Une histoire de chien
Jean est un jeune homme, assez grand, mince, presque maigre, porté par de longues jambes. Mélancolique, il ne voit pas vraiment ce qui l'entoure, ses yeux bruns semblent souvent se poser au-delà des murs vers un lieu qui n'existe que dans sa tête. S'il se trouve là, dans cette maison un peu sombre, aux murs de pierres nues, au terminus d'un hameau, c'est pour Marie. C'est pour elle qu'il est là. Marie est née dans la région, un peu plus loin, vers Manosque. Institutrice passionnée, elle travaille. Jean, lui, vient de Paris, dans ce lieu vide de monde, silencieux, il se demande souvent à quoi sa vie peut servir. Il doute toujours et il fait bien car ses solutions n'en sont jamais.
Jean ne travaille pas. Il a tout lâché pour rejoindre Marie. La vie de Marie est ici. Sa vie est ailleurs, mais il ne l'a pas encore compris.
La maison borde le hameau. Après un petit jardin, un terrain en friche descend en pente douce jusqu'au verger abandonné. Il est facile de s'échapper par là, de rejoindre une petite route qui mène à Pierrerue, un village d'une vingtaine d'habitants à quelques kilomètres de là. La route serpente entre champs et taillis. De loin en loin, les silhouettes basses des collines et des premiers contreforts montagneux, donnent du relief au paysage un peu sec de ce coin de Haute-Provence. Le soir, alors que la lumière s'atténue, elles forment comme des découpages aux teintes bleu-mauve qui se confondent progressivement avec le ciel. Jean, candide citadin, est fasciné de voir son regard porter si loin.
Aujourd'hui, il s'ennuie, comme hier et comme demain. Son projet de reconversion lui tient à cœur, s'il est déterminé, sa solitude lui pèse, ses pensées tournent en rond et le tourmentent. Son instinct lui fait signe de fuir mais ses sentiments lui commandent de rester.
Las de ruminer, il décide de s'évader quelques heures et de marcher vers Pierrerue. Il pourra même rendre une visite impromptue à un couple de copains qui y habite.
Quelques pas de ses longues jambes, le portent au-delà du petit jardin où fleurissent les perce-neiges au printemps, puis les jonquilles. Dépassée la terrasse de pierres plates et le noyer où il aime grimper et se suspendre la tête en bas comme le gamin qu'il est encore. Le voilà déjà en bas du terrain là où des blaireaux ont fait leur terrier. Plus loin la route étroite - il est impossible à deux voitures de se croiser, sans que l'un des conducteurs ne cède le passage - se sépare en deux. Un chemin rejoint Forcalquier à cinq ou six kilomètres de là, l'autre amène à Pierrerue, plus proche. Il prend à gauche direction Pierrerue. Une prairie borde la route, sa pelouse d'herbes hautes et fleuries, peignée par un vent léger, rend supportable la chaleur de Juin. Il se souvient de l'oiseau, c'était vers midi, il conduisait un peu vite, énervé par quelque déception. Une alouette ou un moineau volait vivement, en courbes harmonieuses, rythmées par ses coups d'ailes, parallèlement à la voiture, jusqu'à ce que les trajectoires se croisent. Un petit choc pour une petite mort. L'oiseau gît inerte dans sa main et il songe que son humeur a pu mettre fin à cette vie innocente. Les regrets ne rendront pas à Jean son innocence, ni à l'oiseau sa vie.
Après une heure de marche, il songe à rentrer. Personne dans la petite maison aux volets bleus et aux murs blanchis à la chaux. Ses amis de Pierrerue ne sont pas rentrés du marché où ils tiennent un stand d'artisanat indonésien. Fatigué des sentiers battus, Jean coupe à travers champs.
L'entreprise est plus ardue qu'il n'y paraît. Les taillis ne s'écartent pas sur son passage et il trace son chemin comme il peut, navigant à vue pour rejoindre la maison.
Sans doute a t-il franchi une clôture, il fallait bien, toujours est-il qu'il se trouve soudain aux côtés d'un grand chien noir et bai, la couleur des chevaux. Contre toute attente, l'animal ne s'écarte pas devant lui. Jean s'étonne de ce comportement mais à la différence des chiens parisiens ce molosse ne se trouve pas au bout d'une laisse et il n'est pas venu jouer avec lui. Jean comprend alors qu'il n'est pas chez lui, mais sur le territoire de cet animal, un rottweiler probablement. D'un coup de son corps massif, la bête le renverse et le mordille à la cuisse quand il essaie de se relever. Bloqué contre une clôture de barbelés, il est contraint à l'immobilité. L'animal l'a maîtrisé sans violence mais avec une autorité et une fermeté incontestables. Le maître n'est pas loin. Il s'agit d'un paysan qu'il n'a jamais rencontré. L'homme ne montre pas de colère, tout au plus un peu d'étonnement. Toujours sous le contrôle attentif du chien, Jean doit expliquer en quelques mots, son périple désoeuvré.
- Soyez plus prudent à l'avenir. lui dit l'homme en le raccompagnant hors du champ.
Jean rentre, le chien, sa force et son âme simple occupent ses pensées.
Lui connaît son rôle sur terre. Jean doit encore trouver le sien.
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