Chapitre 22 - Terra- Le Voyage d'Emelie vers l'Australie
note de l'autrice : Je suis de retour !!
Monde 2 : Terra
Emelie
« Mesdames et messieurs, en raison de conditions météorologiques imprévues, tous les vols sont momentanément retardés. Nous vous remercions de votre patience et vous tiendrons informés dès que possible. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée. »
L’agitation est palpable. Des passagers se ruent vers les agents, cherchant désespérément des informations, tandis que d’autres, le regard anxieux, tentent de joindre leurs proches au téléphone. Émelie, avec presque trois heures d’escale devant elle, espère que la situation va s’améliorer d’ici son vol.
À l’extérieur, des rafales balaient les pistes, suivies d’un grondement d’orage qui fait trembler les vitres. Des éclairs illuminent les visages surpris des touristes. Émelie, postée devant la vue sur les avions garés, sent une étrange tension l’envahir. Autour d’elle, des murmures s’élèvent : « Une tempête, ici ? À Dubaï ? C’est rarissime ! »
À chaque foudre, les lignes apparaissent fugacement, baignées d’une lumière blanche et irréelle.
Pourtant, ce n’est pas l’orage qui la captive : dans la réverbération du verre, il lui semble apercevoir une silhouette familière. Ses poils se hérissent, la pulpe de ses doigts picote, et un frisson glacial parcourt son échine.
Amélia.
Elle recule d’un pas, puis s’avance à nouveau, se plaçant dans un angle différent. Rien. Seulement son reflet, pâle et tendu, domine. Mais au moment où elle détourne les yeux, une autre lueur la trahit : cette fois, le trait est net. Un visage, celui d’Amélia, ou plutôt... Son propre visage, dont l'expression n'était autre que la sienne
— Amélia ? murmure-t-elle en posant une main tremblante sur la vitre froide.
Aucune réponse, mais la silhouette l’observe. Un grondement de tonnerre interrompt sa contemplation, et lorsqu’elle regarde à nouveau, tout a disparu.
Le ciel déchaîné dehors reflète son agitation intérieure. Est-ce une coïncidence ? Elle en doute. Une pulsion irrépressible s’empare d’elle, un besoin viscéral qu’elle ne contrôle pas. Elle doit la revoir, lui parler, la toucher, là, tout de suite.
C’est une histoire insensée. Elles ne se connaissent que depuis quelques jours. Pourtant, cette connexion improbable bouleverse sa vie cartésienne.
Un alter ego ? Un double interdimensionnel ?
Sans perdre une seconde, elle se précipite vers une cabine qu'elle a réservé, dans laquelle elle pourra se rafraichir et prendre une douche. Déterminée, elle traverse le terminal d’un pas vif.
Essoufflée, elle rejoint l’espace exigu, mais astucieusement agencé : douche à effet pluie, miroir chromé, banc en bois clair. Cependant pour Emelie, tout ceci n’a pas d’importance.
Elle se positionne devant le miroir, elle ouvre le robinet et s'asperge le visage pour éclaircir ses idées, puis fixe son reflet. Son regard scrute chaque détail, chaque ombre, espérant y déceler un signe, une oscillation, quelque chose qui annoncerait le retour de son alter - ego. Mais rien. L’impatience monte.
Elle tend la main, frôle la surface du miroir. Pendant une fraction de seconde, elle croit voir quelque chose – un éclat, une vibration à peine perceptible. Son cœur bondit. Mais en clignant les paupières, tout s’efface, ne laissant que son reflet implacable. Une frustration sourde l’envahit. Troublée, elle détourne les yeux et se dirige vers la petite fenêtre de la cabine. Le ciel tourmenté à l’extérieur, zébré d’éclairs et chargé de nuages sombres, semble résonner avec l’agitation qui gronde en elle. Tout est réuni. Amélia devrait être là. Pourquoi ne vient-elle pas ?
Le désespoir s’installe.
Emelie finit par céder en quittant l'idée de la revoir et prend une douche. Sous le jet tiède, l’eau glisse sur sa peau, effaçant peu à peu les tensions accumulées. Pendant un bref instant, elle s’autorise à respirer, à relâcher la pression. Une fois lavée, elle attrape une serviette moelleuse pliée sur une étagère intégrée, essuie la buée sur le miroir d’un revers de main, et regarde à nouveau.
