Voyage intérieur
Voici le texte un peu raisonneur, que j'ai écrit pour le 13ème concours de Scribopolis, sur le thème du voyage :
Le voyage n'existe pas.
Il s'agit juste d'un déplacement du problème.
Soit, si c'est ton présupposé, alors discutons-en.
Comment parler de ce qui n'existe pas ? Ou plus précisément de ce qui n'existe pas pour moi. Soyons sérieux : tu connais le concept et un concept peut s'évoquer.
Imaginons que je décide de partir en voyage ou même que sans raison, je sorte de ma maison et que j'emprunte la route en bas de chez moi.
Pour prendre du recul sur le sujet, créons un personnage et prêtons lui vie. Nous l'appellerons Alain. Ça sonne un peu vieillot mais je ne suis plus jeune et j'aime bien ce prénom-là.
Alain est donc parti à pied. Dans la vraie vie, il a des responsabilités, des obligations, des liens. Partir vraiment n'est pas possible. Il aurait pu poser quelques jours et en admettant que ses moyens le permettent, il pourrait prendre un avion pour une destination ensoleillée. Non. Il ne s'agirait pas d'un voyage, mais de vacances. Les deux n'ont rien à voir. Les vacances sont un moment pendant lequel Alain pourrait se reposer, se distraire, oublier ses soucis, s'abîmer un temps dans l'insouciance avant de reprendre le cours de sa vie.
Un voyage ça devrait être aussi un changement de lieu, un trajet entre un point A et un point B. Le voyage peut se fondre avec le trajet pour peu qu'il s'en dégage une expérience particulière. Je reste vague à dessein, un voyage est censé apporter le dépaysement, littéralement je change de paysage et j'en suis à priori étonné, surpris, amusé, enrichi. Le trajet peut, à contrario, n'avoir aucun intérêt, c'est alors la destination, le point B qui apportera le plaisir, l'expérience. Il pourrait s'agir alors d'un changement de vie, d'une migration. Le fameux déplacement du problème. Parce que le problème c'est Alain. Cet homme, déplacé, étonné, enrichi n'en demeure pas moins égal à lui-même, avec ses problèmes, ses limites, les obstacles qu'il a décidé de mettre sur son propre chemin ou ceux qui lui ont douloureusement appris que son existence était limitée à un certain périmètre.
Alain est donc sorti de chez lui. Il s'agit déjà d'une petite expédition parce que Alain sort peu. Il se dirige lentement vers les bords de Marne, puisqu'il habite à proximité du fleuve et que les berges sont bordées d'arbres et de fleurs. Où irait-il ? Vers le métro, par l'avenue Gambetta ? Il passerait devant le stade, avec sa pelouse synthétique. Il ferait la grimace parce que le gazon synthétique c'est peut-être pratique mais c'est sacrément moche. Vers le sud ? Il faudrait passer sous l'autoroute et le chemin est triste. Il l'emprunte uniquement pour se rendre à la pharmacie, une fois par mois, afin de renouveler son traitement.
En sortant, il entre dans la sphère publique, un peu redoutée mais nécessaire.
Il croise des gens et des gens le croisent. Comme celui-là :
– Je me rends à mon travail. Ce matin j'ai vu un voisin, enfin quelqu'un du quartier, brun, plutôt grand, le menton couvert d'une barbe d'une semaine. Il marche les mains dans les poches. Il est sans doute retraité, bien qu'il paraisse encore jeune. Il a de la chance de pouvoir se promener un jour de semaine !
Alain est en train de descendre la rue. Il contemple les tilleuls déplumés par l'automne. Il songe à toutes ces feuilles qui jonchent le sol. Il les imagine comme autant de vies terminées et cela lui rappelle l'absurdité de l'existence. La conscience, l'oubli, la conscience, l'oubli. Tout ce qui a une fin est déjà terminé. Une expérience sans limite de temps, n'a pas de sens. Il chasse ces pensées désagréables pour se synchroniser avec l'instant.
Il fait un peu frais, il se dit qu'il a bien fait de prendre sa parka. Il dépasse la petite boulangerie. Pas besoin de pain aujourd'hui. Il y en a suffisamment dans le congélateur. La vendeuse le reconnaît à travers la vitrine et le salue, il lui sourit en passant. Elle s'est blessée à la main et est restée longtemps absente. Sa coupure devait être profonde et la cicatrice l'élance sûrement encore. Elle se sert beaucoup de son autre main. Plus qu'avant.
La boulangère laisse son esprit errer, un court instant :
– Tiens c'est le monsieur qui me prend toujours une dizaine de baguettes, pas trop cuites. Il se promène ! Il a de la chance, moi je n'ai pas le temps ! Je m'active toute la journée, bonjour, au revoir, vous voulez le ticket de la carte bleue ? Merci !
