Chapitre 21- Tellus - Dossier EMbA

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Chapitre 21

Monde 3 : Tellus

  Le colonel Spencer referme les rapports des deux agents informaticiens et s’adosse lourdement à son fauteuil. Il retire ses lunettes, pince l’arête de son nez et pousse un long soupir. Une migraine s’installe, sournoise, prête à assiéger ses tempes. Encore quelques semaines avant une retraite bien méritée. Quelques semaines avant la promesse d’un repos qu’il attend depuis des années. Mais son instinct, forgé par des décennies d’expérience, lui murmure que les dernières missions ne seront pas de tout repos.

Son regard s’attarde sur un cadre photo posé sur le bureau. Une femme y sourit, rayonnante, pleine de tendresse. Ce sourire, ce souvenir figé, lui rappelle pourquoi il tient bon malgré tout. Bientôt, nous pourrons profiter de ces matins paisibles, toi et moi, pense-t-il. Mais un nœud se forme dans son estomac. Cette intuition qu’il aurait préféré ignorer ne le quitte pas.

La voix de sa secrétaire grésille dans l’interphone, interrompant ses pensées.

— John… Colonel, les agents informaticiens sont là.

Un sourire discret effleure ses lèvres à l’entente de son prénom. D’un geste, il redresse son dos fatigué, remet ses lunettes et appuie sur le bouton de l’appareil.

— Faites-les entrer.

La porte s’ouvre dans un claquement sec. Greg entre le premier, les épaules légèrement voûtées, suivi de Sarah, plus tendue encore. Son regard balaye la pièce à la recherche d’un refuge visuel, mais l’austérité des lieux ne lui offre rien : des murs blanchis jaunis par le temps, ornés de diplômes militaires et d’insignes, une étagère métallique croulant sous des dossiers et un drapeau national immobile, figé dans le silence. Derrière le bureau, une carte épinglée de punaises multicolores dessine un réseau de zones stratégiques.

— Asseyez-vous, ordonne Spencer d’un geste bref.

Greg s’effondre presque dans son fauteuil, bras négligemment posé sur l’accoudoir. Sarah, en revanche, s’assied avec une rigidité militaire, les mains crispées sur ses genoux. Son regard croise brièvement celui du colonel avant de se fixer sur un point invisible au sol.

Spencer feuillette leurs rapports en silence, les sourcils froncés, le claquement des pages amplifiant la tension. Enfin, il lève les yeux et les fixe tour à tour.

— Vous êtes revenus de mission… les mains vides, constate-t-il d’un ton froid en tapotant les dossiers devant lui. Votre mission était de découvrir qui voyage entre les mondes, comment et pourquoi. Et là…

Il extrait une feuille du dossier, la brandit brièvement.

— Je vois une maison de quartier résidentiel, des notes sur la météo et même des observations sur des insectes.

Sarah se redresse brusquement.

— Mais nous n’avions que deux heures ! Nous avons…

Un coup de coude discret de Greg la coupe. Le colonel fixe Sarah, son regard glacial la fige sur place.

— C’est exact, mademoiselle Lang. Deux heures. Une contrainte que vous n’aurez plus.

Il referme brutalement le dossier.

— Cette fois, vous pourrez voyager autant que nécessaire. Votre seule limite sera la batterie de vos appareils. Je veux des résultats concrets : qui sont ces individus ? Quelle technologie utilisent-ils pour traverser les dimensions ? Et surtout, quelle énergie alimente leur dispositif ?

Sarah hésite, puis murmure :

— Cet algorithme… il était différent. Habituellement, la matrice est uniforme, prévisible. Là, il y avait une variation subtile, mais… étrange.

Le colonel se racle la gorge. Sarah rougit, s’interrompt immédiatement.

— C’est pertinent. Et inquiétant, dit-il d’un ton grave. Si cette anomalie est liée à une technologie inédite, cela pourrait avoir des implications majeures.

Il se lève brusquement, signifiant la fin de l’entretien.

— Vous repartez demain matin. Préparez votre matériel, analysez vos erreurs et, cette fois, trouvez des réponses. Et soyez prudents : nous ne savons rien d’eux. Est-ce clair ?

— Oui, Colonel, répondent-ils à l’unisson.