C’est cependant le même visage, le sien, rien de plus. Pourquoi cette absence ? Elle a tant de questions à lui poser, tant de choses à lui dire, alors où est-elle ? Est-ce qu’elle aussi ressent cette envie irrépressible de tout quitter, de prendre un break, de trouver un sens à l’inexplicable ? Elles sont si semblables, et pourtant si différentes.
Les interrogations restent suspendues dans l’air immobile de la cabine.
Alors qu’Émelie s’applique à se maquiller, son rouge à lèvres glisse entre ses doigts et tombe au sol. Elle se baisse pour le ramasser. Puis une voix – douce, familière, mais terriblement attendue – résonne dans l’espace exigu.
Émelie se penche en avant, tentant de comprendre ce qu’elle voit dans le reflet. Un léger tremblement envahit ses mains alors qu’Amélia apparaît soudainement devant elle. Son visage, aussi réel que le sien, se renvoie à la perfection dans le miroir. Le décor derrière elle est identique à celui de la cabine d’Émelie, une copie parfaite, comme si un voile invisible les séparait.
Émelie cligne des yeux, le cœur battant la chamade. Cette vision n’est pas un simple mirage, et pourtant, elle a du mal à y croire, tant elle l’avait attendu.
— Amélia ? souffle Émelie, surprise.
— Émelie ! s'exclame l’autre, ravie. Je n’en reviens pas, c’est encore arrivé !
Le soulagement est palpable dans leurs voix, mais il est teinté d’une étrange gravité.
— Je pensais que je ne te reverrais jamais, avoue Émelie, j'étais si inquiète…
— Moi aussi, murmure Amélia, son sourire s’effaçant légèrement. Je t’ai cherchée partout. Dès que j’ai observé la tempête, je me suis dit que c’était peut-être un signe… mais j’ai eu peur que ça ne suffise pas.
Un silence s’installe, mais il est chargé de réflexions partagées. Les deux jeunes femmes semblent prendre conscience de quelque chose.
— Ce n’est pas seulement le temps, n’est-ce pas ? propose Émelie, son regard scrutant celui d’Amélia à travers le miroir.
— Non… Je crois que c’est autre chose, répond Amélia en hochant la tête. Chaque fois que je t’ai vue, il y avait cette tempête, oui, mais aussi … Je vivais une émotion puissante et écrasante.
Émelie se remémore les précédents moments de connexion.
— La première fois… commence-t-elle, hésitante. Je venais d’apprendre que Jack me trompait. J’étais bouleversée, en colère, et profondément seule.
Amélia hoche la tête, son expression grave.
— Et moi… J’avais tout juste refusé la demande en mariage d’Éthan. C’était un mélange de doute, de peur et de soulagement.
Elles échangent un regard chargé d’une compréhension nouvelle.
— Et aujourd’hui ? interroge Amélia doucement.
Émelie baisse les yeux et cherche ses mots.
— Actuellement, je redoutais de ne plus jamais te revoir, avoue-t-elle finalement. C’était comme un vide… une angoisse qui ne me quittait pas.
Amélia acquiesce, l’air songeur.
— La peur, l’inquiétude, le désespoir… Ce sont des sentiments si puissants, murmure-t-elle. Peut-être que ce sont elles qui nous connectent, bien plus que la tempête.
Émelie fronce les sourcils, une idée traversant son esprit.
— Alors… si nos émotions sont la clé, cela veut dire qu’on pourrait provoquer cette connexion ? demande-t-elle, l’espoir vibrant dans sa voix.
— Peut-être, mais ce n’est pas si simple, répond Amélia en réfléchissant. Ces émotions, elles ne se forcent pas. Elles nous envahissent, elles nous submergent. On ne peut pas les fabriquer.
Elles restent silencieuses un instant, absorbées par cette révélation.
— Mais c’est dingue, quand même, s’exclame Amélia avec un sourire qui revient peu à peu. On partage quelque chose d’unique. Ce lien, il va bien au-delà de la compréhension urbaine.
Un grondement de tonnerre les fait sursauter. La surface du miroir tremble, comme si leur interaction devenait instable. Amélia tend la main, mais son image commence déjà à s’effacer.
— Amélia, attends ! crie Émelie, paniquée.
Mais le reflet disparaît, ne laissant que celui d’Émelie, pâle.
