1.2 :

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Trois coups résonnèrent dans la maison. C’était comme ça que maman annonçait le repas ; en tabassant la poutre qui surplombait la porte de la cuisine. Avec sa force, elle manquait toujours de faire trembler les murs.

Je jouais en m’attablant à deviner quels légumes constituaient le ragoût marronnasse qu’elle avait posé devant moi. La pluie tambourinait la vitre comme si elle souhaitait entrer, mais il n’était plus question d’ouvrir à qui que ce soit. De temps en temps les éclairs blanchissaient la forêt et quand le tonnerre déchirait le ciel je serais les dents, priant Aldrik pour que la foudre nous épargne.

Maman restait placide face à l’orage et le ragoût ne lui inspirait rien non plus. Son visage dur, creusé par l’effort, était crispé. Elle mangeait vite, tapotait la table du bout des doigts et son regard se perdait dans son bol comme si elle y avait trouvé un problème mathématique. Peut-être savait-elle finalement. Le stress revint au galop me triturer l’estomac et je ne pus m’empêcher d’écouter dans le fouillis de ses pensées, mais il n’y avait qu’un chaos duquel je ne tirais rien :

Comment… vais faire ?… Les contacter. Voilà… Au revoir. Et puis…

Elle sentit l’intrusion, et me jeta un regard noir. Elle se leva, prétextant qu'il n'y avait plus d'eau dans la carafe. C’était sa feinte préférée pour me fuir quand je lui trifouillais l’esprit ; sortir, marcher jusqu’à la source, remplir lentement le grand pot en terre, trainer en chemin. Même quand il pleuvait des cordes, il lui arrivait d’y passer dix minutes juste pour le plaisir d’être seule avec ses pensées.

Quand la porte claqua derrière elle, je me levais et gravis les escaliers à toute vitesse. Je cherchais du regard une cachette et finit par me glisser sous mon lit, dont l’énorme sommier était tout juste assez haut pour moi. Le dessous était sombre et sale, mais je craignais moins les araignées que le courroux de maman et je préférais me couvrir de poussière que de rester assise dans la cuisine la tête baissée.

Quand la porte grinça à nouveau il me sembla que pas deux minutes s’étaient écoulées. Elle avait oublié de prendre son temps. J’écoutais ses mouvements, ma hanche plaquée inconfortablement contre le parquet tandis que j’y collais mon oreille. Elle posa la jarre lourde d’eau dans un  boom un peu brutal. Elle dut constater que ma chaise était vide. Il n’y eut plus rien pendant un moment, comme si elle s’était arrêtée pour guetter elle aussi du bruit, prédateur à la recherche d’une pauvre crevette planquée dans le sable. Mon corps me pria de changer de position, mais je savais que si je l’osais les vieilles lattes trahiraient ma présence.

Finalement, elle se dirigea vers l’escalier. Le tambourinement rapide de ses bottes me donna du plomb dans le bide. Si seulement j’avais pu couler dans le plancher, ou devenir invisible. La porte s’ouvrit. Un rai de lumière s’étendit jusqu’à toucher le bout de mes doigts que je rétractais aussitôt. Je retins ma respiration et fermais les yeux.


— Allez vient ici. Je fais si peur ? Pas comme si je la battais non plus.

Sa voix d’une douce rugosité m’invita à me rendre et à ramper vers la sortie avant qu’elle ne se décide à soulever le lit. Elle me parut immense, son visage si proche du plafond, alors que le mien n’arrivait qu’à hauteur de son ventre. Elle leva une main et je me reculai.

Mais merde, j’vais pas la frapper.

Elle la rangea derrière son dos et inspira un grand coup, choisissant le ton avec lequel elle allait m’assaillir.

— Qu’est-ce qui t’a pris de parler à ces gamins ?

Je ravalais ma honte et luttais contre ma gorge serrée pour répondre :

— C’est eux ils m’ont parlé.

— T’étais pas dans ta chambre ?

