Le vent glissait sur les collines comme une caresse silencieuse, emportant la chaleur du jour avec lui. Grey approchait lentement des immenses portes de pierre qui s’élevaient devant lui, plantées au cœur des murailles comme deux mâchoires prêtes à se refermer. De près, la cité de Lithoria était bien plus imposante qu’il ne l’avait imaginée. Les murs, épais et rugueux, étaient renforcés de plaques d’acier noirci, gravées de symboles religieux et militaires. Des archers patrouillaient au sommet des remparts, tandis qu’une lumière pâle s’échappait des créneaux à intervalles réguliers.

Deux sentinelles stationnaient de chaque côté de la porte principale. L’une portait une armure cloutée de fer, avec l’insigne d’une croix entourée de flammes sur la poitrine – l’emblème des templiers humains. L’autre, plus jeune, au regard aiguisé, avait la main posée sur la garde de son épée, l’air tendu à l’approche du nouvel arrivant.

Grey ralentit légèrement.

Ses vêtements étaient en lambeaux. Son torse portait encore les marques laissées par les nuits du Scénario. Son visage, couvert de suie et de sang séché, le faisait ressembler à un survivant échappé de l’enfer.

Et surtout… il avait cette marque noire sur le front.

Une étoile imparfaite, scintillante de lueurs opaques, gravée dans sa chair depuis son retour du premier cauchemar. Visible. Incontournable.

Il s’arrêta à une dizaine de mètres des gardes. Un soupir. Il avait envisagé toutes les possibilités. Se faire ignorer. Se faire interroger. Ou, pire, se faire attaquer.

Mais il ne s’attendait pas à la réaction qu’il vit.

Le garde au regard acéré haussa les sourcils.

— C’est un Marqué, dit-il simplement à son collègue, sans même le regarder.

Le plus âgé, au visage buriné par les années, hocha la tête avec lenteur.

— Tu l’as vu aussi ?

— Marque frontale. Elle pulse légèrement. C’est pas un tatouage.

Grey resta figé.

Ils parlaient… en sa langue.

Pas un mot d’une langue étrangère. Pas d’accent, pas d’erreur de prononciation. C’était du langage pur, direct. Une communication naturelle.

Son cœur fit un bond.

— Vous… vous me comprenez ?

Les deux gardes échangèrent un regard, surpris.

— Évidemment, répondit le plus jeune. Tu parle pas notre langue ?

Grey secoua la tête, les yeux écarquillés.

— Si… si, je crois. Je vous entends… dans ma langue.

Un silence s’installa.

Puis le templier grogna.

— C’est la Voix petit.

— La Voix du Monde ? demanda Grey à voix basse.

— Celle-là même, confirma le plus jeune garde. Elle rend les échanges possibles. Tous les Marqués qui débarquent peuvent comprendre et être compris, peu importe leur origine. C’est pas de la magie. C’est… quelque chose de plus profond.

Grey hocha lentement la tête. Il comprenait maintenant. Pourquoi il avait entendu des entités parler dans le Scénario. Pourquoi il avait pu crier ses insultes dans un monde qui n’était pas le sien. La Voix du Monde. L’entité, le mécanisme, l’architecture derrière les scénarios, les règles, l’harmonisation des réalités. Elle connectait les âmes. Ou au moins, leur permettait de se comprendre.

Il déglutit lentement.

Le garde au visage dur le scruta un instant.

— Tu viens d’où, Marqué ?

Grey hésita.

— Aucune idée. J’ai été… projeté ici, après un Scénario.

Les deux hommes tressaillirent presque à l’unisson.

— Un Marqué sans plaque ? releva le plus jeune. Première fois que je vois ça.

— C’est ton premier transfert dans Eldoriana ? demanda le vétéran.

— Le premier.

Le templier le jaugea un moment.

Puis il s’écarta de la porte, haussa le menton en direction de la ville.

— Passe. Tu trouveras une antenne de coordination pour les Marqués dans le quartier sud. Ils t’enregistreront. T’as l’air d’avoir souffert, mais t’es vivant. C’est déjà ça. Bienvenue à Lithoria petit.

Grey inclina légèrement la tête. Il n’avait pas la force de sourire, mais l’envie y était.

— Merci.

Le plus jeune fit un pas de côté pour le laisser entrer, mais ajouta à voix basse :

— Ils surveillent tous les nouveaux. Même si on les accepte. Les gens d’ici se rappellent encore des Marqués qui ont mal tourné. T’as intérêt à marcher droit.

Grey répondit d’un regard silencieux. Il n’avait pas besoin qu’on lui rappelle ce que signifiait être craint. Il portait la haine des Arcanes sur le front.

Il passa la porte.

Et la ville s’ouvrit devant lui.

Des ruelles pavées s’entremêlaient sous les arcs de pierre, des lanternes suspendues par des fils d’acier s’allumaient une à une alors que le jour faiblissait. Des enfants couraient sur les trottoirs, des marchands fermaient leurs étals, des soldats en armure patrouillaient à cheval.

Lithoria n’était pas une ville de rêve. Mais c’était une ville vivante.

Grey marcha lentement, absorbant chaque détail. Les regards qu’on lui lançait n’étaient ni hostiles ni accueillants. Juste… prudents. Beaucoup baissaient les yeux en apercevant sa marque. D’autres s’arrêtaient de parler un instant. Mais personne ne cria. Personne ne l’accusa.

Il était une anomalie visible, mais pas une menace immédiate.

Il finit par tourner dans une ruelle plus large et aperçut une tour blanche ornée d’un drapeau bleu pâle. Un symbole : deux cercles croisés, le signe universel des Marqués enregistrés. Une annexe officielle, utilisée pour répertorier, guider, et surveiller les Marqués présents en ville.

Il s’arrêta devant la porte, un instant.

Il n’était pas prêt à entrer.

Pas encore.

Demain, peut-être.

Ce soir… il voulait juste dormir. Se reposer. Manger quelque chose de chaud. Et lire ce foutu livre.

Un chat noir surgit d’un toit et fila à ses pieds.

Grey le suivit du regard, puis se tourna vers une taverne dont l’enseigne grinçait sous le vent. Une odeur de soupe chaude et de bois brûlé s’en échappait.

Il poussa la porte.

Et entra dans la lumière.