3.1 : Divine rencontre
« Rien ne sert de scruter le ciel pour espérer voir les divins, les engeances maudites fuient les regards. »
Aphorisme 32, Livre de la Duplicité, Tristana
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Comme promis, l’aube n’était pas levée quand Cocher nous réveilla. Abandonnant le vague souvenir onirique d’un cheval enflammé, j’enchainais trois bâillements avant de me laisser glisser par terre. Comme Piéconfus ne réagissait pas, le Postier prit sa couette et la tira, découvrant le jeune homme roulé en boule, accroché à son oreiller.
— … mal à la tête.
Le postier souleva ses sourcils blancs, révélant deux petits yeux malicieux.
— Pas mon problème coquin ! Va falloir apprendre à mieux tenir l’alcool si tu veux boire comme un grand. Rejoignez-moi devant. Z’avez cinq minutes.
Pas d'humeur à faire du pliage, je fourrais mon pyjama dans mon sac et omis de me brosser les cheveux. Dehors les chevaux étaient déjà harnachés et prêts à partir.
À mesure que nous nous éloignons de la lampiote de l’auberge, s’imposa à moi que le ciel encore noir était constellé de milliers de points blancs. Mon cœur s’emballa ;
— Des étoiles !
Même dans sa tête, Lectrice n’eut pas le courage de râler. Elle s’était déjà rendormie, emmitouflée dans les pans d’une grande veste. Les lueurs de l’aube dévorèrent rapidement mes nouvelles amies, révélant les fleurs tournées tristement vers le sol. Peut-être le soleil leur avait-il manqué pour qu’elles pleurent ainsi de la rosée.
Nous croisâmese ensuite un authentique berger dont les dizaines de ronds de laine nous encerclèrent un instant. C’était comme chevaucher un nuage très bruyant et à l’odeur musquée. Cela me donna une idée :
— On pourrait jouer à imaginer qu’on est des chevaliers des nuages et qu’on doit sauver une ville attaquée par une colline vivante !
Lectrice déçut immédiatement mes espoirs :
— Non. Je veux toujours pas parler.
À la mi-journée nous fîmes une pause pour manger. Cocher en profita pour brosser la sueur des chevaux qui s’était accumulée sous le cuir, et les fit boire à un ruisseau. Quand ils s’ébrouèrent, des étincelles s’échappèrent de leurs naseaux. Elles flottèrent un peu dans l’air avant de disparaitre en émettant de petits clac.
L’après-midi, Piéconfus nous confia que nous approchions de notre but. C’était tant mieux, car il s’en fallait de peu pour que je meure de chaud. Mes cheveux brûlants cachés sous un t-shirt, je priais pour qu’on croise une fontaine. Depuis que les collines avaient laissé place à des plaines, le soleil s’acharnait sur nous. L'ombre de ma pinède me manquait. Je n’étais pas la seule à souffrir : le sol craquelé accueillait à peine quelques herbes sèches et les arbres assez vaillants pour persister se rabougrissaient comme des araignées mortes.
Enfin, je vis pour la première fois mon nouvel habitat. Cela ressemblait à un grand corps de ferme à la différence qu’il était entouré d’une palissade toute hérissée de piques. À côté de la porte, un petit promontoire de terre soutenait une tourelle. Elle semblait construite un peu penchée et on avait préféré l’équiper un drap tendu plutôt que d’un véritable toit.
— Oh ! Cordemolle ! Tu nous ouvres oui ? s’exclama Cocher.
Quelqu’un sur la tour s’agita. Tout affalé sur sa chaise qu’iel était, je l’avais pris pour un sac.
— Arrrh… J’arrive.
Quelques secondes plus tard, on l’entendit trifouiller le loquet. Cocher et Piéconfus s’y mirent à deux pour pousser la lourde porte de rondins qui, mal agencée dans ses gonds, trainait dans la poussière. À ma grande surprise, Cocher, sur qui je comptais comme guide, nous ordonna :
— Allez, vous pouvez faire le reste à pied, je vous confie à Pié y va vous emmener voir le Divin.
Je le regardais outrée s’éloigner avec les chevaux. Un Postier d’Avenir n’abandonnait jamais les enfants qu’on lui confiait. C’était bien la première fois que j’avais affaire à une imposture. Je sursautais quand Cordemolle abattit une claque sur l’épaule de Pié.
— Petit con ! T’as ramené les bouteilles que t’avais volé j’espère. Gloubiboulga t’en veux à mort je te ferais dire.
— Ramené ? Mais enfin je ne les avais pas pris pour m’alourdir. Je les ai bus figure toi. Elle n’aurait pas dû être au courant, aïe.
Il se tourna vers nous, déconfit :
— Venez donc je dois vous présenter au patron.
Nous traversâmes la cour, abandonnant l’autre à son poste de garde. Il nous mena au plus grand bâtiment. Des grappes de fleurs mauves dissimulaient l’usure des blocs de calcaire qui le soutenaient. Avec la chaleur, elles n’auraient jamais dû pouvoir fleurir, mais par un phénomène mystérieux, les plantes à l’intérieur de la palissade foisonnaient et ne manquaient pas de vigueur.