Alain pense à présent au concours de nouvelles de son groupe discord. Malgré ses 60 ans, il est dans le coup, il appartient à une communauté en ligne ! Cette pensée le fait sourire. L'endroit est accueillant, la plupart des membres sont beaucoup plus jeunes que lui (pas tous) et tout ce monde s'accepte. Le concours a pour sujet un récit de voyage. Quelle idée ?! Un voyage ça n'existe pas ! Un rêve de voyage à la rigueur ou un voyage en rêve. Il repense à son adolescence, parce qu'à cette époque il lisait beaucoup de romans de SF et qu'il rêvait tout le temps.
– Quand j'étais jeune, je rêvais de partir à bord d'un vaisseau spatial. C'était bien davantage qu'un rêve, un appel, un élan, un fantasme lancinant, un besoin d'ailleurs. Tout mais pas ce monde-ci. Partir pour les étoiles, ce serait là un véritable voyage. Et qu'aurais-je trouvé dans cet ailleurs infini ? William Shatner, le héros de Star Trek, après son bref parcours en orbite à bord du New Shepard de Blue Origin, a déclaré que la vision de l'espace, cette zone vide de tout, ce rien absolu, l'avait traumatisé. Quelle triste découverte. La terre, phagocytée par les hommes, ce coupe-gorge éphémère valait donc mieux que ce vide oppressant ? Je me suis calmé depuis, histoire déjà de ne pas me cogner aux réverbères. Ces rêves me perdaient dans une zone floue, une rêverie incolore. La vie est-elle dans l'étude du monde, des œuvres, de l'autre ? Mon regard, si quelconque, ne serait-il pas finalement l'unique fenêtre vers ce voyage hypothétique ?
Il a atteint la berge. Il peut emprunter le trottoir qui longe le fleuve de loin. Le trajet est calme, bordé d'arbres centenaires et de fleurs plus éphémères; ou prendre le sentier qui passe tout au bord de l'eau.
Une dame promène son Loulou, elle l'aperçoit alors qu'il hésite.
– Quel drôle de type. pense-t-elle. Il n'est pas mal pour son âge. Pas mon genre, un peu fluet, un peu rêveur. Il se promène sans chien, presque sans raison. Il est seul.
Alain s'est engagé sur le sentier, la promenade Paul Cézanne. Il regarde un moment son arbre déraciné. Il prend toujours le temps de le saluer. Le tronc a été coupé, puis évacué par les services municipaux. Il ne reste plus que la souche. Elle a basculé dans le fleuve. Elle montre sa tête échevelée qui autrefois était son pied. Quelques racines lui prêtent encore un semblant de vie tandis que d'innombrables surgeons dressés à la verticale le vengent de son sort.
Plus loin, d'autres sont encore dressés, ils ont vu les deux guerres mais qu'ont-ils retenu de ces siècles ? Que serait une vie d'arbre ? Une existence à croître à la recherche de la lumière ? Quand le vent ébouriffe son feuillage, que les branches dodelinent et que les feuilles saluent frénétiquement, la complexité mathématique de leur parcours autour de leurs attaches défie l'imagination. En leur prêtant une conscience, celle-ci ne devrait pas ressembler à la nôtre. Ils connaîtraient, les autres arbres, concurrents ou compagnons, se préviendraient peut-être même des dangers. A moins qu'ils ne songent tels les Ents de Tolkien, au lent voyage du monde ?
Après les coups de vent, des morceaux d'écorces, arrachées aux troncs, se retrouvent tout alentour, par terre avec les morceaux de branches, sur les buissons, dans l'eau prisonniers des brises lames. Les platanes trônent sans crâner dans le petit parc, montrant leurs troncs pelés, comme autant de cicatrices, cadeaux des ans, preuves de sagesse.
Un couple de corbeaux s'est posé lourdement sur la pelouse de l'île du moulin brûlé. Ils se tiennent à distance l'un de l'autre, prêts à s'alerter mutuellement. A quoi pensent ces corvidés si intelligents ? Après tout c'est moi l'auteur et je possède certains pouvoirs :
– J'ai vu l'homme. Son plumage ne change plus ces temps-ci, toujours de la teinte beige. Il n'apporte pas de nourriture et sa démarche balourde n'est pas dangereuse. Je n'ai pas le temps de m'appesantir. Ma femelle vient de me faire signe. Il est temps de regagner le nid.
Les deux oiseaux sont repartis de leur vol puissant. En une seconde, ils ont disparu.
Il est temps à mon tour de rentrer.
Après tout, j'ai fait un beau voyage.
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