Chapitre 16 - Souvenirs de Justin
Monde 2 : Terra
Justin
— Au revoir, ma chérie ! Passe un bon week-end avec papa !
Le cœur serré, Justin regarde sa fille courir joyeusement devant la maison, son sac à dos ballotant sur ses épaules et se jette dans les bras de son père. Ce dernier fait un signe de la main à Justin avant de s’éloigner avec leur enfant. Justin reste figé sur le pas de la porte, tandis que la nostalgie des week-ends passés en famille, il y a, à peine un an, l'envahit. Tout cela semble désormais appartenir à une autre vie.
Le silence qui règne dans la maison est oppressant. Pas de Cloé riant aux éclats devant ses dessins animés, pas de « J'ai faimmm ! », ni de « J'ai fait un cauchemar, je peux dormir avec toi ? ». Seul le tic-tac de l’horloge résonne dans la cuisine, amplifiant sa solitude.
Soudain, la sonnerie du téléphone le fait sursauter. Son regard s’illumine brièvement en voyant le nom de l’appelant s’afficher.
— Hey ! Salut, Emelie. Comment vas-tu ?
— Je peux passer ?
La froideur inhabituelle dans la voix de son amie efface son sourire, le mettant en alerte.
— Tout va bien ? demande-t-il, inquiet.
— Oui... Je peux venir tout de suite ?
Vingt minutes plus tard, Emelie est là. Justin prépare un thé vert pendant qu’elle s’installe à la table de la cuisine, ses yeux perdus dans le vide.
— Ça fait cinq minutes que tu fixes ce pauvre mug sans prononcer un mot, tu comptes me dire ce qui se passe ?
— Je divorce.
Justin verse le thé dans la tasse, ses yeux fixés sur Emélie qui semble à bout de forces, le visage marqué par la tristesse.
— J’ai envie de tout quitter, de partir loin, là où je ne connais personne. J'ai besoin de respirer, de m’éloigner de Jack, de mettre de la distance entre moi et ce chaos. J'ai l’impression que mon esprit est submergé… Il me faut un endroit où je pourrais enfin m’aérer.
— Doucement, reprend Justin, posant la théière. Tu vas trop vite. Calme-toi. Reprends depuis le début. C’est lui qui t’a demandé le divorce ? Explique-moi.
Emélie prend une grande inspiration et raconte comment l’évidence s’est imposée à elle : sa conversation avec Amélia à travers le miroir. Puis décrit l’irruption soudaine de Jack dans la salle de bain, furieux, la soupçonnant d’avoir un amant alors qu'il revenait tout juste de chez sa maîtresse. Il n'avait aucun droit d’agir ainsi, et la colère l’avait emportée ; elle lui a alors tout révélé, sans rien retenir.
— Ok, donc si je résume, il fait un scandale et toi… et toi ! tu as super bien réagi !! Bravo !! je suis fier de toi…
Justin boit une gorgée de son thé puis réalise une chose.
— Attends, tu me dis que tu as discuté avec une fille dans ton miroir ?
Emélie, encore habitée par sa colère, réalise qu'elle a oublié de mentionner l’étrangeté du phénomène.
— Oui, c’était invraisemblable ! J’avais l’impression de parler à une version de moi-même, mais nos vies sont totalement différentes. C’est comme si elle était devenue la personne que j’aurais pu être si je n’avais pas choisi de me marier avec Jack. C’est fou, non ? J’avais l’impression de perdre la tête, mais elle voyait exactement ce que je voyais.
Elle marque une pause, comme pour rassembler ses pensées.
— Elle s’appelle Amélia, le prénom de notre grand-mère maternelle, et moi, Emelie, celui de notre grand-mère paternelle. Ce détail m’obsède depuis notre rencontre. Le fait que nos mères aient fait des choix différents a influencé jusqu’à nos prénoms. Depuis, je ne pense qu’à ça. Cependant, les mots me manquent pour décrire ce que je ressens. Quand nous discutions, j’avais la sensation que nous étions à la fois identiques sur de nombreux points et pourtant, nous sommes si différentes. Et puis, on a fini par conclure que ce miroir donnait accès à un monde parallèle…
Justin est captivé par les paroles de son amie. Il ne la prend pas pour une folle, mais il doit admettre que l’histoire semble incroyable. Comment une telle chose peut-elle être possible ?
— Et tu sais quoi ? ajoute Emelie, sa voix soudainement animée d’une excitation presque enfantine.
L’intensité dans son regard capte immédiatement l’attention de Justin.
— J’ai touché son doigt, murmure-t-elle, comme si elle craignait de briser le charme en parlant trop fort.
