Ambiguité
J'ouvre les yeux. Le visage de Lucifer m'apparaît. Penché sur moi, il m'observe en caressant ma frange. Quand nos regards se croisent, il me demande calmement :
- Comment te sens-tu ?
- Bien, répondé-je en me redressant.
- Vilaine menteuse ! rétorque-t-il avec un sourire amusé en pressant sa main contre mon front pour me contraindre à me rallonger. Tu ne t'es plus jamais sentie bien depuis la trahison de ta soeur. . . ajoute-t-il en rapprochant son visage du mien.
- Tss ! Elle n'est plus ma soeur, répliqué-je dans un grognement de rage, et je me suis déjà sentie bien, depuis. À chaque fois que je cause la perte d'une âme humaine, je sens la fierté et la satisfaction m'envahir. Sentir sa vengeance se réaliser lentement, mais sûrement, est comme observer un gigot rôtir. C'est long et sa bonne préparation demande quantité de précautions et d'efforts, mais on sait que ce n'est qu'une question de temps et de persévérance avant de pouvoir enfin se délecter d'une chair tendre et savoureuse. C'est exactement ce que je ressens depuis que je suis à vos côtés.
- Ha ha ha ! Je rejoins ton avis. Je ressens aussi la même chose depuis le jour de ma déchéance, mais je pense que le choix de ta métaphore n'est pas anodine. Tu meurs de faim, n'est-ce pas ?
Je n'ai pas le temps de lui répondre. Un long et sonore gargouillement résonne dans mon estomac. Lucifer lâche un nouveau rire amusé, puis déclare :
- C'est bon. J'ai compris. Mimi ! Sassa !
La porte ne tarde pas à s'ouvrir à la volée, laissant entrer les deux jumelles.
- Oui, Monseigneur ? ! s'exclament-elles en plongeant dans une révérence.
- J'aimerais un peu plus de tenue lors de vos prochaines apparitions, leur lance-t-il sur un ton de reproche.
Les tremblements des deux blondes ne m'échappent pas. Je devine d'ici leurs expressions terrifiées.
- Enfin, ce n'est pas la raison de votre venue. Malicia a faim. Elle a besoin de nourriture pour bien se remettre de sa récente épreuve.
En entendant ces mots, elles se redressent et croisent mon regard, alors que je suis en train de m'asseoir sur le lit. Leurs yeux rouges s'embuent de larmes et elles contournent ce dernier pour venir m'enlacer vivement de chaque côté en s'exclamant :
- Mademoiselle Malicia !
- Nous étions si inquiètes pour vous. . . sanglotte Sassa. Cela fait des jours que nous attendons votre réveil !
- J'ai dormi aussi longtemps ? ! m'étonné-je.
- Oui, confirme Mimi d'une voix émue. Nous nous faisions énormément de souci pour vous. Nous sommes si contentes de vous voir enfin réveillée et en pleine santé, conclue-t-elle en essuyant une larme de son doigt ganté.
Je souris, touchée et attendrie par leur sollicitude. Un raclement de gorge interrompt ces émouvantes retrouvailles :
- Hum, hum. . . Je pensais vous avoir donné un ordre, leur lance-t-il d'une voix froide et dure, accompagnée d'un regard menaçant, qui m'arrache un léger frisson de peur.
Les deux démonnes s'excusent avec une révérence et sortent précipitamment de la chambre. C'est à mon tour de reprocher au Diable :
- Vous êtes bien trop dur avec elles. Elles sont si aimables.
- Leur rôle n'est pas d'être aimables, mais de m'obéir.
- Si vous êtes incapable de montrer de l'affection envers les autres, c'est votre souci. Cela ne vous donne pas le droit d'interdir aux autres d'en exprimer.
- D'abord, tu fais fausse route. Je n'interdis pas les démonstrations d'affection et je sais moi-même en jouer pour servir mes intérêts. Ensuite, dis-moi directement que tu es en manque d'affection.
