! proteste Sarah, les yeux écarquillés.

 — On n'est pas entraînés pour ça, ajoute Greg en hochant la tête avec nervosité. Nous ne sommes que des informaticiens quantiques !

 Spencer les fixe avec gravité, ses traits marqués par la détermination.

 — Demain, à 6 heures précises, dans la salle de transfert. Vous aurez tous les détails nécessaires à ce moment-là.

 Sans un mot de plus, il se détourne et quitte la pièce, les laissant figés, partagés entre l'appréhension et la stupeur.

***

L'arche

Le lendemain matin, Sarah et Greg sont à l’heure devant une immense salle bétonnée, où plusieurs agents s’affairent à préparer leur voyage. Certains sont devant leurs écrans, programmant les coordonnées, tandis que d’autres positionnent trois balises au sol, chacune représentant un sommet d’un grand triangle. Au centre de celui-ci se dresse une arche composée d’un métal inconnu pour les deux novices, le tout relié par des câbles à une immense tour, une réplique légèrement différente de l’ordinateur quantique.

 Sarah est très impressionnée. Elle n’a qu’une seule envie : fourrer son nez dans les câbles pour en comprendre les fonctionnalités. Ses yeux brillent d’envie et ne savent plus où se poser tant il y a de choses à voir. Quant à Greg, plus calme, il observe le comportement des techniciens. Il constate la précision de leurs gestes ; ce n’est visiblement pas la première fois qu’ils organisent un transfert d’un monde à un autre. Il prend plaisir à analyser discrètement leurs faits et gestes.

 Leurs émerveillements sont interrompus par un agent qui commence à leur expliquer la situation. Avec une voix ferme mais rassurante, il leur indique où se positionner au centre du triangle, juste devant l’arche, avant de leur placer sur le nez des lunettes noires opaques.

 Il tend ensuite à Greg une sorte de télécommande, un appareil qui semble presque futuriste, et remet à Sarah une bague ornée d’une grosse pierre bleue qui scintille sous la lumière.

 — Cette télécommande, explique-t-il, enregistre les coordonnées des mondes, ouvre une porte inter-dimensionnelle et suit le taux vibratoire, ce qui est essentiel pour détecter une possibilité technologique de voyage entre les mondes.

 Sarah se sent à la fois excitée et nerveuse en tenant la bague dans sa main.

 — Et cette bague ? demande-t-elle, un léger tremblement dans la voix.

 — C’est une source d’énergie supplémentaire, répond l’agent, Elle permet de booster l’appareil lorsque ce dernier devra ouvrir un portail.

 Les mots résonnent dans l’esprit de Sarah comme un appel à l’aventure. L’adrénaline pulse dans ses veines, et elle échappe un sourire nerveux à Greg, dont l’excitation est palpable. Ils ne sont pas simplement ici pour observer ; ils s’apprêtent à franchir un seuil vers l’inconnu.

 Le stress monte, et instinctivement, Sarah prend la main de Greg. Ce dernier, surpris par ce geste, pose son regard sur le profil de Sarah. Il aperçoit une jeune femme au dos droit, prête à tout affronter. Son cœur se gonfle l’espace de quelques secondes, puis il se ressaisit et fixe l’arche qui se dresse devant lui.

 Le processus commence. Un amas de particules se concentre au sommet du triangle, puis, après avoir atteint la charge maximale, il est projeté à grande vitesse vers l’angle suivant. Un faisceau éblouissant se forme, faisant le tour du triangle et s’intensifiant à chaque borne. Malgré les lunettes noires opaques, l'éclat demeure intense. L’accélération provoque un vent qui soulève les longs cheveux de Sarah. Une fois les trois balises chargées en énergie, le sol se met à trembler, accompagné d’un vrombissement sourd. L’intensité augmente à chaque passage d’une borne, jusqu’à créer un faisceau jaillissant qui frappe le centre de l’arche.

 Sarah et Greg sursautent, mais restent professionnels. Ils ne bougent pas d’un centimètre, seuls leurs yeux se ferment par réflexe. Lorsqu’ils les rouvrent, ils découvrent, au creux de l’arche, un film brumeux qui se forme, laissant apparaître une image floue derrière. Le passage est créé.

 Avant même de franchir la porte, ils savent déjà que cet univers sera différent du leur.

 Ils entendent des chants d’oiseaux

Annotations

Vous aimez lire Wendie P. Churt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0