Chapitre 4 – La Tour
L’obscurité l’avait englouti.
Grey n’avait pas l’impression de tomber, ni même de flotter. Il était juste… aspiré. Comme si quelque chose d’invisible le tirait vers un lieu dont il ne voulait pas voir l’existence.
Puis, brutalement, il heurta le sol.
L’impact le secoua violemment, lui coupant le souffle. Il roula sur une surface froide et lisse, son corps meurtri protestant à chaque mouvement. Autour de lui, des dizaines d’autres silhouettes apparurent, projetées dans le même enfer.
Des esclaves, des soldats, des nobles… Tous les survivants du cataclysme qui avait ravagé Babylone se retrouvaient maintenant piégés dans la Tour.
Un silence funèbre régnait, brisé seulement par les gémissements de douleur et les sanglots étouffés.
Grey ouvrit lentement les yeux.
L’intérieur de la Tour était colossal. Des colonnes immenses s’élevaient jusqu’à un plafond invisible, où flottaient des motifs dorés aux formes mouvantes. Les murs eux-mêmes semblaient vivants, ondulant comme s’ils étaient faits d’une matière impossible. L’air était saturé d’un parfum âcre, entre l’encens et le sang séché.
Un frisson parcourut son échine.
Ils n’étaient pas seuls.
Quelque chose d’ancien, de monstrueux se tenait devant eux.
L’Émissaire.
Une silhouette d’une hauteur inhumaine, au moins cinq mètres, se dressait au centre de la salle. Il était vêtu d’une toge dorée, éclatante, contrastant avec l’obscurité qui régnait.
Son visage ? Inexistant.
Là où aurait dû se trouver sa tête, un halo de lumière aveuglante flottait, irradiant une énergie si écrasante que personne n’osait le regarder directement. Ses mains immenses, aux doigts trop longs et trop parfaits, étaient croisées devant lui dans un geste de jugement absolu.
Lorsqu’il parla, sa voix n’émit aucun son… et pourtant, tous l’entendirent.
— Vous avez été sauvés du châtiment pour être jugés dans la Tour.
Les mots vibrèrent à l’intérieur du crâne de Grey, comme s’ils étaient directement imprimés dans son esprit.
— Votre existence, marquée par l’orgueil, l’impiété et la souillure, a attiré le courroux du Royaume Divin. Vous avez voulu bâtir une tour pour toucher les cieux, pour élever vos misérables âmes vers un domaine qui ne vous est pas destiné.
L’Émissaire tendit lentement une main, désignant les misérables survivants à ses pieds.
— Et pour cela, vous serez punis.
Des trompettes retentirent dans l’air, un son assourdissant, cosmique, comme si le monde lui-même répondait à cette sentence.
Grey sentit un vertige le prendre.
Autour de lui, certains s’effondrèrent à genoux, suppliant. D’autres pleuraient en silence, acceptant leur destin.
Mais lui…
Lui n’en pouvait plus.
Sa respiration s’accéléra, son cœur cogna contre sa poitrine. Son corps était en miettes, sa peau portait encore les marques de la famine, du travail forcé, des coups reçus. Il avait tout vu, tout subi, sans pouvoir faire quoi que ce soit.
Et maintenant… ça ?
Son sang bouillonna.
Non.
Ses doigts se crispèrent, son regard se durcit.
Puis, sans même y réfléchir, il fit un pas en avant.
— Taisez-vous.
Le silence tomba brutalement sur la salle.
Tous les regards se tournèrent vers lui, horrifiés.
L’Émissaire abaissa lentement sa main.
Grey n’arrivait plus à contenir la rage qui pulsait en lui.
— Vous parlez d’orgueil et d’impiété… cracha-t-il, la voix rauque, tremblante d’épuisement et de colère. Mais vous n’êtes qu’un ramassis d’ordures qui imposent leur volonté sous prétexte d’être supérieurs.
L’Émissaire ne bougea pas.
Grey leva la main et le pointa du doigt, ignorant la peur viscérale qui lui déchirait l’échine.
— Vous vous croyez divins ? Vous ne valez rien d’autre que ceux que vous condamnez. Vous n’êtes pas des juges, vous êtes juste des tyrans.
Les autres survivants s’écartèrent instinctivement, comme s’ils craignaient d’être foudroyés par l’audace de ses paroles.
L’air devint glacial.
Puis, l’Émissaire abaissa sa main.
Et Grey hurla.
Une douleur sans nom l’écrasa au sol, lui arrachant un cri de pure agonie.
Son corps se cambra violemment, ses muscles se tordant sous une souffrance impossible à concevoir. C’était comme si son être tout entier était brisé, reconstruit, puis brisé à nouveau, encore et encore, dans un cycle infini.
Ses pensées devinrent un brouillard de douleur.
Il ne savait plus où il était.
Il ne savait plus qui il était.
Tout ce qu’il connaissait… c’était la souffrance.
Et dans cette mer de tourments, son esprit commença à s’effondrer.
***
Des fragments de son passé rejaillirent dans l’abîme de son esprit.
Le froid du dortoir, quand il n’était qu’un enfant, serrant une couverture trouée contre lui. La faim qui le rongeait chaque nuit, le forçant à ignorer la douleur dans son ventre.
Les cris d’un enfant plus jeune que lui, battu à mort pour une bouchée de pain volée. Grey qui ne pouvait rien faire d’autre que regarder.
Les adultes qui disaient : « C’est comme ça. Si tu veux survivre, tu ne dois pas t’attacher. »
Les promesses brisées, les illusions détruites, les rêves écrasés avant même d’avoir existé.
Son premier combat dans la rue. Le goût du sang dans sa bouche. La haine dans les yeux des autres.
Le froid de la nuit. Le silence étouffant.
Puis l’orphelinat.
Les enfants qui riaient malgré la faim.
Les petits doigts de Nyla s’accrochant aux siens.
Le seul endroit où il avait trouvé une raison de continuer.
Puis, le Stigmate.
La Téléportation.
Le Travail Forcé.
L’Enfer de Babylone.
La Mort, partout autour de lui.
Et maintenant ça.
Grey suffoqua, les yeux dilatés.
Pourquoi ?
Pourquoi lui ?
Pourquoi TOUJOURS lui ?
Il n’avait jamais demandé quoi que ce soit. Il n’avait pas rêvé de gloire, il n’avait pas cherché à défier le destin. Tout ce qu’il voulait, c’était exister.
Alors pourquoi le monde s’acharnait-il sur lui ?
Pourquoi le Destin semblait-il voué à le torturer encore et encore ?
Un éclat sombre passa dans son regard.
Et alors que son corps était broyé par la douleur, alors que son âme était sur le point de se briser…
Un murmure émergea de sa conscience.
Un simple murmure.
Un murmure empli de rancune, de colère et d’une résolution funeste.
— Si le Destin me hait à ce point…
Son regard embrasé se fixa sur l’Émissaire.
— … alors je vais juste le détruire.
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