Nous croisâmes plusieurs personnes qui nous regardèrent curieusement. Je déçidais qu'ils devaient tous devenir mes amis. À l’intérieur, je soupirais de soulagement. Les épais murs de pierre m’avaient fait la grâce de ne pas laisser entrer l’air brûlant dans lequel nous étouffions.
La pièce était immense, avec de longues tables, deux cheminées dont je ne comprenais pas bien l’utilité et plus de tapis et de fauteuils que je n’avais jamais osé en imaginer. Du plafond pendaient des guirlandes de pomme de pin et on avait pris soin d'orner les tables de bouquets multicolores. Les gens qui vivaient ici devaient forcément être gentils pour avoir si bon goût.
— Déchaussez-vous, je vous prie, on veille à garder les intérieurs propres par ici.
Lui-même retira ses bottines cirées pour les déposer à côté des dizaines de paires abandonnées là. Il nous fit ensuite accrocher nos sacs aux patères couvertes de vêtements.
Dans le coin droit de la salle, une plante verte dissimulait une porte portant l’écriteau « Paradis : Défense d'entrer. ». Nous nous y aventurions pour trouver un couloir aux murs de bois à peine décorés. Piéconfus s’approcha de la première porte et y toqua. Après quelques secondes, elle s’entrouvrit pour nous laisser passer. En entrant je manquais de marcher sur une liane qui se rétracta juste attend et glissa tranquillement jusqu’à son pot où elle s’immobilisa.
— Monsieur, je vous présente nos deux nouvelles arrivantes.
Il posa une main sur mon épaule et l’autre sur la tête de Lectrice et nous fit avancer. Derrière un bureau massif décoré de trois bouquets monochromes, un homme terminait de brosser ses longs cheveux dorés. Il portait une affreuse chemise rouge parsemée de cœurs roses qui échouait à le rendre sympathique.
— Bien, très bien ! Et vous avez livré le courrier ?
— Oui monsieur.
— Et les pierres de sel, vous avez pu en trouver ?
— Pour sûr.
— Fort bien, fort bien ! Alors pendant que je me présente à elles allez chercher vos outils mon petit, la latte de mon bureau semble s’être encore détachée !
Quand Piéconfus sortit de la pièce, je fis un petit pas vers ma collègue, ressentant un soudain besoin de réconfort. L’homme nous sourit. Je frissonnais en croisant son regard ; on aurait dit que quelqu’un avait appuyé sur ses yeux pour les enfoncer le plus profond possible.
— Et bien, qu’avons-nous là ?
Nous gardâmes toutes les deux le silence, hésitantes. Lectrice glissa sa main dans la mienne. Monsieur soupira et cligna lentement ses paupières :
— Je vois… Quel âge ?
Lectrice répondit onze, moi douze. Il se gratta le menton.
— C’est vieux tout cela.
Il regarda l’un des bouquets de fleur puis repris :
— Bien. Alors puisque je comptais me présenter, mon nom est Divin et je suis votre nouveau… papa, en quelque sorte.
— Il peut toujours courir, pensa Lectrice.
Monsieur, Divin, Papa… C’était beaucoup de qualificatifs pour un seul homme.
— Tous les enfants ici sont sous ma protection, et vous y compris maintenant.
Je soupirais de soulagement quand Piéconfus réapparut, une grosse boite rouge à la main.
— Ah, très bien ! Vous voyez c’est ce morceau, il glisse tout le temps alors après le tiroir ferme plus et ça m’agace.
Il se débattit avec le bois pour qu’il reprenne sa place pendant que Divin continuait :
— Le marché est très simple ; je vous accueille, je vous nourris, je vous protège, et en échange quand vous en aurez l’âge, vous travaillerez pour la communauté. L’offre vous parait honnête ?
Voyant que nous hochions la tête, il poursuivit :
— Dans ce cas je vais vous demander de signer ce joli petit contrat.
Signer, contrat, cela n’avait aucun sens pour moi. Heureusement, j’avais Lectrice :
— Fais comme moi.
Sa main moite se décolla de la mienne et elle approcha du bureau. Elle saisit le crayon de bois qu’il lui tendait avec son grand sourire jaune et griffonna sur une feuille. L’imitant, je pris à mon tour le crayon et à l’endroit qu’il me montrait dessinait un oiseau. Satisfait, il reprit son du et s’adressa à Piéconfus :
— La grande ira à Evade, et la petite te revient. Ce sera ta première apprentie, tu es ravi n’est-ce pas ?
Il releva le regard vers lui, ahuri, laissant son tournevis flotter dans l’air :
— C’est que… J’ai à peine fini mes propres apprentissages.
Quand il vit les sourcils de Divin se froncer lentement il ajouta :
— Mais je suis ravi oui, merci monsieur.
Divin attendit que la planche de son bureau soit revissée et nous congédia. La porte fermée, le jeune bricoleur soupira de soulagement.
— Allez, on va annoncer la nouvelle à Evade, puis je vous ferais visiter !
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