4. Ce n'est sûrement qu'une coïncidence
Kem bailla et bougonna. Son humaine avait cogité toute la nuit et bien sûr il avait très mal dormi. Quant à la cogiteuse noctambule, cela faisait longtemps qu'elle était réveillée. Difficile de dire le contraire...
Elle courait dans tous les sens à seulement huit heure du matin. Elle portait une robe de chambre et paniquait pour trois raisons : elle n'était pas encore coiffée, le double fond de son tiroir où elle avait caché son médaillon de Chapardeuse refusait de s'ouvrir et elle ne s’était toujours pas remise de sa nuit. Alors qu’elle avait pris le chemin du manoir une calèche lancée à tombeau ouvert avait bien manqué de justesse de la transformer en paillasson. Kem avait pesté contre le cocher pendant un quart d'heure.
Après avoir résolu l'affaire du double fond coincé et apprêtée par ses suivantes, la jeune fille descendit en direction du petit salon où l'attendait un copieux petit-déjeuner. Lord et Lady Baskerville n'étaient pas présents évidemment. Seuls Sidoh et Gerald, son Mirage, étaient là. Un loup blanc majestueux applatis sur le sol avec un lièvre mort entre les deux. Il correspondait très bien à Sidoh qui lui était sérieux et dominant - même si sa personnalité était aux antipodes de celle de son maître.
Levy perçut une atmosphère tendue dans la pièce, qui venait principalement de Sidoh. Ses lèvres étaient plissées en une ligne crispé et sévère, les sourcils froncés. Sa sœur n'osa pas lui demander ce qui le tracassait et noya son incompréhension dans un croissant et un thé noir au citron. Son regard s'attarda sur le journal posé sur la table et sur l'image en première page. Une photographie. Levira lâcha aussitôt son repas et attrapa le journal, subjuguée par la présence de cet élément de luxe. L'article ne pouvait être qu'important. Elle se mit à le lire. Il datait de ce matin même et Levy se doutait qu'il y avait un lien entre ce journal et la mauvaise humeur matinale de son frère.
La photographie était terne faute de lumière lors de sa prise mais l'on pouvait très bien distinguer le paysage qu'elle montrait, spectacle macabre et funeste : des monceaux de bois calcinés, rongés par les flammes, noircis par les crocs du diable, un échafaudage écrasé sous les pierres, les poutres empilés les unes sur les autres comme un tas de cadavres, des briques brisées, réduites en morceaux...
Tragédie au domaine Calvin
" Dans la nuit du 18e du 8e mois (Miraclis) de l'an XII759, un incendie a emporté le manoir Calvin ainsi que son propriétaire, le comte Jose Calvin. Le feu s'est déclaré dans le hall embaumé du parfum de bougie à l'essence de Magalia située sur le bougeoir au sommet du lustre présent. La cire qui coulait senmble avoir abîmé quotidiennement la chaîne située en dessous et le soir de l'incident, après tout ses dégâts - faibles mais fréquents - la chaîne s'est brisée et le lustre s'est écrasé sur le sol. Les flammes des quelques bougies allumées se sont répandues rapidement sur les tapis et rideaux de soie et se sont changées en un feu d'une puissance moyenne. Celui-ci s'est propagé dans tout le rez-de-chaussée jusqu'à atteindre les charpentes et l'étage où dormait Lord Jose Calvin qui a malheureusement été écrasé par une poutre alors qu'il était piégé par les flammes à l'étage. Le feu s'est étendu jusqu'à réduire toute la demeure en cendres. Les domestiques, alertés par le bruit de la chute du lustre, ont eu le temps de s'échapper et ainsi le comte fut la seule victime de l'accident..."
- J'avais bien dit que l'essence était corrosive même sur l'or, déclara Kem en insistant bien sur les derniers mots.
- Le voilà maintenant six pieds sous terre, soupira Levira avec exaspération. Toujours à prendre en compte les avertissement trop tard celui-là...
- Peu importe, renifla le Mirage. On ne va se plaindre de ce malheureux accident.
- Kem...
- Oh je t'en prie ! Ne fais pas comme si la mort de ce type te chagrinais.
- Ce n'est pas une raison, réplique la jeune femme dans un ton sombre.
Le Mirage se changea en serpent et siffla contre la photographie.
- Enfin, dit-il, voilà un accident que personne ne regrettera.
- Qui tombe bien trop à point nommé...
Les deux amis se tournèrent vers Sidoh.
- Tu ne pense pas que tout ceci était un accident ? demanda Levira.
