1.1 : Maman était

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« On dit des mères qu’elles sont les murs porteurs de la maison, mais elles sont aussi le parquet qui grince et les laids papiers-peints jaunis par le temps. »

Aphorisme 78, Livre de la fondation, Tristana.

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Maman était une femme d’ampleur : grande comme une armoire, large comme les pas de porte, des bras comme des poutres. Une bucheronne en bonne et due forme, et sévère avec ça, mais jamais cruelle et je pensais qu'elle m'aimait.

Elle me maintenait enfermée depuis douze ans déjà. Il y avait quelque chose en moi, disait-elle, d’anormal qui arrivait souvent aux premiers-nés des mères rousses. Les autres enfants, faisaient apparaitre des étincelles dans leurs mains, jouaient avec la lumière et le courant du ruisseau, devenaient invisible. Moi je lisais dans les pensées, et ça, c’était inacceptable. Je ne le faisais même pas exprès, simplement j’entendais tout ; ce qui était dit et ce qui ne l’était pas.

Cela manqua de tuer ma passion pour le dessin. Chaque fois que je lui en donnais un, elle me répondait :


— C’est magnifique. C’est laid.


Et dans une voix déformée, ce dernier mot jamais prononcé résonna dans mon crâne jusque sur l’oreiller que j’imbibais de mes larmes. Quand à force d’acharnement je commençais à progresser, la joie fut immense de l’entendre dire :


— Magnifique. Pas mal.


C’était une chouette hululant vers la lune que j’avais recopié d’un livre naturaliste. J'accrochais le dessin dans le couloir, entre quatre punaises pour qu'il ne gondole pas et décidai de ne jamais l'enlever. Il me fallait chérir ce court moment de miséricorde car cela n'arrivait pas souvent avec maman. Nos rares interractions étaient les plus formelles possibles, et il était rare qu'elle montre de l'interêt pour ce que je faisais quand elle me laissait seule. Pas que je faisais grand chose d'intéréssant ; mes journées se ressemblaient toutes, et aujourd'hui encore plus que les autres.

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Maman se leva quand l'aube fit rougeoyer les épines de pin, enfila la tenue de travail de la veille, salua les deux statuettes qui reposaient tout sourire sur l'étagère du couloir et ouvrit la porte de la cuisine sans la refermer, laissant son air tiède s'engouffrer dans le vestibule. J'écoutais ses gestes les yeux fermés jusqu'à ce que sur le feu qu'elle avait allumé du bout des doigts fasse siffles la bouilloire. Si je voulais tiédir mon lait, c'était maintenant ou jamais. 

J'enfilais une tunique propre avant de descendre. Personne n'allait pouvoir juger de son état, mais maman tenait à ce que je garde une hygiène convenable. Toujours pas de bonjour, et encore moins de sourire, on ne changeait pas les bonnes habitudes. Quand je finis mon lait, la porte claqua derrière elle. J'attendis le clic-clic de la serrure, les pas qui s'éloignent et me levait. J'essayais d'ouvrir la grande porte, la porte arrière, la porte de sa chambre dont la fenêtre était la seule à ne pas avoir de barreaux... Toutes closes. Douze ans, et pas un seul jour elle n'avait oublié de fermer ne serais-ce qu'une seule issue. Déçue, je montais dans ma chambre où j’ouvris la fenêtre laissait un filet d’air frais glisser sur mon visage. J’écoutais le plic ploc d’une légère pluie sur le carreau, les exclamations des bucherons et le crissement des scies sur le bois. Les yeux fermés, j’imaginais ma mère, les manches retroussées, brandissant une hache au-dessus d’un billot. J’essayais de me figurer à qui pouvaient appartenir ces voix tonitruantes ; de grands gaillards à bretelles, une femme portant un seau de lait, des enfants jouant peut-être...

Je réservais au moins quinze minutes à une écoute active des bruits de la nature chaque matin, sans quoi l'unique chapitre de livre que je me réservais serait trop vite lu, et il ne me resterait plus que deux dessins matinaux avant de devoir attendre que l'aiguille passe sur le douze pour me faire à manger. Même en ne lisant qu'un chapitre par jour je faisais bien trop souvent le tour de la bibliothèque.

Soudain, j’entendis quelqu’un parler et s’arrêter sous ma fenêtre ! Je cru m'être trompée. Notre maison était isolée du village, une cabane de rondins au bout d'un chemin sali d'arbustes que personne n'empruntais. Les chances que quelqu'un vienne étaient...


— ... une fille t’es sûr ?


Ca avait repris ! Je collais mon visage aux barreaux pour entendre.


— J’te jure ! Enfin une fille peut-être pas mais un truc du genre ! J’l’ai vue plusieurs fois à travers.


— Ou alors c'est un fantôme, imagine !

— N'importe quoi, ça existe pas.


