Chapitre 24 - Terre - Amélia perplexe
Chapitre 24
Monde : Terre
Amélia
En ce mois de juillet où les températures oscillent entre 3 °C la nuit et 25 °C en journée, Amélia, une veste sur les épaules, les cheveux ébouriffés par le vent conduit sa décapotable grise sur Ewingsdale Road, en direction de Byron Bay. L’air frais de cette fin d’après-midi caresse son visage et lui donne une sensation revigorante, presque apaisante, après tant d’heures d’avion. Son esprit peut enfin se libérer de toutes ses tensions.
À cette heure-ci, la fatigue commence à peser et sa faim, elle, est bien là. Impossible d'ignorer son ventre réclamant. Alors, après une courte recherche sur le GPS intégré, elle se dirige vers un petit restaurant local, à quelques kilomètres seulement de la maison qu’elle loue pour plusieurs jours.
Garée sur un parking en terre battue, bordé de quelques arbustes, elle coupe le moteur. Pendant un instant, elle reste assise là, admirant le paysage qui s’étend devant elle.
Ici, au sud-est de la Nouvelle-Galles du Sud, la nuit tombe tôt en cette saison. Alors qu’il n'est que cinq heures de l’après-midi, Amélia, confortablement installée au volant, contemple un tableau qui se dévoile peu à peu sous ses yeux. Sous les derniers rayons de soleil, les silhouettes des vertes vallées prennent forme, s’étirant jusqu’à l’horizon, où l’océan doré s’illumine. Amélia inspire profondément, puis, malgré elle, ses pensées dérivent vers Émelie. Cette femme qui lui ressemble tant, et pourtant lui paraît si différente.
« Est-ce qu’Émelie vit la même chose que moi ? A-t-elle la même vue sous les yeux ? A-t-elle choisi le même restaurant ? Qui est-elle vraiment pour moi ? »
Elle ferme les paupières un instant, savourant cette quiétude, puis les rouvre. Elle jette un coup d’œil dans son rétroviseur et de sa main, se recoiffe rapidement et sort de son véhicule.
***
La porte d’entrée, sur laquelle est peinte une feuille de chanvre, s’ouvre en faisant tinter un carillon en bambou suspendu au-dessus. Le cliquetis léger et boisé brise le silence paisible du restaurant, où flotte une douce odeur de bois verni et d’épices.
Derrière le comptoir du bar, une tête blonde surgit, son regard brun pétillant accroche immédiatement Amélia.
— Hello, mates !*1
La voix chantante de la serveuse résonne dans l’espace encore désert. Sans perdre une seconde, elle attrape une grande caisse contenant des bouteilles de bière – vides, à en juger par le tintement du verre – et la pose d’un geste assuré. Son tablier, légèrement taché, et ses manches retroussées trahissent une préparation active en coulisses. Elle s’avance avec un sourire chaleureux, visiblement ravie de voir une cliente aussi tôt.
— Hello, I would like a table for one, please. *2 s’exprime Amélia avec facilité.
Elle est très à l'aise avec cette langue. Elle s’est simplement munie d’un petit guide recensant des expressions typiques de ce pays, qu’elle a pris le temps de lire lors de son voyage en avion.
— Yes, come through ! *3
La serveuse lui fait signe de la suivre en direction d’une salle baignée d’une lumière douce, où quelques tables en bois clair attendent les premiers clients de la soirée.
Le menu déposé devant elle, Amélia découvre plusieurs plats locaux qu’elle aimerait goûter durant son séjour. Mais ce soir, son attention est attirée par un burger australien intriguant : l’Aussie Burger with the Lot. C'est un mélange audacieux de saveurs sucrées et salées, avec du steak, du bacon, un œuf, de la betterave, et même de l’ananas. Cette étrangeté culinaire pique sa curiosité plus que tout le reste. Et pour compléter le tout, des frites de patate douce, une touche gourmande qui la séduit encore davantage.
Quelques instants plus tard, son plat arrive enfin. Amélia, impatiente, observe chacun des gestes de la jeune femme, quand son attention est brusquement détournée par le fracas d’une porte qui s’ouvre au fond du restaurant.
Un homme de belle carrure surgit les bras chargés d’une caisse remplie de bouteilles de bière pleines. Presque au même instant, le tintement du carillon résonne. De nouveaux clients arrivent.
L'employée, toujours l’assiette en main, interpelle son collègue, qui vient de poser sa cargaison.
— Peux-tu les accueillir ? Je m’occupe d’eux juste après.
Il conduit l’homme à la chemise colorée et sa compagne aux longs cheveux bruns jusqu’à une table, juste devant celle d’Amélia
Cette dernière, absorbée par son assiette fraîchement déposée sous son nez, ne leur accorde pas un regard. Elle remercie distraitement la serveuse qui retourne à ses occupations, et sort son téléphone pour immortaliser son tout premier repas australien.
Satisfaite de son cliché, Amélia s’attaque enfin à son sandwich. Elle le saisit, ouvre grand la bouche, prête à le dévorer, tandis que ses yeux suivent la sauce qui s’échappe entre les tranches de pain. Cependant, à la périphérie de son champ de vision, une silhouette en mouvement capte son attention.
Son regard quitte son repas et remonte lentement, d’abord sur des avant-bras puissants et ourlés, puis sur des triceps fermes, avant d’atteindre le visage de l’homme qui vient de s’arrêter à sa table.
