Chapitre 18 - Tellus - Ils franchissent le portail
Chapitre 18
Monde 3 : Tellus
Sarah et Greg traversent le portail
Les cheveux noirs de Sarah dansent au rythme du vent produit par l’accélérateur de particules. Grâce aux lunettes que les techniciens leur ont remises quelques minutes plus tôt, les deux agents novices peuvent observer leur environnement sans risquer de brûler leur rétine. La lumière est si intense qu’elle pourrait les rendre aveugles à vie s’ils ne prenaient pas de précautions.
Le poing serré autour de son sac et la main droite fermement entrelacée à celle de Sarah, Greg contient son excitation. L’idée de franchir cette arche le fait frémir. Derrière, quel genre de monde les attend ? Comment y vivent les gens ? Quelles en sont les coutumes ? La politique est-elle semblable à celle de leur propre univers ? Son esprit scientifique ne cesse de poser des questions, et sa curiosité grandit de minute en minute. Ses battements de cœur s’accélèrent en même temps qu’il se sent prêt.
La main de Sarah tremble légèrement dans la sienne. Pour la rassurer, il la serre un peu plus, caressant de son pouce la peau douce de sa partenaire. Elle semble se détendre, apaisée par ce contact. C’est la première fois qu’ils sont si proches. D’ordinaire, leurs échanges restent strictement professionnels, limités au bureau, même s’ils habitent tous deux dans le même couloir du bunker, dans des studios réservés aux employés. La seule fois où il a osé briser la distance, c’était quand Sarah a découvert l’algorithme pour calculer les coordonnées des mondes à explorer. Pris dans la joie, il l’a prise dans ses bras. Aujourd’hui, main dans la main, ils s’apprêtent ensemble à franchir une nouvelle étape de leur carrière. Greg sent les palpitations de Sarah s’apaiser sous l’effet de leur contact partagé ; elle aussi se sent enfin prête à rencontrer l’inconnu.
Tout à coup, comme s’ils se trouvaient dans l’œil d’un cyclone, le flux d’énergie autour d’eux s'interrompt : plus de vent, plus de lumière aveuglante, juste un lourd silence. Puis, sans avertissement, les particules accumulées se projettent au centre de l'arche dans un bruit assourdissant. Un petit trou se forme, qui s'élargit progressivement pour épouser la forme de l'arche.
Les lunettes toujours sur le nez, ils restent bouche bée devant ce qu'ils découvrent, dépassant leurs attentes les plus folles. Au centre d'un espace noir, profond et infini, un phénomène semblable à une aurore boréale apparaît, formant un vortex — un tunnel tournoyant par lequel ils doivent passer pour accéder à l'autre monde. Ensemble, ils franchissent le seuil, et chaque pas illumine le sol, laissant un tracé lumineux derrière eux. À l'horizon, une nouvelle ouverture se dessine et grandit à mesure qu'ils avancent.
En approchant de l’ouverture, ils entendent des chants d’oiseaux percer le silence. Ils échangent un regard stupéfait, puis confirment leur décision d’un signe de tête. Ensemble, ils franchissent la deuxième porte.
Face à la lumière du jour, ils restent un instant, figés. Greg est le premier à retirer ses lunettes, ses yeux écarquillés face au spectacle inattendu. Sarah l’imite, muette de surprise. Cela fait si longtemps… Quand ont-ils pour la dernière fois senti la chaleur du soleil sur leur peau ? Ils ferment les yeux et inspirent profondément. L’air est si doux et pur.
Un aboiement les surprend dans leur contemplation, et ils baissent les yeux, attirés par le clapotis d’une rivière bordée de verdure et de petites fleurs blanches. Sous leurs yeux ébahis, un ballet d’insectes aux corps métallisés et aux ailes transparentes danse dans la lumière. Sarah s’accroupit et tend un doigt vers les libellules, qui s’éloignent aussitôt. Elle sourit, tandis qu'une larme roule sur sa joue, ramenant des souvenirs d’enfance passés en pleine nature avec sa grand-mère.
— Pince-moi, demande-t-elle à Greg.
Sans attendre, il s’exécute.
— Aïe !
Un bip les ramène à la réalité. Greg consulte le minuteur qui indique le temps recommandé, le niveau de la batterie et les points de fréquence élevée dans les alentours.
— Nous avons deux heures pour explorer. Le portail s’est ouvert non loin de notre première source vibratoire. Regarde, deux points rouges clignotent, dont l’un à faible densité, à quelques rues.
— Commençons par le premier, c’est le plus proche.
***
Ils avaient atterri légèrement à l’écart de la ville, suffisamment loin pour éviter d’attirer l’attention. Cachés derrière des buissons, ils observent les habitants marcher, faire du vélo, conduire, discuter entre eux… Quelques différences vestimentaires leur sautent aux yeux. Le style décontracté, adapté au climat printanier qui règne ici. Les gens portent des vêtements légers, bien loin de leurs combinaisons thermodynamiques conçues pour réguler la température corporelle. Depuis combien de temps déjà doivent-ils se vêtir ainsi ?
Cela fait vingt longues années depuis l’observation d’un phénomène inquiétant — l’éloignement progressif de Tellus de son orbite — la planète s’est transformée.