Elle reste là, sa paume contre la paroi froide, le cœur lourd. La peur de ne plus revoir Amélia revient avec une intensité quasi insupportable, mais cette fois elle est accompagnée d’une lueur d’espoir. Elles ont compris quelque chose : Ce ne sont pas juste le temps ni les tempêtes qui activent cette connexion. Elles en sont persuadées. L'humanité entre dans l'équation. Leurs émotions brutes participent à l'ouverture d'une porte interdimensionnelle.
Perdue, l’espace d’un instant, Émelie envahie par un vide immense, comme si une part d’elle s’était détachée de son corps tente de retrouver ses esprits, son départ est pour bientôt. À contrecœur, Émelie quitte la cabine. À l’extérieur, tout semble revenu à la normale. Un soleil de plomb domine un ciel parfaitement dégagé. Les panneaux d’affichage signalent la reprise des vols, et l’aéroport a renoué avec sa routine habituelle, laissant croire que rien d’extraordinaire ne s’était produit. Son avion est toujours prévu à l’heure, il ne lui reste qu’une heure trente avant l’embarquement.
Tout paraît fade depuis que le reflet d’Amélia s’est éteint. Pourtant, Émelie décide de faire un rapide tour au duty-free, pour se changer les idées. Elle erre entre les rayons et fixe les articles sans vraiment les voir, l’esprit entièrement axé sur Amélia et le vide qu’elle ressent depuis leur séparation.
Alors qu’elle se dirige vers la sortie, une femme aux longs cheveux noirs surgit dans le magasin et la heurte de plein fouet.
— Hey ! Regardez où vous allez, madame ! lance Émelie, irritée, dans un Anglais hésitant.
Elle cherche à identifier la responsable lorsqu’un picotement sur le dos de sa main capte son attention. Elle découvre une fine entaille d’où perlent de minuscules gouttes de sang. Relevant les yeux, elle aperçoit une silhouette féminine s’engouffrer dans l’enseigne.
La fautive s’immobilise, mais ne pivote pas. Elle incline légèrement la tête, révélant une partie de son profil. Émelie distingue alors un anneau sur son majeur droit, serti d’une pierre violette.
— Votre bague m’a blessée ! accuse-t-elle, le ton plus ferme.
Soudain, celle-ci se met à émettre une lumière étrange, pulsante, d’un éclat hypnotique. La femme, visiblement paniquée, cache avec précipitation dans sa poche et s’éloigne d’un pas vif, disparaissant parmi les rayons du magasin.
Émelie reste figée, troublée. Qui était cette femme ? Et cette bague… Était-ce un hasard ?
Elle hésite à la suivre, mais son vol est imminent. Serrant doucement sa main griffée, encore sensible, elle se détourne et reprend son chemin vers la porte d’embarquement.
***
Loin des turbulences émotionnelles vécues à Dubaï, Emélie se retrouve enfin en Australie.
Il est 13 h 30, heure locale, Émelie signe les derniers papiers de l’agence de location de véhicule. Valise en main, les clés dans l'autre, elle se dirige vers le parking où sa voiture grise décapotable l’attend. Oui, elle s’est fait plaisir. Dans un pays où le soleil domine, elle se promet d’en profiter au maximum.
Émelie range son bagage dans l'étroit coffre, ouvre la portière gauche et s’installe. Une fois assise, elle réalise son erreur et sourit. Elle secoue la tête, se moquant d'elle-même. Elle avait pourtant consulté un livret sur le Code de la route australien dans l’avion, mais après plus de quinze ans de permis en France, avec la conduite à gauche du véhicule et, à rouler sur la file de droite, son corps a agi machinalement. Ici, en Australie, tout est inversé.
Honteuse, elle sort de sa jolie décapotable en espérant de tout cœur que personne n’ait vu cette scène.
Cette fois, à la bonne place, les deux mains sur le volant, elle pose la tête sur le dossier, ferme les paupières et prend une courte pause pour remettre en ordre ses pensées. Trois semaines loin de tout, loin de lui. Cependant, une boule au ventre s’installe lorsqu’elle réalise qu’elle sera seule sans ses filles. Elle ne s'était jamais séparée aussi longtemps de ses deux petites jumelles, son cœur se serre. Elle inspire profondément pour se redonner un peu de courage et rouvre les yeux, déterminée. Rien ne pourra entacher son séjour à Byron Bay.
