2.2
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Dehors m’attendait le plus beau des vaisseaux ; une charrette tirée par deux chevaux bais. L’un d’eux raclait le sol de son sabot et soufflait impatiemment des gerbes d’étincelles. Le Postier nous enjoint de monter, empoignant lui-même ses rennes. Pié se plaça à côté de lui tandis que moi et Lectrice nous hissions à l’arrière. Je slalomais entre les caisses et les sacs de toile et me glissai dans un petit morceau de banc laissé à découvert pour nous.
Doucement, Cocher encouragea les bêtes à se mettre au pas. Je m’accrochais au bord tandis que la structure s’ébranlait. Un frisson d’excitation me traversa. Maman me regardait m’éloigner depuis le porche. Je lui fis de grands gestes le sourire aux lèvres. Je dis au revoir à la maison aussi, ses murs pleins d’arrondis, sa cheminée cassée et son toit moussu. Ce n’était pas souvent que je la voyais de l’extérieur, mais je craignais que son allure féerique ne finisse par me manquer.
À l’avant pendant ce temps, Pié interrogeait son collègue :
— Notre prochaine étape est Tendreblé n’est-ce pas ?
— Ouais. On y dépose le courrier, on y dort, et on rentre.
— La petite n’a pas l’air malheureuse de partir.
— Tant mieux. Je déteste quand ils chialent.
La silhouette de maman disparut derrière un tronc. Une larme coula encore de ma joue.
Quand la langueur dans ma poitrine se lassa de me taquiner les yeux, j’admirais émerveillée les arbres autour de moi : les écorces blanches et brunes et les feuillages d’émeraude au-dessus de nos têtes accueillaient avec grâce la lumière du jour. Là où les rayons de soleil perçaient les cimes pour toucher la terre poussaient d’épaisses touffes d’herbe chargées de chlorophylles. Quand les chevaux tiraient comme pour aller les manger, Cocher les reprenait d’un claquement de langue.
Il y avait aussi tant d’agitation ; des oiseaux qui se coursaient dans des fourrés, se jetaient dans des nuées d’insectes, et chantaient sur les branches. C’était plus beau encore que tout ce que j’avais imaginé.
Le voyage devint inconfortable quand le chemin au tracé peu entretenu se chargea de caillou et de racines sur lesquels butaient les roues. Chaque soubresaut m’envoyait valdinguer contre une caisse ou contre ma camarade qui ne traina pas à s’agacer :
— Il y a des sangles pour s’attacher.
— Ah !
Je cherchais à tâtons autour de moi jusqu’à trouver une lanière de cuir ancrée dans le bois. Bien serrée, elle me maintenait en place, mais rentrait douloureusement dans ma hanche. Le visage de la Lectrice exprimait une intense lassitude et un désintérêt profond à mon égard. Je me demandais l’âge qu’elle pouvait avoir, comparant son gabarit au mien. Neuf ou dix ans pariais-je avec les dieux. Sa robe était plus ouvragée que la mienne, d’un violet qui devait valoir cher.
— Pourquoi tu me fixes ? Malpolie.
— Désolée !
Confuse je me détournais, levant le yeux pour chercher de petits morceaux de ciel dans la toison verte. Les rares fois où maman me faisait sortir derrière la maison, c’était ce que je regardais en premier, toujours surprise qu’il ait l’air si doux et lisse.
Les oiseaux et le vent nous offrirent le plus beau des concerts jusqu’à ce que Piéconfus ne se mette à geindre.
— À quand une halte ? J’ai soif.
— Tu attendras l’auberge oui, pochtron. Tu ne d’vrais pas boire autant à ton âge.
Pochtron c’était un mot bien laid pour un Postier d’Avenir. Je commençais à croire que je m’étais trompé.
— Qu’y puis-je ? L’alcool entretient sur moi une emprise de laquelle je ne peux me défaire. Mais ce n’est pas de cela que je parle, j’ai soif d’eau !
— Alors bois à ton outre. Pas toujours très futé celui-ci.
— Mais elle est vide !
— Mais pourquoi tu ne l’as pas remplie !?
— Mais parce que j’ai oublié ! Il est insupportable ce vieux.
— Et que veux-tu que j’y fasse ? Tu vas attendre qu’on arrive et puis c’est tout.
Je jetais un regard à ma camarade de route, à la recherche d’un sourire complice et moqueur, mais elle était plongée dans un livre.
— Ils sont toujours comme ça ? Je lui murmurais.
— Je ne sais pas, je ne les connais pas depuis beaucoup plus longtemps que toi, mais je crois que oui. Piéconfus est de toute évidence pénible sans être méchant et Cocher est aigri, mais plutôt aimable.
Je profitais qu’elle daigne me répondre pour poursuivre :
— Comment tu t’appelles ?