Le climat autrefois tempéré est devenu une longue période grise et froide. La faune et la flore dépérissent, et les humains ont dû suivre le mouvement, et s’adapter à cet environnement devenu hostile, plus rien ne ressemble à ce qu’ils ont connu autrefois.
Alors, voir ici le soleil si haut, les fleurs en pleine floraison, les rivières claires et même les insectes bourdonnant autour d’eux les fascine, presque comme un rêve éveillé. Dans leurs combinaisons grises et ternes, ils se sentent décalés au milieu de cette population qui semble encore vivre au rythme des saisons.
Greg sort un jean et un t-shirt blanc pour Sarah, et pour lui, une chemise à fleurs, un bermuda rouge et des claquettes. Sarah retient un rire en voyant les claquettes-chaussettes, priant pour qu’il n’en ait pas prévu d’autres pour elle. Heureusement, Greg lui tend une paire de baskets à sa taille. Soulagée, elle prend les vêtements et les chaussures, puis va se changer derrière un buisson. Quant à Greg, il semble ravi de porter ce genre de tenue, d’autant que le climat chez eux ne permet pas de s’habiller ainsi.
— Tu avais prévu tous ces vêtements ? Demande Sarah surprise de voir surgir des affaires adaptées à ce monde.
— Oh non, c’est un technicien qui me l’a donné, et regarde, Greg ouvre le sac en grand devant sa coéquipière, il y a même des pulls et des manteaux de pluie au cas ou…
Le minuteur continue de biper les obligeant à se recentrer sur leur mission : Repérer les lieux ; trouver qui provoque ces perturbations et surtout avec quelle technologie utilise ces individus.
Sarah et Greg se dirigent enfin vers le premier point, se fondant dans la foule comme de simples touristes suivant leur GPS. Quelques passants jettent des regards amusés sur la tenue éclatante de Greg et ses célèbres « claquettes-chaussettes ». Sarah, un peu gênée, rougit par moments, mais Greg, absorbé par son écran, n’y prête aucune attention.
Au bout d’une dizaine de minutes, ils atteignent enfin le premier emplacement indiqué. Alors qu'ils s’attendent à voir un grand bâtiment austère, c’est un pavillon coquet qui se dresse devant eux. Stupéfaite, Sarah sort son carnet et commence à prendre des notes sur ce qu’elle observe.
— Tu crois vraiment que c’est ici ? demande-t-elle, sceptique.
— Oui, regarde, dit-il en lui montrant l’écran.
— Comment est-ce possible ? Des civils ne devraient pas pouvoir accéder à une telle technologie !
Et pourtant, ils sont bien au bon endroit : le minuteur confirme leur position en pointant le bâtiment face à eux, et le point rouge sur l’écran clignote à un rythme accéléré.
Rien à l’extérieur de la maison ne laisse soupçonner la présence d’un pic de fréquence. Ils restent un moment devant, incertains de la suite à prendre. Finalement, Sarah, poussée par sa curiosité, avance jusqu’à la porte et sonne.
— Mais qu’est-ce que tu fais ? On n’a pas le droit de...
— Chut ! Écoute.
Elle pose son oreille contre la porte.
— Je veux en avoir le cœur net…
Personne ne répond. Greg, exaspéré par l’audace de Sarah, l’attrape par le bras et l’attire un peu plus loin, à l’abri des regards.
— Tu n’avais pas le droit d’intervenir, commence-t-il en haussant la voix.
Sarah met un doigt sur ses lèvres pour le faire taire. Elle lui fait signe de se baisser et pointe la porte d’entrée. Une femme aux cheveux blond foncé attachés en queue de cheval sort de la maison. Elle scrute les environs, cherchant à avoir qui avait bien pu sonner, puis ne trouvant personne, elle récupère son courrier et rentre chez elle.
— C’est étrange, murmure Sarah.
— Oui, c'est une civile, de toute évidence…
Bip… bip… bip… Le minuteur de Greg émet une alerte, rappelant le temps restant avant le prochain transfert. Le compte à rebours est serré. Ils se précipitent vers leur point de départ, réajustent leurs lunettes, et Greg tend le minuteur devant lui. Un faisceau lumineux jaillit de l'appareil, bientôt rejoint par l’éclat de la bague de Sarah, qu'elle brandit à ses côtés pour renforcer la source d’énergie. Après quelques secondes, un point lumineux se forme, s’élargissant progressivement en un portail. La main de Greg se pose sur l’épaule de Sarah. Ils échangent un regard, puis, d’un même pas décidé, franchissent le passage.
Cette première expédition leur laisse une multitude de questions en tête. Comment un simple pavillon, perdu dans un quartier résidentiel, peut-il générer un tel pic de fréquence ? Et qui est cette mystérieuse jeune femme ?
Ils regagnent leur monde, l’esprit en ébullition et encore captivés par les découvertes qu’ils viennent de faire. Il ne leur reste plus qu'à rédiger leur rapport pour le remettre au colonel, tout en organisant déjà leur prochain voyage, avec l’espoir, cette fois-ci, d’obtenir plus de temps pour explorer pleinement.
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