Son frère maugréa. Il aurait préféré ne rien dire, mais il refoula ses pensées les plus noires et répondit avec raison.
- Calvin devait me donner quelque chose mais voilà qu'il meurt la veille, déclara-t-il. En fait je ne sais pas. C'est étrange mais cela ne peut être qu'un accident. Ce n'est sûrement qu'une coïncidence.
Sidoh s'arrêta aussitôt devant le regard froid et méprisant de sa sœur.
- Cet horrible personnage voulait te donner quelque chose, dit-elle du ton le plus calme qu'elle put user.
Le jeune homme détourna les yeux dans une grimace de dégoût. Calvin avait été accusé trois fois d'agressions envers une de ses domestiques. Hélas, que valait les supplications d'une pauvre bonne face au rire d'un noble, surtout quand les juges ne se plaignaient pas d'une petite avance sur leur salaire. La troisième accusation ayant échoué la domestique avait disparue sans laisser de traces, certains disaient qu'elle avait été faite assassiner par le comte, d'autres qu'elle s'était suicidée, d'autres encore, qu'elle avait quitté la région.
- Inutile d'y penser à présent.
Sidoh le haïssait tout autant que sa soeur. Il ne pouvait supporter de voir cet être odieux et cruel se comporter en territoire conquis partout où il passait malgré tous les murmures dans son dos. Gilbert Greyfox avait tenté de le remettre à sa place, la première fois que Sidoh l'avait rencontré. Au final, le sombre adolescent de quatorze ans avait fait ce que lui-même agé de seize ans avait brûlé de faire pendant toute son entrevue avec le comte. Il l'avait frappé au point de lui fendre la lèvre.
" Laissez-vous toujours entrer les Greyfox ? "
Le jeune duc s'arrêta de boire à cette pensée. Il se souvint du comte, de ses mots empoisonnés et son sourire sinueux lorsque le garçon aux yeux d'argent lui avait intimé de se taire. En paroles comme en acte, tous en lui se vantait. Il était intouchable et même un Greyfox ne le réduirait jamais au silence. Les Greyfox. Excepté Gilbert, le fils cadet, aucun membre du "Clan des ténèbres" n'avait jamais mis les pieds au manoir Baskerville, du moins pas depuis que Sidoh était né. Même s'il ne connaissait que Gilbert, Sidoh n'avait jamais eu confiance en les Greyfox : rien qu'à voir le caractère du fils cadet, il s'imaginait bien celui du chef de famille.
Sidoh chassa ses pensées. Calvin était abject, arrogant et ses actes avaient permis la réalisation du plus improbable des miracles : mettre l'entièreté de la noblesse d'accord sur l'ignominie de sa personne.
- Ses cadeaux ne sont que fumée trompeuses, déclara-t-il.
Levira se demanda s'il parlait pour lui-même ou pour elle.
Lorsque Levy pénétra dans le QG des Chapardeurs, il était bondé, rien d'étonnant, avec l'approche de la fête de Ptah, tout le monde travaillait à temps plein afin d'avoir assez d'argent pour profiter du festival dans les moindres détails. En guise de QG, c'était une auberge à colombages, large et haute, équipée d'installations No Humano : une Image de pensée de taille considérable, des Bulle Écho et une Mémoire Archiviste.
Dans le hall, les Chapardeurs consultaient la carte d'Ymir sur l'Image de pensée, d'autres trinquaient à leur réussite. Tout le bâtiment résonnait des rires de ses occupants ou bien de plaintes sur les clients ingrats. Le maître supportait les reproches en grinçant des dents, avec ce regard que Levira connaissait bien. Celui-ci qui signifiait que le maître était à deux doigt d'envoyer son poing dans la face du client. La responsable du QG était en train de réceptionner et négocier le prix d'une machine tout droit venu de Raesch : un planeur à propulsion, qui serait réservé aux Charpadeurs les plus expérimentés et talentueux - ce qui n'était pas trop surprenant vu le prix de la chose. Drago, un Chapardeurs novice, dormait à poings fermés sur une table. Le pauvre avait tellement de commandes que même avec l'aide des autres Chapardeurs qui piochaient dans leur propre butin et le lui donnaient, son déficit d'heures de sommeil était ahurissant. Sans compter que celui-ci n'exerçait pas souvent en tant que Chapardeur. Un jour Levy lui avait même effectué une de ses commandes, ce qui lui avait valu d'être vénérée comme une déesse pendant une semaine et d'être traitée comme une princesse depuis ce jour par le jeune adolescent d'un an son cadet. Charlie, lui buvait comme un trou en montrant son certificat de montée en grade, lui donnant accès aux zones les plus dangereuses d'Ymir : sous Crya.