Ils quittent la pièce, laissant Spencer dans le silence pesant de son bureau.

***

Une fois seul, il se lève et s’avance vers une porte latérale menant à une petite pièce exiguë. Les étagères métalliques qui l’occupent croulent sous des boîtes en carton recouvertes de poussière. Spencer ne cherche pas, il sait exactement laquelle prendre. Une boîte étiquetée en grosses lettres : EmbA.

Il souffle sur le couvercle, délogeant une couche de poussière, et le soulève. À l’intérieur repose un porte-documents officiel. Une goutte de sueur perle sur sa tempe alors qu’il le saisit avec précaution. Ses mains moites trahissent une nervosité qu’il n’avait pas ressentie depuis longtemps. Il fixe le dossier. Sur la couverture, des lettres volumineuses marquent l’intitulé : RAPPORT : Accident de la navette TEST 1 Code EmbA.

D’une main tremblante, il l’ouvre. Les pages noircies de notes précises détaillent une mission ancienne. Lorsqu’il atteint enfin la section recherchée, son cœur s’emballe. Ses yeux parcourent les lignes. Et là, une vérité qu’il redoutait éclate : une des coordonnées trouvées par Greg et Sarah correspond exactement à un élément du rapport.

Il repose le dossier, le regard vide. Une douleur sourde martèle ses tempes.

Il retourne à son bureau et appuie sur l’interphone. La voix de sa secrétaire répond, nasillarde.

— Oui, colonel ?

— Organisez un rendez-vous avec le général. Immédiatement. C’est pour le dossier EmbA.

— EmbA ?

— Oui. Il comprendra.

Il coupe la communication, les yeux rivés sur le porte-documents.

Et moi aussi, murmure-t-il.

***

En sortant, Sarah devance Greg d’un pas rapide et arrive la première à la jeep. Elle s’installe côté passager, croisant les bras, sa jambe s’agitant nerveusement. Derrière elle, Greg, silencieux, perçoit immédiatement son agitation. Il s’installe au volant, jette un regard furtif dans sa direction, puis démarre sans un mot.

Le moteur gronde doucement, mais le silence entre eux reste lourd, presque oppressant. Sarah fixe la route, mais son esprit est ailleurs.

Je dois tout reprendre à zéro. Revoir chaque détail. C’est devenu une obsession depuis la découverte de cet algorithme.

De retour au bureau, elle se plonge dans ses notes, ses yeux brûlant sous la lumière bleue de l’écran. Les données enregistrées lors de leur dernier voyage captent son attention. Elle revoit les données défiler encore et encore. Ces ouvertures. Ces anomalies. Elles se répètent. Toujours les mêmes coordonnées, seulement les durées sont toutes différentes. Certaines ne durent que deux secondes, à peine de quoi imaginer un passage. D’autres… une heure ou plus. Une heure. Une éternité.

Pourquoi ? Pourquoi une telle disparité ? Sarah serre les poings sur ses genoux, essayant de contenir sa frustration. Quand elle passe de l’autre côté, les portails ne restent jamais ouverts plus de dix minutes. Alors pourquoi ces variations ?

Elle imprime une carte des zones à hautes fréquences. Sur celle-ci, des points rouges marquent les anomalies principales. Elle les connaît par cœur : les algorithmes. Mais, en y regardant de plus près, elle remarque autre chose.

De petits points, moins intenses. Presque invisibles.

— C’est quoi, ça ? murmure-t-elle pour elle-même.

Elle agrandit l’image, analyse les fréquences. Ces points… ils sont différents. Faibles, irréguliers. Elle fronce les sourcils. Aurais-je manqué une matrice ?

Son esprit s’emballe. Ces anomalies auraient pu passer inaperçues à cause de leur faible densité. Mais si elles existent… alors un portail faible est-il encore utilisable ? Peut-on… traverser ?

Les questions se bousculent. Trop d’inconnues. Trop de risques. Sarah pose ses coudes sur le bureau et enfouit son visage dans ses mains. Ses doigts glissent sur son front fatigué. Il est tard. Greg, ce lâche, est déjà parti se coucher.

Le silence de la nuit la rend folle. Pourtant, elle doit se lever tôt. Demain une traversée l’attend, elle se doit être en forme.

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