4.1 : Tristana

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« Donnez une plus grande marre à un poisson, il songera toujours à l’océan. »
Aphorisme 272, Livre de la duplicité, Tristana.

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— Merde ! Mais t’es là entrain de pioncer en fait ! T’as loupé le petit-déj.

Les cling et les clang de la théière de maman avaient l’air d’un doux réveil à côté des vociférations d’Evade. J’accueilli la lumière avec une grimace. Le ciel bleu occupait tout le cadre de la fenêtre. J’avais mal dormi et trop longtemps. Cette nuit, les frottements de tissus, les conversations et les pensées de mes voisins avaient formé un inquiétant tumulte. J’avais eu beau m’écraser l’oreiller sur la tête, pas moyen de trouver la paix. Je grognais devant le teint blafard d’Evade.

— Allez debout. J’suis censée te faire cours Jeanne-Fouine !

Le surnom piquant me blessa autant que la veille. Les larmes me montèrent aux yeux mais j’essayais de les réprimer. Je n’avais plus l’âge des chialages d’après maman. Je remplaçait ma chemise de nuit par mes vêtements de la veille encore parfumés de sève et de poussière de bois. Ravalant mes larmes et mes excuses, je la suivis en écoutant ses pensées.

Histoire ou théologie ? D’un côté, il n’y a rien de plus chiant que l’histoire, de l’autre il n’y a rien de plus bidon que la religion. Ou alors lui apprendre à se fermer ? Oui. Je crois que ça urge. Si d’ailleurs tu voulais bien arrêter ça.

Je fronçais les sourcils. Aujourd’hui, il n’était pas question de la laisser me marcher sur les pieds. Peut-être qu’elle faisait peur, mais pas plus que maman et j’arrivais après tout à lui tenir tête à elle. Des fois.

— Arrêter quoi ? Je fais rien.

— Tu sais très bien ce que tu fais.

— Mais j’ai pas le choix !

La salle commune était vide, déjà nettoyée. Ne restait plus qu’une odeur de pain et de lait chaud. Mon estomac gargouilla avec envie. Je me promis de ne plus faire de grasse matinée. Elle me mena dehors. Le soleil avait chassé l’air frais pendant que je prolongeais ma nuit. Suer à jeun et au sortir d’un rêve me donnait l’impression d’être malade. Quelle mauvais début de journée.


Sur l’herbe dense du jardin, à l’ombre d’un arbre deux adultes jouaient aux cartes. Plus loin derrière eux, la pelouse montait sur des monticules de terre qui atteignaient le haut des remparts. Il aurait été aisé d’escalader ces collines et de me laisser tomber de l’autre côté pour peu qu’il y eût pour accueillir ma chute autre chose que des rochers. Je n’aimais pas l’idée d’être entourée d’une barrière.

J'entrai pour la première fois dans le bâtiment à l’Our. Le vestibule ne contenait qu’une patère vide et trois portes. Celle de gauche donnait sur une salle dans laquelle plusieurs couples maître-élève travaillaient déjà. Lectrice était là avec Piéconfus. Je lui fis un sourire auquel elle répondit par un discret signe de la main. Au moins, elle ne m’ignorait pas.

— Allez assied toi.

Je me mis en face d’elle. La chaise craqua un peu, comme pour protester. La sienne grinça aussi, plus fort encore que la mienne.

— Par Sak-Luvin ! Ces foutues chaises. Trois fois que j’lui dis de les changer.

Bien installée, elle réitéra :

— Il y a une première chose que je dois t’apprendre urgemment. Faut qu’t’arrêtes de lire dans les pensées.

Je restai interdite.

— Je peux pas, je t’ai déjà dit.

— Si. Reprenons au début.

Le temps des leçons, Evade lâcha son jargon injurieux. Elle me parla avec des mots simples que je compris tout de suite. Elle évita les moqueries aussi, surtout lorsqu’elle constata que chacune d’entre elles nous faisaient perdre de longues minutes pendant lesquelles je boudais.

Malgré la première impression qu’elle donnait d’être une énergumène un peu rebelle, elle avait beaucoup de choses à m’apprendre. Lire dans les esprits allait pour elle au-delà d’un exercice magique, c’était comme pour chaque être depuis l’Encemensement, un sixième sens. Après, je perdis le fil de ce qu’elle m’expliquait. À cette heure, Maman travaillait. S’il pleuvait et que le toit fuyait, elle ne serait pas là pour mettre le seau. Ma chambre allait finir inondée, et le bois allait pourrir. Et si mes dessins rompaient sous l’humidité, que lui resterait-il de moi ?

— Je t’ai encore perdu. C’est pas gagné.

— Oui, pardon.

— Mais tu comprends ce que je veux dire maintenant ? Si tu peux arrêter d’écouter ma voix, tu es tout aussi capable de cesser de fouiner dans mon esprit.

