Chapitre 25 - Terre- Justine et les secrets de Gwendoline
Les secrets de Gwendolines
Monde 1 : Terre
Justine
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Vive les « team building » !
Chaque année, en juillet, l’entreprise organise une semaine d’activités en équipe pour renforcer la cohésion, améliorer la communication et booster la motivation. Certains vont en séminaire, d’autres s’essayent à des ateliers créatifs ou des défis sportifs.
Et moi ? Je pars en Australie.
Cela ne fait pas longtemps que je travaille ici, mais j’ai déjà trouvé le moyen d’échapper à ces réjouissances. Un souci familial important a fait office d’excuse. Ce qui n’est pas tout à fait faux.
En direction du pays des kangourous, je m’apprête à rencontrer Alma, la fille de la cousine germaine de ma grand-mère Gwendoline. Cette dernière a disparu alors que ma mère était encore adolescente. J’espère que mon déplacement pourra m’éclairer sur cette page manquante et m’en apprendre un peu plus sur cette femme aux dons exceptionnels, considérée comme la plus puissante de notre lignée.
Si je parviens à reconstituer le processus en entier, peut-être réussirai-je à retourner là où j’étais… Encore faudrait-il que je sache où c’était. Tout ce dont je me souviens, c’est cet homme qui me ressemblait trait pour trait. Où étais-je ? Et surtout… qui était-il ?
Même si j’ai ma petite idée… Un monde parallèle ? Pour cela il me reste à le prouver, ce qui m’amène à cette fameuse feuille déchirée.
Installée à l'arrière d'un taxi, mon esprit s’apaise, soulagé d’être enfin sorti de ce vol, loin de toutes ces têtes pensantes, porteuses d’émotions en tout genre. Si je ne ferme pas les vannes de mon don, je risque de me vider de toute mon énergie. En me protégeant ainsi, je ne ressens qu’une légère fatigue.
J’admire un instant le paysage, puis, après avoir envoyé un dernier message à ma fille restée chez son père, je fais défiler la liste de mes contacts professionnels jusqu’à ce que le nom d’Amélia apparaisse. Je sais qu’elle est actuellement en Australie pour quelques jours, une information glanée lors d’une pause-café, toujours relayée par les mêmes commères.
Mon doigt, suspendu au-dessus de l'écran du smartphone, frôle la surface jusqu'au prénom Amélia. Une hésitation me saisit. Oserais-je lui demander une rencontre ?
Bien que nous ne soyons pas amies, et que ne nous soyons croisées qu'à quelques occasions lors de réunions, je ressens le désir de la connaître davantage. Mon intuition a toujours été juste, alors si elle me souffle de faire plus ample connaissance avec Amélia, je sais que je dois l'écouter.
Pour l'instant, je ne comprends pas exactement pourquoi elle m'intrigue autant, si ce n'est que son taux vibratoire est bien supérieur à la moyenne. Et c’est en partie grâce à elle que j’ai découvert cet étrange processus dans le vieux carnet de Gwendoline.
Cependant, avant même d'avoir pu décider si j'allais lui envoyer un message…
CRISSEMENT DE PNEUS...
Je suis projetée vers l’avant, mon front heurte le dossier du siège d’en face. Un gémissement m’échappe.
— Désolée, M’am... Une famille de kangourous, lance le chauffeur en pointant la route.
— Des kangourous ?!
Je cligne des yeux, sonnée, et tourne la tête vers la chaussée. Là, devant nous, un groupe de marsupiaux bondit gracieusement à travers l’asphalte. Incroyable. J’attrape mon téléphone d’une main fébrile, prête à capturer cette scène unique.
Mais un détail attire mon regard, et mon estomac se noue.
Sur l’écran, en grand, un prénom. Amélia. L’icône rouge activé.
Non. NON !
Dans la panique, mon doigt a glissé sur le bouton d’appel. Mon cœur tambourine. Je retiens mon souffle, priant pour qu’elle ne décroche pas. Une seconde. Deux.
Bip. Répondeur.
Un long soupir m’échappe. Ouf. Pas maintenant. Pas encore prête à lui parler de son énergie, de son aura… Pas envie qu’elle me prend pour une folle.
La voiture redémarre, me ramenant à l’image fugace des kangourous. Enfin, j’active ma caméra, mais il est trop tard : seuls leurs arrière-trains bondissants disparaissent sur le bas-côté.
Je soupire, déçue. J’aurais tant aimé capturer quelques clichés à montrer à ma fille. Enfant, j’en avais vu lors de nos nombreux voyages en Australie avec mes parents. Cependant, ma petite puce n’a pas eu cette chance. La prochaine fois, je l’emmène avec moi. Une occasion manquée qui me serre un peu le cœur.
— Nous y sommes presque, m’am, annonce le chauffeur.
Ces mots me ramènent à l’essentiel. Je ne suis pas venue ici pour admirer la faune locale, mais pour obtenir des informations sur la partie disparue. Celle qui, je l’espère, pourrait m’éclairer sur le mystère de cette formule et sur ce qui entoure ma grand-mère Gwendoline. Ma cousine Alma n’avait rien trouvé lors de notre dernière conversation téléphonique, mais elle m’avait promis d’effectuer des recherches plus approfondies. Je garde espoir. Cette page existe. Reste à savoir où.
— Nous sommes arrivés, m’am.
Le chauffeur descend du véhicule et extrait mes deux grosses valises du coffre pour me les déposer à mes pieds. Je les saisis et, lorsque je relève la tête, je me fige. Le paysage me couple le souffle. Lors du trajet en taxi, je ne m’étais pas rendu compte à quel point nous nous étions éloignés de la civilisation.
