Une journée comme les autres
7h10 : le réveil sonne. Strident. À croire qu’il le fait exprès pour m’énerver. Il m’échappe, ne se laisse pas écraser, refuse d’être réduit au silence. Quand je parviens enfin à mettre fin à ses jérémiades, je suis déjà en retard. Il va falloir avaler mon petit-déjeuner en vitesse. J’éclabousse mes céréales de lait et les attaque immédiatement. Elles n’ont pas attendu pour être ramollies. Mon coloc’ sait bien que c’est toujours comme ça avec cette marque et il continue à les acheter ! Sûrement parce qu’il sait aussi que ça me met de mauvaise humeur pour la journée.
Je déglutis avec peine, m’arrose les dents et file vers l’arrêt de bus. Rien. Pourtant, il est 7h41. Personne. Pourtant, il est 7h52. Mon carrosse finit par apparaître au coin de la rue, conduit par un chauffeur à la mine désolée. Il y aurait eu des bouchons dans la rue Jean Jaurès. Une livraison selon lui. Je décèle un léger sourire : ça lui plait de mettre les autres en retard, il aimerait qu’on perde notre boulot à cause de lui. Heureusement, il est un peu plus rapide pour la suite du trajet et j’arrive à mon arrêt sans encombres. Je saute hors du bus : il faut bien rattraper tout ce temps perdu. Je saute, mais dans une crotte de chien. Ça ne m’étonne pas, j’avais déjà remarqué qu’iels font exprès de se soulager à l’exact endroit où les passagers descendent.
Quand je pousse la porte du boulot, tout le monde me regarde de travers. On me reproche d’arriver à une heure pareille mais on s’en réjouit parce que ça me discrédite. Tout cela silencieusement, bien sûr. Je m’installe devant mon ordi : il fait les mises à jour. Évidemment, il n’a pas décidé ça tout seul, on l’y a aidé. Au bout d’une demi-heure à trier mes post-it, passer aux toilettes et arroser les plantes, je peux enfin me mettre au travail. C’est le moment que choisit Sophie pour me dire que vu mes problèmes informatiques elle a pris un de mes dossiers pour me soulager. Son sourire dissimule mal sa duplicité : elle soigne son image auprès de la cheffe, pas mon bien-être. Je ne réponds rien.
À midi, je me rends dans ma boulangerie habituelle. J’y vais toujours à cette heure-là, pour le déjeuner. Tout le monde le sait et s’amuse à s’y rendre au même horaire. La queue déborde du magasin et toute la clientèle a un repas complet à acheter, une baguette à mettre de côté et des nouvelles de la boulangère à prendre. Je quitte les lieux furieux, sous les regards ahuris de mes tortionnaires. Je ne mangerai pas aujourd’hui. À la place, je fouillerai les bureaux de mes collègues partis déjeuner : je dois savoir comment ils ont découvert ma date d’anniversaire et surtout ce qui se cache derrière leur menace de « ne prévois rien ce jour-là après le boulot ».
À la débauche, je passe au supermarché. Je dois faire des provisions. Pour combien de temps, je ne sais pas. Mon anniversaire est demain : il est trop risqué de continuer à aller travailler. Mais même en arrêt maladie, mes collègues peuvent me retrouver, me coincer à la sortie de mon immeuble et… Non, il est plus sûr de me retrancher chez moi et d’attendre qu’iels trouvent un autre bouc émissaire.
Mes trois sacs pleins à craquer, je monte avec peine les escaliers et m’effondre sur le palier. Je me fais violence pour ranger les courses. Je n’ai plus d’énergie, bouffé par l’anxiété. J’échoue sur le canapé, la télé s’allume au moment de l’impact. Une pub pour les mycoses plantaires fanfaronne à l’écran. Bien joué : ça me coupe toute envie de diner ! Je renonce. Mon lit sera plus accueillant que le reste, lui ne cherchera pas à me mettre encore plus mal que je ne le suis déjà. Je me déshabille et m’étends sur les draps frais. Le chat a chié dedans.
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