2 - Baiser

5 minutes de lecture

 Ce soir-là, il marchait dans une rue de la ville sans but précis, comme inspiré par un sentiment passager de bohème. Il était habillé d'une chemise couleur lilas sous un gilet sombre. L'air était doux, l'atmosphère tranquille. Autour de lui passaient les jolies filles. Et en levant les yeux, il voyait que le jour ne s'imposait encore à la nuit que par une traînée du rouge des feuilles mortes. C'est alors qu'il sentit sur ses sourcils perler une goutte, qui glissa sur son visage lentement. En la frôlant de sa langue il lui trouva un goût de sel.

 Il pensa intuitivement que c'était simplement de la transpiration, mais il se ravisa aussitôt, parce qu'il n'avait pas chaud. Son corps ne ressentait pas de chaleur. Il s'assit sur un banc, et sa méditation fuit vite vers une contemplation rêveuse des façades qui se présentaient à lui, de l'autre côté de la rue. Des pavillons puis au loin quelques immeubles qui, au fond, ne se présentaient pas si mal, au regard. Il n'y avait jamais vraiment prêté attention. Dans la vie, l'important est le chemin plutôt que les détails qui s'empilent tout le long. On s'y arrête prendre une photo, voilà tout. Ce faisant, on perd du précieux temps. Même dans les films, ces détails sont au plus des prétextes et esclaves serviles de l'intrigue maîtresse. Et Achille, s'il s'y arrête, ne dépassera jamais la tortue.

 Sur ce trottoir en face, quelques enfants jouaient aux billes, en silence (lui paraissait-il, depuis où il était). Mais vint la mère de l'un d'eux, qui, par les gestes et par la parole, en levant plusieurs fois la main vers le haut, dispersa la troupe. Il devina le message : "Il va pleuvoir, rentrez chez vous." Alors il leva lui-même le regard vers le ciel.

 Effectivement, les nuages s'amoncelaient, formant une pile grise opaque. Il décida de rentrer vite, pour arriver avant eux et ne pas avoir à s'abriter et attendre la fin de leur passage. Mais il n'avait pas fait dix pas que les premiers rais d'eau commençaient à l'assaillir. Il prit son parapluie, l'ouvrit et hâta sa course. Il se sentait poursuivi par un fantôme fait de vapeur, un spectre qui commençait à s'emparer de la ville. D'abord l'air, puis le sol qui devenait flaques, et les hommes et objets mouillés. Comme s'il répandait une pellicule sur son territoire. Ce que le ciel recouvre. Mais le ciel recouvre tout, pas juste cette rue. Non, ce n'était pas vraiment le ciel, juste un petit bout de ciel... Pour s'en convaincre, il regardait autour de lui, mais, c'est le lot des villes, son horizon était très limité, et il ne voyait rien qui ne fût à la portée du Souverain d'en haut. Ou plutôt, qui ne fût déjà sous son emprise. La pluie avait pris un rythme effréné, et il paraissait que toutes les eaux du ciel devaient recouvrir la ville.

 Un changement subtil et confus se faisait alors sentir. C'était comme si, en lavant ces vieilles maisons, ces parties oubliées à force, ignorées par son attention et sa mémoire, ressucitaient d'un nouvel éclat. Elles brillaient soudain, s'imposaient à lui, et lui faisaient ressentir comme de la nostalgie. C'était sa ville, celle où il avait vécu si longtemps, et qu'il avait fini par ne plus vraiment voir. Ces billes et ces mômes, c'était son enfance, la fleuriste, la boulangerie, les parfums et les couleurs, les nuances de l'océan des souvenirs... Au milieu de tout ce cataclysme climatique, et malgré l'afflux de bile causé par la sensation de ses beaux vêtements trempés, et ce dégoût ressenti à arracher son pied et même la cheville à ce petit ruisseau formé sur le trottoir, il se sentait presque pris d'une certaine grâce. Ceci, bien que son visage n'y faisait rien paraître et que les passants y verraient une autre personne prise dans la tempête. Mais c'était le ciel qui jouait là son concert, or, jugeait-il, c'est de lui que vient la grâce.

 À force, du reste, il finissait par n'y avoir que le ciel. D'une façon étrange, il paraissait que le ciel commençait à grignoter la ville, qu'elle était avalée dans l'azur infini où tout se mêlait, où elle n'était plus que des parcelles. D'ailleurs, cela faisait un moment qu'il courait, et il avait fini par ne plus prêter garde à sa destination. Rentrer chez lui, bien sûr, mais où était-ce ? il ne le savait plus. Quelle était cette rue, quel était ce bâtiment...? Il avança malgré tout encore un peu, mais ce n'était que pour découvrir ce premier fait mystérieux (si tant est qu'on range cette météo si violente parmi ce qui reste normal, quoique extrême) : que ce n'était plus la ville qu'il connaissait, en fait ce n'était plus vraiment une ville, car... C'est-à-dire qu'il se trouvait sur une île.

 Le ciel avait creusé tout autour. On ne trouvait plus rien d'autre que des ruines confuses, et lui et son ombrelle, et le ciel. Ainsi isolé, il ressentit sa situation comme un désir profond, une soif insatiable. Son corps et son esprit étaient tendus verticalement. Vers le haut. C'est alors que se produisit un deuxième fait particulièrement singulier. Comme par le principe d'action réaction, il sentit qu'à chaque coup sur son parapluie, une poussée s'opposait en mouvement inverse. Et pendant qu'il songeait à cette curiosité, c'est à peine s'il sentit ses pieds quitter l'asphalte. Comme si son ombrelle était une aile, il était entraîné comme sur une piste céleste. Autour de lui s'étendait cette marée de souvenirs, qui n'avait plus aucune cohésion, de sorte que les pierres et les bâtiments roulaient sans ordre et se heurtaient.

 La soif le saisit plus encore. Il tourna son visage embué, et ouvrit la bouche tout en fermant les yeux. Son bras glissait, l'ombrelle bientôt ne le recouvrait plus. Il n'était plus porté que par lui-même, ou par le ciel. Sa bouche se jetait sur le rideau de pluie. Ses bras, lâchant l'ombrelle, cherchait à agripper le ciel, à s'en saisir, se saisir de tout, tout ce tableau autour de lui qui était porteur de tant d'émotion.

 Dans un élan ultime, il ouvrit les yeux, et la chute alors fut brutale. Il se renversa sur le bitume froid, et le choc le plongea dans une courte léthargie. Après avoir temporairement perdu connaissance, sa conscience revint peu à peu, et avec elle, les alentours se mettaient à retracer l'esquisse de la ville qu'il avait quittée, puis à la figurer complètement, exactement comme elle était (du moins ne percevait-il pas de différence). Enfin, alors qu'elle reprenait vie et qu'à nouveau passaient les gens et les voitures tout à fait normalement, une dernière goutte tomba du ciel, jusqu'à ses côtés. Une goutte solide et brillante qui rebondit deux fois puis s'immobilisa. Il la regarda avec intérêt, puis y porta la main, et l'approcha de ses yeux. Sa vue était saisissante. Et, de façon inexprimable, il lui paraissait, sentiment étrange, qu'elle renfermait en elle le déluge.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire RêveurSolitaire ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0