D’une voix marquée par son anglais à l’accent australien prononcé, il prend la parole.
— Avez-vous besoin de quelque chose ? demande-t-il d’une avec douceur. Je vois que ma sœur ne vous a pas proposé de boisson ?
Deux prunelles vertes fixent Amélia, patientes, attendant sa réponse. Elle reste figée, la bouche entrouverte, son sandwich en suspens. Une partie d’elle, l’Amélia d’avant, tente de refaire surface.
Si elle l’avait croisé quelques jours plus tôt, elle n’aurait pas hésité pour une petite soirée aussi intense qu’éphémère. Cependant, elle n’est pas venue ici se trouver un partenaire, ni s'encombrer d'un nouvel homme à gére.
Un soupir imperceptible lui échappe. Lentement, elle relâche son emprise sur son hamburger et le repose avec soin dans son assiette, comme si ce simple geste scellait sa décision.
— Merci, j’ai tout ce qu’il me faut.
Amélia lui sourit, tentant de détourner son regard de ces billes émeraude qui la troublent…
— Adam ! viens m’aider, s’il te plaît ? La caisse est lourde !
La voix de sa soeur le rappelle à l’ordre.
Adam…
— Très bien, alors je vous souhaite un bon appétit ! J’arrive !
Il lui adresse un dernier sourire, une fossette creusant légèrement sa joue, puis se retourne pour prêter main forte à la jeune femme blonde avec sa charge encombrante.
Amélia ne s’attendait pas à ça, elle refuse de s’emballer. Son cœur, trop prompt à s’émoustiller au moindre sourire charmeur, doit apprendre à se calmer.
Elle inspire profondément et décide enfin d’attaquer son repas. Dès la première bouchée, un festival de saveurs éclate sur ses papilles. Ce premier dîner sur la terre du Pays d’Oz *4 lui laisse déjà un doux parfum d’enchantement.
Son assiette vide, il est temps pour Amélia de reprendre la route afin de ne pas arriver trop tard dans sa nouvelle maison. Pourtant, elle s’accorde encore quelques minutes, profitant de cette incroyable vue, sur laquelle il ne reste plus qu’un mélange de teinte orange et bleu nuit. Combien de minutes avait-elle contemplé ce spectacle ? Elle l’ignore, mais suffisamment, pour que le couple installé à deux tables d’elle ait déjà terminé leur repas.
Alors que la serveuse encaisse l’addition, un éclat fugace accroche le regard d’Amélia. Son attention se fixe sur la bague qu’arbore la jeune femme brune assise en face d’elle. Fascinée, elle ne parvient plus à en détourner les yeux.
Une certitude s’impose. Elle l’a déjà vue. Où ? Quand ? Impossible de le dire.
À peine cette pensée l’effleure-t-elle qu’une sensation étrange la submerge, suivie d’une douleur fulgurante à la tempe. Son cœur s’emballe. Autour d’elle, le brouhaha du restaurant s’étouffe, se réduisant à un murmure lointain et indistinct. Un voile sombre envahit sa vision, et soudain, des images éclatées s’imposent à elle. Des fragments de vies qui ne sont pas les siennes se superposent à la grande salle où elle se trouve.
Et pourtant… elle est bien là. Elle sent le contact ferme de la chaise sous son corps. Alors, comment expliquer ce qui est en train de se dérouler sous ses yeux ?
Un magasin… Un frôlement… Quelqu’un la bouscule… Puis…
— Aïe !
Une fine griffure apparaît sur le dos de sa main, laissant perler de minuscules gouttes de sang.
À la table voisine, la porteuse de la bague suit la scène, figée. Ses pupilles se dilatent en découvrant la blessure d’Amélia, et son teint pâlit brusquement. Elle tourne un regard furtif vers son compagnon, ses doigts crispés autour de la lanière de son sac.
— Greg vient, on sort, murmure-t-elle d’une voix tendue. Je dois te parler.
L’homme hésite, mais elle lui agrippe le bras et l’entraîne vers l'extérieur. Avant de disparaître, elle lui jette un regard interrogateur.
Le souffle court, Amélia sent un trouble étrange l’envahir. Elle connaît cette pierre violette… et cette femme… C’est comme une sensation de « déjà-vu ».
Puis, aussi brusquement qu’ils se sont levés, le couple disparaît, laissant Amélia seule avec ses questions… et la douleur diffuse sur le dos de sa main. Elle ferme les yeux un instant, inspire profondément. Peu à peu, son cœur ralentit, ses pensées s’ordonnent et reprend enfin ses esprits. Puis, perplexe, elle regarde sa peau griffée.
Que vient-il de se passer ?
***
*1 Hello, mates ! : Salut l'ami !
*2 Hello, I would like a table for one, please. : Bonjour, je voudrais une table pour une personne, s'il vous plait
*3 Yes, come through ! : Oui, suivez moi.
*4 Pays d’Oz : Plus qu’un surnom, Oz est souvent utilisé comme une abréviation du mot « Australia ». Les australiens eux-mêmes sont très friands du mot (quand ils ne disent pas « Straya »), ce qui n’est pas étonnant quand on découvre leur slang (l’argot australien) construit à base de multiples abréviations en Z et en Y.
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