Je hochai la tête pour lui faire plaisir.

— Tu dis oui, mais tu continues à le faire.

— Mais !

Il ne fallait pas que je m’agace comme hier. Je refusais de lui donner de quoi rire de moi. Après une grande inspiration, je lui expliquai aussi calmement que possible :

— Je comprends, mais quand j’écoute ta voix, j’arrive pas à pas écouter ce que tu penses!

— Pourtant tu parviens à m’écouter sans me regarder.

Depuis le réveil, je n'avais pas croisé une fois ses yeux. Ils étaient trop clairs, tout comme sa peau. Elle semblait luire dans la pénombre de la salle de classe.

— C’est pas pareil.

— Le problème c’est que tu as lié la lecture des pensées à un autre sens. Ça arrive presque à tout le monde, t’en fais pas, mais il va falloir travailler ça. Tu ne trouves pas ça étrange de n’avoir que des mots dans l’esprit des gens alors que toi tu as toute sorte d’autres choses ?

Elle n’avait pas tort. Quand j’imaginais ma chambre, je revoyais le grand sommier et mon cher tapis rouge et vert, sa laine si douce. Je me remémorais le chant des oiseaux et la fenêtre mal isolée à travers laquelle se faufilaient des courants d'air froids. Tout cela, ce n’étaient pas des mots. Pourtant dans les pensées des autres je n’avais que des paroles, comme si leurs cerveaux avaient été appauvris d’imagination.

— Si c’est bizarre, mais en même temps ça faisait beaucoup d’informations si j’avais tout.

— C’est vrai. D’ailleurs je ne te demanderais pas de lire complètement les pensées. Moi par exemple, j’ai associé ça à la vue et je m’y suis cantonnée. Encore aujourd’hui je n’ai que des visions imagées. C’est marrant parce que Pié est aphantasique, alors je suis incapable de savoir à quoi il pense.

— Mais ça change quoi qu’il est fantastique ?

Les dieux me viennent en aide.


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Après un moment, Evade tomba d’un coup le masque de professeur :

— Allez Jeanne-Fouine, à la graille.

Je plissais les yeux, mais ne trouvait rien à rétorquer. Me concentrer si longtemps m’avait épuisé. Elle avait pressé mon cerveau pour en sortir tout son jus et il reposait maintenant dans mon crâne comme une vieille chaussette délavée.

Piéconfus nous rejoint pour manger, me proposant comme la veille de rester avec eux. Je m’attendais à ce que Lectrice soit avec lui, mais non, elle s’était fait des amis. Mon cœur se serra en les voyant se fendre la poire à la table voisine. Son mentor me rassura :

— C’est normal que tu aies du mal à te faire des copains, c’est toujours comme ça avec les nouveaux. Les gens n’aiment pas trop qu’on lise leurs esprits.

— J’n’aime pas ça non plus et je voudrais bien comprendre qu’on doive s’infliger ça sur les temps de pause, grommela Evade.

Il lui tapa l’épaule avec une force peu convaincante.

— On en reparlera en privé.

Glandu.

— Mais elle, elle arrive à pas lire les esprits ?

Il sourit, ravi que je pose la question.

— Ce n’est pas encore parfait, mais elle s’en sort ! Et puis elle a les aptitudes sociales qui vont avec. Je dois dire que j’ai de la chance, j’ai une apprentie plutôt douée.

Il réalisa après coup ce qu’il sous-entendait à mon propos et s’excusa. Je laissais tremper ma cuillère sans grande conviction. Le menu n’avait pas changé depuis la veille : soupe et pain malgré la chaleur écrasante.

— Pourquoi c’est si grave que j’arrive pas à me fermer ?

Je réemployais le mot que j’avais souvent entendu Evade utiliser. Le ton de Piéconfus se fit sérieux.

— Un esprit c’est très personnel tu comprends ? Tu ne peux pas fouiller dedans comme ça sans autorisation. Et puis c’est très désagréable pour l’interlocuteur quand tu le fais.

Je me remémorais les sensations de picotements, de démangeaisons quand j’avais parlé à Lectrice.

— Pourquoi c’est désagréable ?

— Tu ne lui as vraiment rien expliqué ! pesta-t-il contre sa collègue. Quand tu lis un vivant, il sent les fils de ta trame se resserrer autour de lui. Son esprit essaye de sortir de son corps. C’est physiquement éprouvant parce que finalement ton corps a l’impression d’être entrain de mourir.

Evade leva les yeux au ciel.

— Je n’appelle pas ça une explication, mais une croyance. Ce que dit la science jusqu’à présent, c’est qu’on n’en sait rien du tout d’où vient la sensation.

Et ainsi étaient-ils repartis à débattre.

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