— Peu importe. On changera de prénom en arrivant.
Première nouvelle.
— Ah ? Mais pour quoi faire ? Maman m’en a déjà donné un !
— Je ne sais pas c’est comme ça.
Elle se retourna vers son livre, signe qu’elle ne voulait plus parler.
Soudain au bout du chemin, une tache bleue se mit à grandir encore et encore, annonçant une sortie imminente de la forêt. Je la fixais avec de plus en plus d’impatience, ma respiration en suspens. Enfin nous dépassâmes l’orée et j’essayais de me lever dans mon siège, oubliant la ceinture qui me ramena douloureusement à ma place. Je clignais plusieurs fois des yeux, éblouie par la lumière : au-dessus des champs et des pâturages dans lesquels de petits points blancs et bruns avançaient dans une lente harmonie, l’azur remplaçait un vide immense. Pour peu que nous ayons vécu la tête à l’envers, j’aurais eu peur d’y tomber.
— Le ciel est gigantesque ! m’écriais-je
— Oui et ? Elle n’est vraiment pas fine.
Je ne lui répondis pas, me contentant de lui sourire. Qu’elle me trouve bête tant pis, un tel spectacle méritait qu’on s’exclame !
Une brise chaude nous enveloppa de senteurs d’herbes. Dans un fossé de grandes fleurs pourpres diffusaient un pollen qui me fit éternuer. Mes yeux se gonflèrent d’allergie et d’émotions.
— Bé buber beau !
L’autre avec sa robe violette loupait quelque chose à ne pas s’émerveiller de la splendeur du monde.
— Je m’émerveille à ma manière. marmonna-t-elle.
J’haussais un sourcil, et essuyais la moiteur qui collait à mon front. Pouvait-elle lire dans mes pensées ?
— Pourquoi tu crois que je serais là sinon ?
Je lui souris, tellement heureuse qu'elle soit comme moi. Un frisson me traversa, et j’eus soudainement froid.
— Alors on peut se parler sans parler ?
— Oui, mais on ne devrait pas.
Je me grattais l’avant-bras. J’eus l’impression qu’un insecte y rampait, mais en soulevant ma manche je ne vis rien.
— Pourquoi ?
— Tes pensées sont les tiennes, et mes pensées sont les miennes.
Jamais une explication ne m’avait aussi peu éclairée. Elle soupira :
— C’est très malpoli de lire dans les pensées des gens. Et c’est très désagréable, tu dois bien le sentir.
— Ah c’est toi la sensation bizarre ?
— On ne peut pas interroger un esprit sans chatouiller son propriétaire. Pitié j’ai pas de papoter.
Chatouiller n’était pas le mot ; plus la conversation durait et plus l'impression que quelque chose rampait sous ma peau s’intensifiait. Je commençais à ne pas aimer ça.
— Je n’aime pas ça non plus figure toi, alors on ferait aussi bien de ne plus se parler !
Renfrognée, la petite leva haut son livre devant son visage pour se cacher de moi. Une manière bien peu élégante de me signifier de me taire. Peu à peu la sensation désagréable repartit, et je me reconcentrais sur le paysage, dépitée. Si c’était ce que ressentait maman chaque fois que je l'approchais, je comprenais mieux qu’elle m’évitait comme la peste.
Défilèrent les collines pleines de bêtes et d’herbe tendre. Le soleil suivit notre course, me fit suer à grosses gouttes, et rabougrit les pétales des coquelicots de bord de route. Quand il atteignit le bout de l’horizon, la charrette s’arrêta dans un village. Plus de poules gambadaient dans les rues que d’habitants. Piéconfus se leva de son siège et bondit à l’arrière avec nous pour secouer lentement la Lectrice qui s’était endormie, son livre grand ouvert sur les genoux.
— Allez venez, nous faisons une halte pour la nuit !
Nous le suivîmes volontiers, équipées de nos sacs, vers une petite auberge un peu miteuse. Une odeur intenable de soirée trop arrosée nous indiqua qu’il s’agissait du repère des amateurs de boisson du coin.
Nos deux accompagnateurs se commandèrent un pichet de vin et nous donnèrent de grandes chopes d’eau. Je me jetais sur la mienne, avide après une journée à regretter d'avoir oublié mon outre..
On nous emmena ensuite dans une chambre remplie de lits. Il ne faisait pas encore tout à fait nuit, mais Piéconfus nous conseilla d’essayer de nous endormir, car nous partirions le lendemain avant que le soleil se lève. Pour cette première nuit loin de maman, et des murs de pin de la maison, je ne pus m’assoupir que quelques heures. Chaque bruit nouveau, chaque odeur différente, me réveillait brusquement. Et lorsque j’ouvrais les yeux, de constater que je n’étais pas dans ma chambre manquait de me tuer de peur.
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