Chapitre 36 - Le Prix du Repos

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La chaleur de la taverne le frappa dès qu’il poussa la porte.

Pas une chaleur étouffante, ni celle d’un feu agressif, mais celle, simple, d’un foyer. L’odeur de pain rassis, de soupe chaude et de bois brûlé. Une rumeur sourde emplissait l’air, faite de voix basses, de chopes qui s’entrechoquaient et de murmures d’affaires.

Grey resta un instant figé sous l’encadrement.

Ses yeux, habitués aux ténèbres et aux créatures déformées, eurent du mal à s’adapter à cette normalité soudaine. Les gens. Vivants. Riant. Mâchant. Discutant.

Un monde entier qui n’avait pas brûlé.

Il avança prudemment, ses pas résonnant faiblement sur le sol de pierre. Personne ne cria. Personne ne le pointa du doigt. Mais des regards se tournèrent vers lui, notant sa silhouette abîmée, ses vêtements en loques, et surtout… la marque sur son front.

Il atteignit le comptoir.

La tenancière, une femme large d’épaules avec une natte brune et des bras musclés, s’essuyait les mains sur un torchon. Elle leva un sourcil en le voyant.

— T’as l’air d’un revenant.

— Juste… fatigué, souffla Grey.

Il glissa sa main vers une des chaises hautes, hésita, puis s’assit lentement. Son dos cria de douleur.

— Vous avez encore un peu de soupe ? Ou quelque chose de chaud ?

La femme le regarda un instant. Elle plissa les yeux vers sa paume, puis son front. Un silence.

— T’as quoi pour payer ?

Grey ouvrit la bouche. Mais rien ne sortit.

Il n’avait rien. Pas de jeton, pas de monnaie, pas même de quoi échanger. Son sac contenait un livre qu’il ne comprenait pas encore, une vieille couverture de voyage et quelques herbes ramassées au hasard.

— Je… je viens juste d’arriver, murmura-t-il. Par un Scénario. J’ai rien encore.

Pas de plaque d’identification ? demanda-t-elle, la voix plus dure.

Il secoua la tête. La honte le frappa comme une gifle. Pas pour l’absence d’argent. Mais pour cette sensation d’être hors du monde, encore. Rejeté. Étranger.

— Désolée, mon gars, dit-elle. Je peux pas nourrir tous ceux qui sortent d’un vrai cauchemar.

Elle tourna le dos.

Et ce fut là qu’une voix, posée et calme, s’éleva de derrière lui.

— Laisse-le tranquille, Maira. Il a clairement traversé l’enfer.

Grey se retourna.

À une table, trois personnes le regardaient. Deux hommes, une femme. Tous trois portaient des vêtements robustes, typiques de voyageurs ou de mercenaires. L’un des hommes avait une grande cicatrice qui traversait sa tempe et descendait jusqu’à son cou. La femme portait un gantelet d’argent à la main droite.

Ils n’avaient pas l’air hostiles. Ni particulièrement chaleureux. Mais… humains. Fatigués eux aussi.

— Viens manger avec nous, proposa l’homme cicatrisé. On te pose pas de questions. Mais t’as intérêt à pas faire de connerie.

Grey resta un instant figé.

Puis il acquiesça d’un hochement de tête, et rejoignit leur table.

Un bol de ragoût fut glissé devant lui. L’odeur de viande et d’épices lui fit tourner la tête. Il n’attendit pas qu’on l’invite à manger. Il plongea la cuillère, brûlant presque sa langue, mais ne s’arrêta pas. Il dévora comme un homme affamé. Parce qu’il l’était.

— Ça faisait combien de temps ? demanda la femme au gantelet, l’observant.

— Une semaine, répondit Grey entre deux bouchées.

— Une semaine de scénario ou une semaine sans bouffe ?

— Les deux.

Ils sourirent. Pas de moquerie. Juste une compréhension silencieuse.

— T’as déjà ton enregistrement ?

— Non.

— Alors va à la Guilde demain. Ils te fileront un pécule de départ, des infos, et ta plaque. Tu peux pas survivre ici sans ça.

— C’est noté, souffla Grey.

Un silence s’installa.

Puis le troisième homme, plus jeune, au visage rasé de près, s’éclaircit la gorge.

— T’as choisi un moment particulier pour débarquer, l’ami.

— Pourquoi ?

— Les grandes cités humaines du nord sont en guerre. Ça chauffe sec entre les factions nobles, les temples, et quelques tribus humaines indépendantes. Les mercenaires de tout le continent ont commencé à bouger. Les routes sont moins sûres. Les recruteurs paient bien, mais… t’as une chance sur deux d’y laisser ta peau.

— Ouais, confirma la femme. Si tu veux bosser, va vers Levonhast ou Arelun, au nord-est. Mais évite les zones rouges. Les Marqués y sont parfois utilisés comme chair à canon.

Grey haussa les sourcils.

— Et personne ne dit rien ?

— Certains crient. Mais pas fort. Pas longtemps, fit remarquer le plus vieux.

Il baissa les yeux vers son bol vide.

— Merci, dit-il.

— De rien. Tu nous dois rien. Mais fais attention. Ce monde peut sembler moins cruel que ce que t’as vu… mais il l’est à sa manière.

Ils levèrent leur verre, puis reprirent leur discussion, plus discrètement. Grey ne s’en mêla pas. Il les écouta parler de contrats, de routes fermées, de tensions entre les races. Il retint quelques noms, quelques directions.

Puis il se leva.

— Merci encore.

— Va te reposer. Et passe à la Guilde demain matin, lança la femme sans le regarder.

Il quitta la taverne sans un mot de plus.

La nuit s’était épaissie. Les lanternes éclairaient faiblement les ruelles. Grey marcha en silence, laissant ses pas le porter au hasard. Il trouva une impasse calme, protégée par un auvent abandonné, et s’assit contre le mur. Le froid lui mordit les os.

Mais il s’en fichait.

Il était là.

Il était vivant.

Et pour la première fois depuis longtemps… il se sentait presque en paix.

Son regard se leva vers les étoiles d’Eldoriana. Certaines brillaient comme dans son monde. D’autres… non.

Et dans cette lumière étrange, il se rappela.

Les dortoirs froids. L’orphelinat. Le souffle des enfants endormis autour de lui. La sensation de solitude qui ne le quittait jamais.

Il posa la main sur son torse. Les cicatrices étaient là. Mais son cœur battait toujours.

— Un jour de plus…

Puis il ferma les yeux.

Et dormit.

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