Elle entre les coordonnées de la maison de location dans le GPS intégré sur le tableau de bord, et ce dernier lui indique qu’elle arrivera à destination dans deux heures. Le soleil est haut et puissant. À cette époque de l’année, dans la partie ouest de l’Australie, le climat subtropical offre des hivers secs et lumineux, avec des températures variant de 12 à 21 °C. Une veste fine et un foulard suffisent à affronter la fraîcheur relative. Une fois prête, la ceinture de sécurité bouclée et une paire de lunettes noires ajustées, elle démarre le moteur, le cœur palpitant.
Les cheveux au vent, Émélie s’engage sur Ewingsale Rd pour 157 kilomètres en direction de Byron Bay. La route serpente entre collines verdoyantes et champs paisibles, offrant parfois une vue furtive sur l’océan qui scintille au loin. L’air tiède chargé d’un léger parfum d’eucalyptus entre dans l’habitacle, ajoutant à l’impression de liberté.
Au fil des kilomètres, le paysage, inconnu et magnifique, éveille en elle un sentiment de sérénité. Ses soucis se dissipent, remplacés par une douce excitation. Lorsqu’elle aperçoit enfin le panneau « Welcome to Byron Bay »*1, accompagné du slogan « Cheer Up, Slow Down, Chill Out »*2, un large sourire illumine son visage. Elle sent que ce voyage lui réserve des moments précieux.
Ce dernier, fabriqué avec deux rondins de bois sur lesquels sont fixées trois planches, est célèbre parmi les touristes. Tous s'arrêtent pour se prendre en photo avec. Émelie, lors de ses nombreuses recherches sur cette commune, a pu voir des groupes de jeunes gens, aux yeux pétillants de bonheur, poser devant et même parfois dessus ce panneau.
Comme tout visiteur qui se respecte, elle ne peut résister à immortaliser cet instant. Elle pose un bras sur le panneau, tenant son téléphone de l’autre main. Ses yeux noisette plissent sous l’éclat du soleil tandis qu’elle sourit. Une mèche de cheveux s’échappe de sa queue-de-cheval pour se coller à ses lèvres au moment précis de la capture. Ce moment figé la ravit, et elle songe avec espièglerie à l’envoyer à Justin dès qu’elle aura sa nouvelle carte SIM. Elle jubile d’avance en imaginant sa réaction.
De retour dans sa voiture, Émelie s’apprête à démarrer lorsqu’un grondement sonore résonne dans son ventre. La fin de l'après-midi approche, et depuis le maigre repas de l'avion, elle n'a pas mangé. Elle ajoute donc une étape à son itinéraire, un restaurant proposé dans une courte liste donnée par l'appareil.
Au bout de quelques minutes, le GPS l’entraîne sur un chemin de terre obscure, bordé de pâturages où vaches et chevaux broutent paisiblement. À travers la fenêtre entrouverte, une brise légère transporte des effluves d’herbe fraîchement coupée mêlée à une pointe terreuse, typique de la campagne environnante. Une ferme rustique se profile au loin, et avec elle, une subtile odeur de bois vieilli et d’humus, presque imperceptible, mais apaisante.
Le parking, délimité par des rondins, est désert. Sans sortir du véhicule, Émelie observe la façade du bâtiment, parsemée de peintures d’animaux et de feuilles de chanvre. Une enseigne manuscrite y proclame simplement : "Restaurant". Dans l’air, un parfum intrigant de fumée légère et d’épices, peut-être émanant de la cuisine, parvient à éveiller son appétit malgré son appréhension.
Hésitante, elle finit par céder à la suggestion de son GPS. Si cet endroit était mal noté, il n’y figurerait pas, se rassure-t-elle.
En poussant la porte, des carillons tintent au-dessus d'elle. Une voix joyeuse s’élève :
— Hello Mates! I’m coming!*3
Émelie se tourne vers le comptoir et aperçoit une jolie jeune femme blonde en train de ranger des bouteilles sur des étagères. Après le bureau de location de voiture, c'est sa première véritable interaction en anglais depuis son arrivée et cela lui rappelle que l’Australie a ses particularités linguistiques. Inspirant pour calmer son appréhension, elle décide de s’adapter, prête à savourer ce moment inattendu de son périple.
*1 : Bienvenue à Byron Bay
*2 : Encouragez-vous, ralentissez, détendez-vous
*3 : Hello l'ami ! j'arrive !
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