15 - Citrouille
Le ciel est immense, et je flotte dedans. Depuis quand ? Je vole comme depuis toujours. - Comme c'est curieux. Tout cela me paraît comme une évidence. Le ciel est d'un bleu immense, sans horizon, et j'y vole, parmi les oiseaux et les poissons. À la recherche de ce soleil pâle que j'ai cru entrapercevoir.
Un passant m'interpelle : "Pardon, c'est bien ici, le Paradis ?" Mais je ne suis pas du coin, et je passe mon chemin. Moi aussi j'aimerais comprendre. Je dois le réexpliquer à une vache, un tracteur et le président de la République Démocratique du Congo. J'ai du mal à comprendre leur accent, sans doute parce que je suis de la société rurale. Enfin je crois. Je porte la main à la poche de mon pardessus, pour y trouver mes papiers, mais je m'aperçois que j'ai bêtement mis mon pardessous par dessus mon pardessus, et j'ai tellement de papiers que je pourrais les faire éditer au PUF. Impossible de retrouver ce que je cherche. En fouillant frénétiquement, je me débarrasse de mille affaires et pourtant j'en ai encore dix fois trop, je me sens en excès de moi-même. Comme un volcan en explosion.
Pour me calmer un peu, je me pose sur l'allée de pierres. Une allée très aérienne, je trouve. Parmi les nuages, j'y avance tranquillement, aériennement. Par distraction, je laisse tomber sur le sol mon portefeuille. Je me retourne pour le ramasser, mais je m'aperçois qu'il n'y a pas de retour, seulement une allée. Je hausse les épaules, après tout, j'ai un portefeuille de secours, avec les mêmes papiers dedans.
Je croise une voiture, qui me parle de la météo. Elle me dit qu'elle la trouve très aérienne. Je n'aurais pas dit mieux. Puis elle me demande où sont les entrées, je lui réponds que je ne sais pas, mais que j'ai cru repérer les amuse-bouches pas loin. Elle acquiesce d'un sourire et roule plus loin. Et moi, je tombe sur les entrées. Il y en a deux, deux portes de bois vermoulu. Je me demande pourquoi il y en a deux.
Encadrant les deux entrées, deux statues, ou plutôt une seule, avec deux versants. À gauche, au-dessus de la porte de gauche, une dame, affaissée, les traits tirés pathétiquement, effondrée sur elle-même, verse de l'eau dans un vase. La statue de droite porte ce vase. Elle contraste avec sa compère, et paraît s'étendre, se dilater. Ses traits sont détendus, expressifs, joyeux. Son visage est très singulier, et m'évoque quelque chose, mais je ne saurais dire quoi. Et il y a comme un souffle qui sort d'elle pour aller rejoindre le coeur de la statue de gauche. Il y a quelque chose de surprenant, que je comprends vaguement, je crois entrapercevoir ce lien entre les deux statues.
Sans me faire prier, j'ouvre du pied la porte de droite, et m'y élance franchement, pris d'un élan joyeux. Un élan qui me fait aussi crier un salut malgré moi, comme si je pénétrais dans un saloon. Mais c'est un très étrange saloon. Il est peuplé de Mexicains. Enfin, c'est comme ça que je me représente la chose, mais à la vérité, il n'y a que des têtes, posées sur les deux comptoirs. Des têtes oranges, avec un sourire de Cheshire et des yeux et nez étranges. Elles sont alignées les unes aux autres avec régularité.
La lumière est étrange, il y a comme un peu d'obscurité contrebalancée par un déchaînement de couleurs fluorescentes, surtout sur les citrouilles. C'est un festival dont je suis, sans doute, le chanteur disco. Je m'avance vers une des citrouilles pour lui demander mes paroles, mais elle me rit au nez, et sa voisine avec. Etant donné que la vengeance est un plat qui se mange froid, ce qui tombe bien parce que je ne repère pas de four, j'entreprends de la manger. Mais c'est interminable et horriblement bourratif, et je la sens qui essaie de s'échapper de mon corps. Je tousse, plusieurs fois, avec force. En retentissant tout autour. Je m'ébahis de l'espace et de la résonnance.
Au loin, je repère le Chapelier. Je décide de le rejoindre, et lui poser des questions d'ordre logistique, mais ma chaussure se coince dans un chewing-gum, et je ne peux plus avancer. Je me crampe, insulte la petite boule, la menace, mais c'est sans effet sur cette créature sourde. Et quand je reporte mon regard vers le Chapelier, celui-ci brandit une cuillère. Mais à ma grande surprise, au lieu de l'utiliser pour déguster son dessert ou pour me tuer, il en joue sur une citrouille en face de lui. Il la tapote avec finesse, et elle résonne dans toute la pièce. Il reprend, et bientôt fait de ce concert de citrouilles un orchestre symphonique. De surprise, j'éternue.
Il y a comme une émotion qui flotte dans les airs. Comme un souffle qui veut sortir de mon corps. Une énergie me catapulte et me décolle du sol, vers le la, et, mes six doigts agités dans les airs comme battant la mesure, je cours, dos aux citrouilles, à très grande vitesse. Mes pieds se jettent dans les airs, mes jambes s'embrasent. C'est une force qui me prend aux tripes, aux poumons, et que je ressens le besoin de cracher sans y parvenir. Et je cours, au milieu de ces sons qui résonnent et se répondent, de citrouille en citrouille, d'un lien qui les parcourt tout le long.
C'est après m'être pris un mur en pleine face qu'il me faut diplomatiquement m'arrêter. À mes pieds, un de ces fruits oranges, qui me toise. Je le saisis, et le contemple avec intérêt. Ses yeux flambent, son sourire est narquois. Je lui crie comme on décoche une flèche, je lui envoie des cris entrechoqués qui paraissent l'embarrasser. Je me sens joyeux, ou agité, je me sens nerveux. Alors je lui crie dessus. Puis je la balance, et reprend ma course, loin devant. Le sol plonge, il plonge vers les entrailles de la terre, paraît-il, peuplés de citrouilles pesantes et méprisantes, et j'y cours nerveusement, et je cours sans fin.
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