34. Mille âmes condamnées
Sidoh ne pouvait se calmer, sa tête bourdonnait et était aussi brouillonne que la feuille qui se trouvait devant lui. Les mots s’entassaient les uns sur les autres, tous plus grossiers les uns que les autres et écrits avec la même anarchie, la tempête de mots reflétait parfaitement l’esprit du jeune homme.
C’était une manie qu’il avait prise à neuf ans lorsqu’il était entré dans le monde de la noblesse pour la première fois. Il avait d’abord été impressionné, il ne comprenait pas vraiment ce dont parlait les adultes à l’époque même s’il était doté d’un esprit vif. Les autres nobles étaient fébriles aussi, les Baskervilles avaient poussé de Délai de Reconnaissance jusqu'à ses limites pour leur premier enfant alors qu'à l'inverse William Resonius est apparu pour la première fois au-delà de sa Maisonnée à seulement deux ans. Neuf ans en tant qu'Anonyme c'était bien trop long à attendre pour les rapaces. Sidoh avait grandi dans un cocon, auprès de parents aimants, d’une sœur adorable et de trois Mirages admirables - non pour la réactivité dans le cas du sien - dans une ville tranquille. Ce cocon s’était brisé lors de cette soirée où un jeune prétendant au titre de vicomte s’était présenté devant lui.
Cet homme avait eut l’immense honneur de figurer sur une feuille entière. Sidoh ne supportait pas de le voir en peinture, il était arrogant, hypocrite et pire que tout manipulateur. Non pas que la manipulation en soi le dégoûtait, mais il avait toujours préféré aller droit au but. Au moins, si l’on se plantait le coup de poignard venait de devant et non de derrière.
Le vicomte Huighar n’a plus jamais eu l’occasion de converser avec lui. Sidoh se demandait parfois pourquoi il le détestait lui plus particulièrement, tous les nobles étaient pareils après tout. Qui sait ? Peut-être parce qu’il était le premier…ou bien parce qu’il avait brisé le cocon douillet dans lequel vivait le petit garçon de neuf ans…
Depuis, Sidoh noircissait des pages entières au sujet de toutes ces personnes qu’il détestait. Des mots qu’il n’aurait jamais l’occasion de dire mais que sa langue brulait de siffler. Très souvent des insultes et des malédictions, il n’était pas fier de cracher ainsi dans le dos des gens, mais il savait pertinemment que l’on ne pouvait pas être "noble" jusqu’à la moelle. Il avait besoin de s’exprimer et puisque l’honneur lui scellait la langue alors il écrivait - si l’on pouvait qualifier cet acharnement sur une pauvre feuille de papier d’écriture.
Mais qui était le sujet de cette pauvre page autrefois vierge ? Lui même ne s’en souvenait plus, il se demandait même si ce n’était pas lui-même qu’il maudissait depuis vingt minutes au point de déchirer la feuille en cassant sa plume.
Il avait mal. Il n’avait qu’une envie, jeter sa chevalière par la fenêtre. Elle était toujours la même et pourtant elle semblait si lourde depuis la nuit passée dans les souterrains de l’Arène.
J’aurais dû m’en douter, songea-t-il las.
La bague qui ne passait d’un Baskerville à l’autre que lors de la cérémonie de succession, la véritable cérémonie, celle dont personne ne soupçonnait l’existence…enfin en théorie…
Cette chevalière lui avait autrefois inspiré l’admiration, mais à présent elle ne lui inspirait que l’horreur. Après tout difficile de ne pas être dégoûté quand on portait au doigt l’âme d’un ancien criminel…
Voilà depuis plus de mille ans que le Destructeur était « scellé » dans la chevalière, prêtant son pouvoir au maître du clan Baskerville. Il avait déjà vu son père s’en servir mais jamais ainsi…Mais bon quelle différence entre un vase et des humains ? Pour le Destructeur ce n'est pas même du sable...
Il repensa à ce que lui avait dit son père. En effet, excepté lui, son contractant, et ses semblables Autres, personne ne devait pouvoir entendre ou même voir le Destructeur. Et les Dieux savait s'il l’entendait…Il n’entendait que lui depuis ces quelques jours et aurait tout donné pour qu’il se taise…
Ah oui, se corrigea-t-il, pas les Dieux…la Volonté d’Ymir…
Jeter cette horrible bague, partir loin de l’Arène, peut-être Grashka se disait-il, il parait que là-bas la neige est noire et blanche et forme une peinture magnifique une fois tombée…Certes il neigeait la moitié de l’année, soit neuf mois mais après tout…Nul endroit ne pouvait être pire que celui où il se trouvait maintenant…
Ce soir-là Lord Vincent lui avait tout raconté. La Volonté, le Destructeur, la Geôle, les hommes de pourpre…le pouvoir de Levira…
Sidoh était resté béat devant ces révélations au point de se demander si son père n’était pas devenu sénile. Cette histoire sur la Volonté lui paraissait bien trop grosse mais il avait dû se faire une raison…en effet l’histoire du monde ressemblait bel et bien à une fable grotesque…
La Geôle il en connaissait l’existence depuis le berceau, cette histoire n’était pas qu’un simple mythe, c’était bel et bien une prison. Et les longues explications suivies sur le Destructeur avait fini par faire sens dans sa tête, car c’était plutôt logique…
Quant au pouvoir de Levira, la raison tenait également la route…Mais ce n’était qu’après avoir entendu les raisons de sa dissimulation que le sujet des hommes de pourpres était devenu clair…puis celui de la Volonté…
Ce n’était qu’après ces explications que Sidoh s’était résolu à croire en la Volonté…car c’était réellement une histoire stupide…passionnante mais horrible…et grotesque…
Mais bon…qu’est-ce que cela changerait que ce soit incroyable ?