Face à moi, perchée sur pilotis au bord de la Coomera River, une maison aux murs de bois blanc patiné par le temps, se fond dans un écrin de verdure. L’eucalyptus et les mangroves entourent cette Queenslander*1 traditionnelle, comme une barrière naturelle, préservant son intimité. Une vaste véranda ouverte encercle la demeure, promesse de longues soirées à contempler la rivière. J’imagine déjà la douce brise caressant mon visage, le chant des oiseaux en fond sonore.
Mon regard glisse vers le ponton où un petit bateau se balance au rythme du courant. Un frisson me parcourt. Cette vision a quelque chose d’irréel, comme si cet endroit vivait hors du temps. Je me surprends à sourire. Oui, je pourrais m’y sentir bien.
— Oh, ma chéwwie ! Je t’attendais avec impatience !
Une voix enthousiaste me tire de ma contemplation. La porte moustiquaire claque derrière Alma, qui se précipite vers moi, bras ouverts. Elle porte un pantalon de lin écru et un top assorti, ses longs cheveux bruns mêlés de quelques mèches blanches flottent autour d’elle. Son accent australien donne une musicalité particulière au français dont elle parle avec chaleur.
Plus de dix ans sans la voir, et la retrouver me remplit d’une joie sincère.
Après une petite visite, installée dans un fauteuil en osier, une tasse de thé entre les mains, je peux savourer enfin de la quiétude des lieux. Cet immense balcon ouvert offre une vue imprenable sur la Coomera River, qui s’étire sous un ciel azur. Quelques maisons discrètes ponctuent le paysage, mais, ici, la nature règne en maitre. Je ferme les yeux et profite de cet instant.
— Cette vue est splendide n’est-ce pas ? souffle Alma s’asseyant à côté de moi.
— Magnifique, confirmé-je. Je comprends pourquoi tu as choisi cet endroit. C’est un véritable havre de paix.
— Idéal pour la méditation, acquiesce-t-elle. Ici, l’énergie est plus brute, comparée à celle de la demeure de Gwendoline, plus douce et maitrisée, poursuit Alma. Ce fut une bien triste nouvelle lorsque j’ai appris qu’elle avait disparu dans les flammes, ajoute-t-elle, le ton empreint de nostalgie.
Le visage d’Alma se voile d’une ombre fugace.
Un silence s’installe, chargé d’un mélange de mélancolies et de regrets. Je replonge un instant dans mes souvenirs d’enfance, puis me recentre sur la raison de ma venue.
— D’ailleurs, Alma, si tu veux bien, j’ai des questions à propos de ma grand-mère.
— Bien sûr, ma chéwie. Tout ce que ce qui te fera plaisir !
— Au téléphone, je t’ai parlé d’une page déchirée dans l’un de ses carnets. As-tu trouvé quelque chose depuis ?
Alma secoue la tête.
— Non, et c’est étrange. Ce n’est pas du tout dans les habitudes de notre famille de retirer des feuilles. Au contraire, nous avons toujours pris soin de préserver notre savoir pour les générations futures.
Elle se lève et se dirige vers une imposante bibliothèque, remplie de petits grimoires classés du plus ancien au plus récent.
— Ici, ce sont les archives de ma branche familiale, dit-elle en effleurant du bout des doigts les reliures usées. Tu dois en avoir, toi aussi.
— Oui, mais beaucoup ont brulé lors de l’incendie. Il ne m’en reste que quelques-uns.
— C’est terrible… murmure-t-elle, son regard assombri.
Un silence plane, avant que je ne reprenne doucement avec une légère hésitation.
— Alma, sais-tu quelque chose sur la disparition de ma grand-mère ?
Elle réfléchit un instant avant de répondre.
— Pas grand-chose. Elle est partie du jour au lendemain, sans laisser de traces.
Je me redresse, attentive.
— Ma mère a consigné dans son carnet quelques souvenirs avec sa cousine, poursuit-elle. Elles étaient très proches. Mais un jour, Gwendoline lui a parlé d’une « grande découverte », sans jamais en dévoiler la nature exacte. Après ça, son comportement a changé. Elle est devenue plus secrète, plus tourmentée.
Je fronce les sourcils.
— Tu penses que cette découverte pourrait être liée à sa disparition ?
— Je ne sais pas… Mais ma mère soupçonnait un lien avec une peine de cœur.
Gwendoline laissait parfois échapper des mots, des bribes de phrases, comme si un fantôme du passé la hantait. Elle n’en a jamais parlé ouvertement, sans doute parce qu’elle avait une famille, marié avec une enfant. Créer un scandale était la dernière chose qu’elle souhaitait.
Un frisson me parcourt.
Ma grand-mère aurait-elle tout quitté par amour ? Avait-elle une liaison extraconjugale ?
Devrais-je appeler ma mère pour en savoir plus ?
Je prends une gorgée de thé, cherchant à rassembler mes pensées.
— Alma, pourrais-tu jeter un œil au carnet ? Peut-être que tu pourrais en déduire quelque chose.
Elle esquisse un sourire lumineux
— Bonne idée ! Montre-moi ça.
Au fil des lignes qui défilent sous yeux, le visage d’Alma blêmit.
— J’ai essayé de tenter cette expérience, mais ce n’était pas très concluant, peut-être que tu pourrais…
À ces mots Alma quitte du regard le journal et fixe avec surprise sa cousine au troisième degré.
— Tu as fait quoi ?
***
*1 : Une maison Queenslander est un style architectural typique du Queensland, en Australie
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