J'ouvre la bouche pour rétorquer, mais me fige. Je réalise qu'il n'a pas vraiment tort : jusqu'à ce que Vanessa me poignarde dans le dos, j'ai toujours été entourée et aimée (du moins c'est ce que je pensais). Les jumelles sont les seules à m'avoir démontré une tendresse sincère depuis. Les caresses de Lucifer, quant à elles, se rapprochent plus de celles qu'on offre à un toutou pour le féliciter. Voilà sans doute ce que je suis pour lui. Une créature inférieure dont il se sert pour servir ses intérêts. C'est la seule raison pour laquelle il ne m'a pas encore trahie.
- Que signifie cette tête de chien battu ? me demande-t-il en haussant un sourcil.
Je le fixe en silence. Qu'importe ce que je suis pour lui, il reste le seul à m'avoir tendu la main quand tous me tournaient le dos et à ne m'avoir jamais laissé tomber depuis. Il est le seul à pouvoir m'offrir ce que je veux. Il est tout ce qu'il me reste, au final.
- Quoiqu'il en soit, poursuit-il en soupirant. Nous allons suspendre tes missions à l'extérieur en attendant que tu te fasses un peu oublier. Cela ne signifie pas pour autant que tu tourneras les pouces. Tu vas pouvoir en profiter pour compléter ta formation. Je te laisse jusqu'à demain pour finir de te remettre. Ensuite, tu travailleras sous la responsabilité de Tsad. Il t'apprendra à trier et ranger correctement mes contrats. Ce sont des qualités indispensables pour mon assistante.
- Bien.
Au même moment, on toque à la porte. Une délicieuse odeur de viande vient chatouiller mes narines et suscite un nouveau gargouillement digne d'un ogre. Je plaque mes mains sur mon ventre en rougissant, gênée, ce qui a apour effet d'amuser Lucifer :
- On dirait que ton repas est enfin arrivé, dit-il en riant. Je vais te laisser manger et profiter d'un peu de compagnie. C'est toujours efficace pour vous remonter le moral. Vous, les humains, êtes si dépendants dees autres. . . lâche-t-il sur un ton condescendant.
Il disparaît dans un tourbillon de flammes, ne me laissant pas le temps de répliquer quoique ce soit. Je roule des yeux en soupirant, puis autorise les jumelles à entrer. Elles déposent sur mes genoux un plateau contenant viande et légumes, ainsi que des fruits et quelques douceurs sucrées. Le tout est accompagné d'eau et d'un peu de vin.
- Merci, leur adressé-je en entammant mon plat avec appétit.
- Nous n'en avons pas fait grand chose. . . dit Mimi d'un ton un peu embarrassé. En fait, depuis que votre retour, nous n'avons fait que le ménage, car le seigneur Lucifer insistait pour s'occuper de vous lui-même.
- Oh ! Vraiment ? !
Je suis si surprise que ma fourchette manque de m'échapper.
- Oui ! s'exclame Sassa avec un large sourire. Il est resté à votre chevet jour et nuit. Il soigné vos blessures, puis appliqué et changé le mouchoir humide sur votre front jusqu'à ce que votre fièvre disparaisse complètement, sans compter qu'il veillait à vous faire boire régulièrement. C'est grâce à lui et ses bons soins que vous vous êtes rapidement rétablie.
Je reste paralysée par le choc de cette découverte. Lucifer a veillé sur moi avec autant d'attention ? Il tient peut-être plus à moi que jen ne le pensais. . . Cette idée suffit à me faire sourire. Je sens même mon coeur battre plus fort et mes joues s'empourprer.
"Cesse de te faire des illusions. La seule raison pour laquelle il prend aussi bien soin de toi, c'est qu'il a besoin de toi. Une fois que tu auras accompli ton rôle, il se débarassera de toi, comme tous les autres."
Je n'avais plus entendue cette voix perfide depuis longtemps. Je lui rétorque mentalement :
"Il aurait pu demander à Mimi et Sassa de faire toutes ces choses, mais il a tenu à les accomplir personnellement. Il doit y avoir une raison."
"Et tu penses que cette raison est. . ." commence-t-elle sur un ton moqueur.
Je secoue la tête pour ne pas lui laisser le temps de finir. Je ne dois rien laisser me troubler. Je suis ici pour accomplir ma vengeance, rien de plus.
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