Levy sourit. Enfin, elle pouvait souffler. Il ne lui avait fallu que le prétexte de rendre visite à son parrain pour s'éclipser mais elle redoutait toujours une pair d'yeux indiscrets qui la suiveraient à son insu. Elle laissa sa peur s'envoler, submergée par cette délicieuse émotion. Le plaisir d'une vie simple et oisive.
- Ke'Levy !
Une fillette accourut vers la jeune fille et se jeta à son cou. Une femme l'interpella aussitôt.
- Lottie, on ne saute pas sur les gens dès leur arrivée.
- Pardon, Kelahr !
La fillette provoqua le rire de Levy.
- Non Lottie. Kelahr c'est grand frère, corrigea-t-elle, grande sœur se dit Kelahn.
- Kelahr Kelahn, c'est facile de confondre.
- Ce n'est pas grave, tu as fait de sacrés progrès !
La fillette sourit, Charlotte était la petite sœur d'une Chapardeuse et passait sa vie entre l'école et le QG où Levira lui apprenait les rudiments du Griis et du Grashkiis. Elle était aussi souriante que son aînée. Son Mirage, une ourson blanc assez violent jouait avec Kem, Lottie était incroyable, à 6 ans elle avait déjà fait apparaître la petite masse blanche et pelucheuse. Même Levira, pourtant douée avec la magie, avait dû attendre ses huits ans pour que Kem sorte de son âme.
Le maître fit signe à Levy qui s'approcha. Il lui tendit une enveloppe un peu épaisse et la jeune femme la prit puis s'assit à une table avec Kem métamorphosé en chien près d'elle. Elle ouvrit l'enveloppe qui contenait une douzaine de feuilles, toutes des commandes avec des éléments simples à se procurer. Cependant une feuille attira l'intention de Levy : ce n'était pas une feuille mais une enveloppe noire et scellée. Une armoirie était représentée au dos.
Dans une pyramide figurait une étoile à six branche formée de deux triangles croisés. Dans les coins du triangle contenant l'étoile figuraient des symboles, une sphrère de plumes noires, des montagnes enchevêtré et une flamme. Au centre de l'espèce de blason trônait un sigle inconnu. Kem et Levira se fixèrent, leur coeur battant à l'unisson à travers leur lien : des sigles de Xystes. Le Mirage se retourna furtivement et guetta le moindre regard tourné vers eux, poil hérissés sur son dos tandis que Levira cachait la lettre dans son manteau. Noble ou non, il n'était pas bon d'être vu avec des sigles pareils.
La jeune fille déchira l'enveloppe à l'aveuglette sous la table et en sortit un papier qui n'indiquait rien d'autre qu'une adresse et une heure.
"N. 24 Ruelle Lavande. Minuit."
Levy déchira le message en petits morceaux et les jeta au-dessus de sa tête. Kem se transforma alors en salamandre, réduisant les confettis en pluie de cendres. Levy n'était pas folle, évidemment, elle n'irait pas à ce rendez-vous. Elle sortit à nouveau l'enveloppe et examina le symbole présent au dos de celle-ci. Aucune famille respectable n'aurait pris de tels symboles pour armoiries.
- Kem, tu connais ce symbole toi ? demanda-t-elle.
- Non et je ne veux pas le savoir, trancha le Mirage. Et si tu veux mon avis, tu ferais mieux de ne pas aller à ce rendez-vous.
- Et moi qui pensais que tu me connaissais, soupira Levira.
- C'est bien pour ça que je te le dis.
- Rendez-vous dans une ruelle malfamée et déserte à une heure où personne ne remarquera votre disparition ? Je pense avoir encore assez d'esprit pour savoir que c'est un traquenard. Je suis tout même curieuse...
- Un défaut qui va encore nous mettre dans de beaux draps !
- Le message d'un potentiel fou furieux hérétique, rappela la jeunne femme. Ne me dis pas que cela ne t'inquiète pas.
- Si et moins j'en sais mieux je me porte ! répliqua le Mirage en rentrant sa queue entre ses pattes.
- Et bien moi je vais voir Lord Landeila. Quitte à avoir un ennemi fou à lier je préfère le connaître.
La jeune fille se leva et quitta le QG des Chapardeurs en percevant des cris. La petite Lottie frappait violemment un client qui houspillait sa soeur aînée pour une commande dont il n'était pas satisfait. Son Mirage avait disparu. Tant pis, pensa Levira. La fillette avait tout son temps pour que son ourson blanc sorte enfin d'elle pour toujours.
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