2.1 : Le postier d'avenir

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« Le postier d’avenir - je ne sais plus où Aeste l’avait trouvé - était un homme parfaitement agréable avant que le vent ne lui porte faveur. [ … ] Gare à l’enfant qui le croise, il pourrait se voir affublé de pénibles aventures. »
Livre de la fondation, Tristana


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Je secouais la poussière d’allers-retours impatients. Cela faisait trop d’heures que je les attendais, imaginant qui ils seraient. Il fallait qu’ils soient grands et gentils, car c’est comme ça qu’était le Postier d’Avenir dans les contes. Et en même temps s’ils n’étaient pas comme lui, s’ils ne portaient pas de chapeaux à grelots, je n'aurais pas d'autre choix que de les suivre. Chaque bruit me valait un sursaut, chaque minute était un saignement. Je devenais folle de les attendre, et en même de temps de penser que je gâchais mes derniers jours avec maman à tournicoter dans ma chambre.

Enfin, un matin où la brume teintait la forêt d’ombres menaçantes, ils ont toqué. Cette fois était la bonne ; les coups fermes n’étaient pas le fruit de mon imagination, il fallait que je crie d’exitation :


— Ils sont là maman, ils sont là !

Quand j’entendis à ses pas lourds qu’elle était réveillée, je filais m’habiller. Ma tenue de départ attendait sur ma chaise ; une robe ample que j’avais choisie pour ses motifs floraux colorés. Ils me différenciaient des fantômes dont les guenilles grises n’étaient ornées que de tristes visages. On frappa à nouveau. Maman grogna :


— J’arrive.

Enfin, elle ouvrit la porte, soulageant mon impatience. Ils étaient trois, un très grand, un moyen et un tout petit, plus petit que moi. Le grand ne portait pas de chapeau à grelots, mais ses cheveux blancs partaient de chaque côté de son crâne comme des feux d’artifice comiques, je décidai donc qu’il devait être le Postier. Maman se montra très cordiale avec eux, bien plus qu’avec moi :


— Entrez, entrez, j’peux vous offrir quelque chose à boire peut-être ?

— Ah ce sera pas d’refus ! Z’avons roulé un moment. On a une autre gamine avec nous, ça vous gêne si elle rentre aussi ?

Sa voix oscillait entre aigu et grave, comme si elle ne pouvait pas choisir. Encore une caractéristique qui me confirmait son lien de parenté avec le Postier.


— Point du tout, venez.

Je finis d’enfiler ma chaussette.

— Mince !

J’avais mis la droite à la place de la gauche. Tant pis, j’étais trop impatiente.

Après avoir dévalé l’escalier, je haussais les sourcils devant nos invités ; c’était une diversité d’humains que je n’avais pas envisagée ; tous avaient des couleurs de cheveux, des tailles, des peaux et des voix différentes.

Maman ouvrit le poêle pour suspendre ses mains au-dessus des bûches. Des étincelles se décollèrent de ses doigts pour les allumer, puis elle souffla l’air très chaud de ses poumons et bientôt un feu crépita. Après quelques minutes, elle posa devant moi et l’autre petite personne des chocolats chauds, et offrit aux deux grands des tasses qui diffusaient des volutes alcoolisées. Je reconnus l’odeur de sa gnôle de pin. Les pauvres, ce n’était pas une manière de traiter des invités que de leur faire boire cette crapulerie. Et comme si ça ne suffisait pas, elle les assaillit de ses plaintes :


— Ça me fait de la peine de m’en séparer, vous savez. J’ai essayé d’m’en occuper bien…


Les deux grands se lancent un regard gêné. Le moyen la rassura !


— La plupart des parents essayent, dans une certaine mesure. Vous l’avez gardé longtemps tout de même. Les habitants n’en disaient rien ?

— Tant que ça ne se savait pas non ! Mais maintenant qu’ils sont au courant, ils me pressent de m’en débarrasser. Y disent que ça porte malheur ! Et y ont ptêtre pas tord.


Il me fit un sourire navré, puis bu la moitié de sa tasse d’une traite. Il pensa :


Bande d’imbéciles.