On ne lui demandait pas d’y croire, mais de s’y plier.
Si encore tout se résumait à cela, ça aurait pu aller…Mais non, si Sidoh était aussi mal ce n’était pas pour rien.
Les responsables de la Tragédie de Gjavyr se tennaient juste devant lui, s'y tiennent encore...Il ne pouvait s’empêcher de penser que tous ces hommes, toutes ces femme, auraient mis sa ville à feu et à sang pendant la fête. Ils auraient pu tuer Levira et Kem, sa sœur qui rêvait d’histoires passionnantes et son Mirage qui au contraire aimait garder les pieds sur terre.
Il avait eu du mal à prononcer la sentence au cours de cette Cour, après tout il n’avait pas été témoin du massacre…
Il devait y avoir mille personnes environ sur les dalles froides de la salle souterraine, mille condamnés à la Geôle…
Il avait fini par parlé…il avait condamné mille âmes, mille visages terrifiés, en larmes, qui l’avaient supplié et qui allaient le hanter pour le restant de ses jours. Il ne pouvait oublier ces yeux rougis par les larmes, ces traits tirés en une grimace de désespoir, ces prières et ces murmures effrayés…
La bague lui fit mal à nouveau. Il ne devait pas y penser. Le Destructeur aimait bien le lui rappeler. Cette chose dégoûtait Sidoh. Elle était compliquée, ignoble et contradictoire…
Il avait tourné le dos aux condamnés et passé le relais à William Resonius. Il avait serré le poing sur la chevalière et avait clairement prononcé son nom.
« Destructeur »
Sidoh avait eu honte, il avait l’impression de se prendre pour un héros de conte pour enfants invoquant un esprit protecteur. Mais cette honte avait vite disparu, il n’avait pas l’intention de l’appeler souvent…et ce n’était point un esprit protecteur…ni un conte pour enfants…
Il avait détruit le sceau de la Sentence avec le Destructeur, libérant le Neror des Resonius. La Sentence qui allait plonger ces mille âmes en enfer…
Puis alors que le jeune duc Resonius allait accomplir son devoir, un cri avait retentiLe cauchemar avait commencé…
Il avait perdu tout contrôle. William Resonius avait perdu ses moyens face à ce cri…ce cri de désespoir et de haine…la Sentence s’était libérée dans un fracas…le choc avait retenti dans tous les esprits et c’est là que le Destructeur avait décidé de se rebeller à son tour…
Il avait toujours vu le Destructeur comme un simple pouvoir, une simple arme…jusqu’à ce qu’il voit ses bras broyer les condamnés dans le craquement immonde de leurs os et de gargouillis de sang qu'ils vomissaient…
Les deux Nerors étaient redevenus eux-mêmes…des criminels…d’ignobles sadiques riant du carnage alors que les membres éminents du Consistorium suppliaient les deux jeunes hommes de rester calmes, que Lord Resonius ordonnait à son fils de garder le contrôle, que les condamnés commençaient à se lever et à se ruer vers la grille de sortie en hurlant…
Sidoh se frappa. L’image était toujours aussi nette dans sa tête…Il serra les dents, essayant désespérément de ne pas se remémorer cette horreur…Mais c’était impossible.
Le massacre a été arrêté, le reste des condamnés ont été jetés dans la Geôle, comme prévu…les restes aussi…
Rien de tout cela n’aurait cessé, le Consistorium, l’Arène aurait été détruite sans l’intervention du duc Blumen. Il avait honte de lui-même, à cause de lui la ville aurait pu être…aurait été détruite. Et c’était un enfant, un garçon haut comme trois pommes qui l’avait sauvé, lui, son père et tout le monde…
Un enfant…comment pouvait-il donc supporter ce poids ? Le jeune homme avait pitié du jeune duc, se demandant quel fardeau pouvait porter ces épaules si frêle…
Et Miss Silverius ? Comment pouvait-elle entendre le Destructeur ? Qui était-elle pour entendre ce monstre ?
Sidoh s’en fichait, il voulait oublier, il voulait dormir…il avait frappé Lisa…Lisa qui avait toujours été si gentille, il l’avait frappé…car il en avait assez, assez de Licana Silverius, assez de cette histoire…
Il regarda la feuille noircie.
Qui maudissait-il déjà ?
Le Destructeur pour cette boucherie ?
William Resonius pour avoir perdu le contrôle ?
Son père pour l’avoir mêlé à cette histoire ?
Sa mère pour ne pas lui avoir donné de frère aîné qui aurait hérité de ce malheur ?
Licana Silverius pour détenir le fin mot de cette malédiction qu’était le Destructeur ?
La Volonté pour lui avoir donné ce rôle ?
Ou lui même pour être aussi faible ?
Une chose était sûre…Une seule chose comptait…
Il avait fait connaître l’enfer aux mille âmes avant même de les y jeter…
Ce n’était même plus un carnage.
Sidoh ne savait même pas si ce qu’il avait fait portait un nom…
On appelle ça une faute petit Lord, ricana le Destructeur. Ta faute !
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