Justin reste figé un instant, essayant d'assimiler ce qu’elle vient de dire. Comment pouvait-elle toucher quelqu’un à travers un miroir ? Cette pensée dépasse son entendement, mais il perçoit à quel point l’expérience a bouleversé Emelie.
Elle poursuit, avec une voix tremblante.
— Ce n’est qu’après la coupure de la connexion que j’ai commencé à ressentir un vide en moi. Comme si j’avais besoin de la revoir, de lui parler, de comprendre qui elle est vraiment… et peut-être même de découvrir qui je suis à travers elle.
Justin la regarde, touché par la détresse de son amie. La frontière entre le réel et l’irréel semble s’effriter sous le poids de ses mots, rendant cette histoire plus mystérieuse que jamais.
Emelie se lève subitement et consulte l’heure sur sa montre.
— Oh, désolée, je dois aller chercher les jumelles. Elles sont à un anniversaire.
Elle attrape sa veste, saisit son sac à main et se précipite vers la voiture. Une fois installée derrière le volant, elle baisse la vitre et lance à Justin.
— Au fait ! j’ai réservé un vol pour Biron Bay !
— Quoi ? Où ? Demande Justin surpris.
Emélie esquisse un sourire fugace, presque nerveux.
— Écoute, je t'expliquerai plus tard, je suis vraiment en retard. Je t’enverrai un message, promis ! À bientôt !
Avant qu'il puisse ajouter quoi que ce soit, elle relève sa fenêtre et démarre en trombe, laissant derrière elle un Justin perplexe.
***
Le voyage précipité d’Emélie le trouble. Cependant, l’histoire de mondes parallèles le perturbe davantage. Alors qu’il est censé trier les jouets de Cloé et ranger un peu la maison pendant l’absence de sa fille, une pensée l’obsède. « Elle discute avec quelqu’un à travers le miroir ? Des mondes parallèles ? » Cela paraît insensé, pourtant, raconté par son amie, cela semble si réel.
Justin range une peluche dans le coffre à jouets de sa fille lorsqu’un souvenir refait surface, vif et inattendu. Il se rappelle ses lectures clandestines de jeunesse, lorsqu’il feuilletait les vieux carnets de ses aïeux. Chaque année, ses parents l’emmenaient en Australie chez sa grand-mère Gwendoline, une vieille dame douce qui l’autorisait à explorer la bibliothèque familiale. Il se glissait alors dans les pages des journaux intimes de ses ancêtres, où il avait parfois l’impression de découvrir des histoires extraordinaires.
Maintenant âgée, Gwendoline a légué, cette collection de carnets à la mère de Justin, qui n’y a jamais prêté attention. Lors de son dernier déménagement, cette dernière les lui a laissés dans quelques cartons poussiéreux. Aujourd’hui, se remémorer ces carnets avec le souvenir flou d’avoir lu un passage sur des mondes parallèles provoque en lui une sensation étrange, presque viscérale. L’histoire racontée par Emélie semblait insensée, et pourtant, il y avait quelque chose de si réel dans ses mots, comme s'ils éveillaient en lui un écho lointain et enfoui.
Il se précipite vers l'escalier qui mène à la cave. En bas, la pièce est plongée dans une obscurité épaisse, à peine troublée par une ampoule vacillante suspendue à un fil usé. Justin tire sur la chaîne, et la lumière grésille, projetant des ombres tremblantes sur les murs rugueux. Le faisceau blafard révèle des toiles d'araignée qui s'étirent dans les coins, tandis qu'une couche épaisse de poussière enveloppe les cartons empilés, témoins muets d'un long abandon.
Certaines boîtes portent des inscriptions telles que « Cuisine », « Salon » ou « Bibliothèque », mais l’attention de Justin se porte surtout sur celle où, en lettres rouges, il lit « Souvenirs de la famille Persia ». Il écarte les cartons étiquetés « Linge de maison » et « Bibelots » pour atteindre celui qu’il cherche. Le ruban adhésif brun, couvert de poussière, ne tient presque plus, rendant l’ouverture facile.
Lorsque Justin déploie les battants du carton, il se met à fouiller le cœur battant à vive allure. Sous ses yeux se présentent des objets évoquant différents moments marquants de sa famille : des albums de photos, de vieux chaussons de bébés tricotés main, de vieilles cartes postales, et tout un tas de choses. Pourtant, rien ne correspond à ce qu'il recherche. Il ne se souvient plus très bien de l’apparence des carnets, mais il sait qu'ils ont bien vécu.
Il poursuit sa recherche parmi les autres emballages étiquetés « famille » ou « carnets » qui l’entourent. Soudain, alors qu’il émerge de ce tourbillon de souvenirs, son regard est attiré vers un angle de la pièce. Il fait un bond en arrière, le souffle coupé n’arrivant pas à savoir si ce qu’il voit est réel ou pas.
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