Et cela me fit beaucoup rire.


— Où qu’on aille dans le royaume, les préjugés ont la peau dure ! s’exclama le Postier.

— Alors, dites-moi, elle sera bien traitée par chez vous hein ?


Il sourit avec tout ce qu'il lui restait de dents.


— Bien sûr, vous pouvez me croire. Voyez comme Pié se porte bien, et nous l’avons sept ans déjà !


Il désigna le rigolo. Son visage était lisse, son sourire sincère, ses joues bien pleines et il portait même un ceinturon d’embonpoint.


— Je vois, je vois… Vrai qu’il est même un peu gros. Et je pourrais lui écrire ?

— Pour sûr, je vous donne l’adresse.


Maman lui tendit un petit morceau de papier sur lequel il griffonna une suite de lettres déformées. Elle le récupéra aussitôt pour le poser dans sa corbeille vide-poche. C’était un peu vexant, une information aussi précieuse méritait qu’elle l’encadre sur un mur.

Ils se lancèrent ensuite dans un exercice de question-réponse. Maman voulait savoir si je mangerais bien, si j’aurais de quoi me laver, s’il y avait des visites, si elle devait payer pour tout cela. Puisque le plus petit à côté de moi ne participait pas à la conversation, je jugeais le moment bon pour l’interroger :


— Tu es quoi toi ?


Il fronça les sourcils.


— Comment ça ?

— Lui, là, est Postier d’Avenir, ça se voit, il est grand et il sourit. Maman est bucheronne, moi je suis dessinatrice. Toi et l’autre là, j’arrive pas à savoir !

— Oulah, tu es une hurluberlue surtout.

— Non, c’est les chouettes qui huluberlutent.

— Qui hululent.

— Oui c’est pareil.

— Laisse tomber.


Il soupira en se cachant dans sa tasse. J’insistais :


— Alors tu es quoi ?

— Mes parents sont marchands alors tu n’as qu’à te dire que je suis marchande. Ou non, je suis lectrice, parce que j’aime beaucoup lire, voilà.


Marchande. Lectrice. C’était donc une « elle » comme moi et maman. Avec sa robe violette et ses longs cheveux tressés, je n’aurais jamais deviné ce qu’elle était. Personne ne ressemblait à ça dans mes contes. Je la questionnais encore :


— Et l’autre alors ?

— Pié ? J’en sais rien, je le connais pas. Je ne voyage avec eux que depuis hier. Et le vieux n’est pas postier, il est cocher. D’ailleurs, c’est son nom, Cocher.


Ce qu’elle ne comprenait pas, c’est que c’était normal pour un Postier d’Avenir de conduire ses chevaux. Cela ne lui ôtait en rien sa fonction. L’intéressé, comme si parler de lui l’avait réveillé, finit cul sec sa boisson pour pouvoir décamper :


— Allez, il nous reste bien de la route ! Faites donc vos au revoir, on va vous laisser un peu d’intimité.


Ils sortirent, nous abandonnant au silence de deux personnes qui n’ont rien à se dire. Mon cœur se serra sans que je comprenne bien pourquoi. Maman avait les yeux humides, elle devait s’être cogné l’orteil sur le pied de table, ça lui arrivait régulièrement.


— Ça me fait un petit quelque chose de te laisser aller. Si je te manque, tu n’auras qu’à m’écrire, tu as pris du papier ?

— Oui, j’en ai pris.

— Bon, très bien… Allez, soit pas triste, file rejoindre tes nouveaux amis !

— Je suis pas triste ! Je suis très heureuse.


Quand je le dis, une larme s’écoula de mon œil droit.


Et bien peut-être que j’aurais dû me débarrasser de toi plus tôt alors !


Après toute une enfance à entendre ses pensées, je commençais à comprendre que sa tendresse pour moi n’était pas la plus sincère. Je fis l’effort tout de même, d’essayer de lui laisser un bon dernier souvenir en lui déposant un baiser sur la joue. Pour un jour si important, j'avais espéré qu'elle se rase, mais non, notre denier contact ne pouvait pas être autre chose que piquant.



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