— Si, mais ils m’ont vu.

Elle soupira et passa sa main sur son visage, désemparée. J’essayais de me rattraper à petite voix :

— Je suis désolée…

— Tu le seras encore plus bientôt.

Elle s’approcha, lentement, puis elle me prit dans ses bras. Je restais interdite, ne sachant comment répondre à son étreinte. C'était comme câliner un tronc, cela n’avait rien d’agréable, c’était même plutôt oppressant.

— Tu devrais faire ton sac. Ils ne devraient plus tarder. C’est l’affaire de quelques jours.

— Qui ?

— Tes collègues. Spirophages… suceurs d’âmes.

— Je dois mettre quoi dans mon sac ?

Elle ne dit rien, pris un crayon sur le bureau, et commença à écrire sans vergogne sur un début de dessin.

— Je vais aller où ?

— Duché d’Améthyste. Où précisément je sais pas, mais tu auras une nouvelle maison là-bas. Et puis voilà c’est comme ça, il faut la laisser partir. Il est grand temps.

Je brûlais d’en connaitre plus sur cet ailleurs mais je retins ma question pour la ménager. Ses mains tremblaient sur la feuille et le froid que je lui infligeais secouait ses épaules.

— Je savais que je ne pourrais pas te garder toujours. Au moins j’ai pu te voir grandir. Tout le monde ne peut pas en dire autant... J'ai bien coupé le feu sous l'ragoût ?

Elle lâcha le crayon, le regarda tomber à terre et rouler jusqu’à se coincer dans une rainure du plancher, puis elle fit demi-tour, m'infligeant de me débrouiller avec sa liste.

Aussitôt qu’elle fût sortie, je m'empressais de déchiffrer son écriture grossière et toute tordue. Mon sang commença à bouillonner d’impatience et d’excitation à l’idée de ce départ ; j’allais voir le monde ! Il n’y avait rien de plus réjouissant que de faire mon sac en imaginant déjà le voyage que j'allais faire. Convaincue que je ne reviendrais jamais, j'’y mis tous mes vêtements. Dans les poches latérales je glissais matériel d’hygiène, des crayons, un petit couteau repliable et les ciseaux qui avaient servi à faire ma coupe. Ce n’était pas sur la liste, mais j’ajoutais un lampion à luminarite, ma veilleuse pour les nuits d’orage. Enfin mes yeux se posèrent sur un carnet à dessin encore vierge que je fourrait entre les entremêlas de tissu.

Le papier était rare partout dans le royaume, mais ici seuls les livres l’étaient. Chaque année venait un temps où la ville se couvrait d’une odeur de chou à cause des copeaux humides que l'on laisse pourrir pour faire de la pâte. Quand ces volutes arrivaient jusqu’à la cabane, je savais qu’il ne faudrait que quelques jours pour qu’on les passe au moulin. Une fois la mixture transformée en papier, maman rentrerait du travail avec dans ses mains des feuilles un peu grises et épaisses que je m’amuserais à relier avec du fil de jute. Ne me resterait plus alors qu’à les remplir des dessins que je reproduisais du livre de reconnaissance des plantes et de l’imagier animalier. Parfois j’essayais d'imaginer les humains de mes contes préférés, mais invariablement ils se trouvaient ressembler soit à moi soit à maman.

Après quelques efforts pour boucler les bretelles du sac, je le posais au pied du lit et m’allongeais en regardant le plafond. A force de battre des cils, j'y vis germer des constellations humides. Les gros orages parvenaient toujours à se glisser sous les tuiles, et à s'insinuer jusque dans mes rêves. Quand cela arrivait, je devais courir, sautiller, me tordre pour éviter la foudre et seule l’ombre de maman pouvait me protéger des gouttes électriques. Cette nuit-là pourtant, c’est un cavalier sans visage, avec un faucon au bout d’une main et un arc dans l’autre qui vint m’offrir son parapluie.

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