C’étaient des voix aigües, comme la mienne, des voix d’enfants bien loin du timbre sombre de maman. Dans l’obscurité de ce jour de pluie, ils avaient dû apercevoir la silhouette d’une gamine qui n’avait jamais vu le soleil ni l’ombre d’un coiffeur et avaient cru à un fantôme.

Malgré l’interdiction formelle de parler à qui que ce soit, je me précipitai dans les escaliers et entrouvris la fenêtre de la cuisine. Attirés par le bruit, ils vinrent me regarder avec leurs visages ronds et timides. Je restai complètement figée devant eux, incapable du moindre mot.


— T’es la fille d’Aragnis ?


Je hochai la tête lentement, ne lâchant pas des yeux cellui qui m’avait questionné. Iel portait un drôle de chapeau tout jaune qui plaquait ses cheveux sur son front. Lae deuxième fronça les sourcils et me balança :


— Ma mère dit qu’elle a fait accoucher Ara y a une douzaine d’années, mais qu’l’enfant était mort. T’as pas l’air morte.


Ma bouche s’ouvrit et se ferma plusieurs fois avant que je ne parvienne à trouver mes mots.


— Bah, je suis pas morte !


J’essayais de leur sourire, avec toutes mes dents, mais ils ne répondirent pas, comme s’il y avait quelque chose que je ne faisais pas correctement. La voix dans la tête de chapeau-jaune s’exclama :


Trop bizarre ! On voit même pas c'que c'est derrière ses cheveux.


Mon sourire s’estompa. Je balayais ma chevelure de devant mon visage, pour les laisser voir mais ils poussèrent un cri d'horreur. 


— Tu vois, je te l’avais dit ! C’est un fantôme !


L’un d’eux croisa les bras et se frotta les côtes. L’autre commença à avoir la chair de poule. Leurs regards se faisaient de plus en plus inquiets et je ne savais quoi leur dire. J'aurais dû leur proposer d'entrer boire un thé mais impossible de les faire entrer. Il fallait que je trouve quelque chose pour les faire rester. Dans les Contes du Royaume du Cerf , les enfants ne parlaient pas, ils ne faisaient que jouer entre eux, alors je leur proposais :

— Vous voulez jouer avec moi ?

— On a ce qu’on voulait, on devrait repartir. J’ai peur.  

Son ami hocha la tête frénétiquement. Il me regardait comme si j’avais de grandes cornes et la peau rouge. 


— Ouais. Viens.


Non ! Ils ne pouvaient pas repartir, j'allais être seule à nouveau ! J'essayais de les retenir, m'accrochant aux barreaux et bayagant :


— Eh ! Non ! Eh...


Et voilà. La solitude à nouveau. Je ne doutais pas un seul instant qu’ils allaient répéter leur histoire à tout le village. Ma mère avait réussi à me cacher comme son petit monstre de compagnie pendant toutes ces années, mais finalement il n'était pas si dure de découvrir que j'existais.La suite, je n'osais y penser.

Pour occuper le reste de ma journée, je décidai de me couper les cheveux, un peu au hasard devant l’unique miroir de la maison. Des gens risquaient de revenir, et il fallait au moins qu'ils voient mon visage, qu'ils sachent que je ne suis pas un fantôme. Quand maman rentra, j’avais tout juste terminé ma nouvelle frange.

J’allais à sa rencontre, le cœur battant d’anticipation, et les mains tremblantes. Elle était, comme chaque fois qu’elle revenait du travail, couverte de poussière, et les bras décorés de griffures. J’approchai doucement et m’arrêtais quand elle fronça les sourcils :


— Viens là que j’te r’garde. Qu’est-ce qu’elle a foutu encore ?


J’avançai sans rien dire, les yeux rivés sur ses bottes au cuir sali.


— T’as fait quoi à tes cheveux ?


Mes épaules s’affaissèrent immédiatement de soulagement ; elle ne savait pas pour les enfants. Je n’avais envie ni de devoir me taire pendant plusieurs semaines -sa punition préférée- ni de finir enfermée à la cave ou dans le cellier sans lumière.


— Une frange !


Elle fronça le nez, de dégout sans doute.


— Ah. C’est laid et de traviole.

— Je sais que c’est pas très réussi mais…


Elle m’arrêta d’un signe de main.


— File de là, je suis fatiguée.


Je m’exécutai avant qu’elle ne change d’avis. Terrée dans ma chambre, j’ouvris un livre sur mes genoux, le seul roman d’aventure de la bibliothèque sur lequel je peinais à me concentrer. J’aurais très bien pu ignorer ces enfants, me cacher, ne rien leur dire et ils auraient cru avoir eu une hallucination. Si maman me séparait des autres, c’était pour m’éviter d’avoir à affronter ça ; leurs visages et leurs mots empreints de peur. Maintenant que tout le monde savait, peut-être allaient-ils venir jeter des œufs à nos fenêtres, ou bien me brûler vive comme les espions qui avaient lu les pensées du roi dans le conte de Jolijeanne aux pieds bleus.

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