4.2

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·ï ¡÷¡ ï·

L’après-midi, Evade en eut marre de moi et m’envoya aux corvées. Celles-ci étaient attribuées en fonction des talents et affinités de chacun, or il n’y avait qu’une seule chose que je savais faire : balayer. Depuis que je tenais debout, maman m’avait défié d’entrer en guerre contre la poussière de bois. Chaque jour, je la chassais avec acharnement. Ma mentore me fit découvrir qu’il y avait pire : la crasse d’une salle de bain commune.

— Personne ne veut jamais s’en charger. Dit-elle en me plaçant un seau et une serpillère entre les mains.

— Donc c’est sur moi que ça tombe ?

— Pt’être que ça t’aidera à être bien vue. Les gens sont reconnaissants quand on fait des trucs pénibles pour eux.

Je soupirais, dépitée, mais réalisais quand Evade partit que la tâche n’était pas si désagréable. D’abord, la salle des bains était vaste et lumineuse, ensuite c’était une pièce très calme, où je retrouvai un semblant de solitude. Je commençais par nettoyer les bords du grand bassin, alimenté par une source chaude, au-dessus duquel le toit s’ouvrait. Je triais les savons, ravie de découvrir des parfums inconnus, puis j'astiquais chaque cabine individuellement. Je croisais bien quelques personnes. Aucune ne m’adressa la parole. Je reconnus ma voisine de dortoir, à qui je souri.

Oh non pas elle.

Je sentais que je n’étais pas loin de me faire une amie. D’autres que je ne connaissais pas me dévisagèrent, accompagnant leurs observations par une pensée sur ma frange. En faisant le bilan de la journée, j’avais eu droit à : trop longue, de travers, mal taillé. Un garçon se dit même qu’elle était complètement aigrette, ce qui ne voulait rien dire.

Quand Evade revint, je terminais juste mon troisième coup de serpillère.

— Qu’est-ce tu fais encore là ? Une fois qu’t’as fini tu peux partir tu sais, t’es en temps libre !

— Ah, mais combien de fois je dois nettoyer avant que ce soit fini ?

— Mais ! Une fois ! Pourquoi tu voudrais faire plus ?

— Parce que ça se resalit… Regarde tu laisses des traces avec tes chaussettes toutes pleines de boue.

Elle grimaça.

— Si tu laissais le temps de sécher niquedouille, j’aurais pas eu à les mouiller !

Je croisais les bras. Ce n’était pas ma faute si elle ne m’avait rien expliqué. Maintenant elle devrait subir mon silence. Un rictus se forma au coin de ses lèvres.

— Allez Jeanne-Fouine boude pas, tu sauras pour demain, c’est pas grave.

Misère, il allait donc falloir recommencer tous les jours ? Étais-je encore coincée dans un quotidien pénible, destinée à exécuter en boucle les mêmes taches tel le combat-feu Cradouille et son seau troué ?

Alors qu’elle s’apprêtait à sortir, elle ajouta :

— J’y pense, j’ai oublié de te montrer le temple, tu pries ?

Je hochais la tête. J’avais pris l’habitude chez maman de prononcer une petite prière tous les jours, un énième moyen de tromper l’ennui.

— Quels dieux ?

Nous avions deux statuettes à la maison, sur un petit meuble au pied de l’escalier. L’une était à l’effigie d’Ephe, le dieu soleil au visage de cerf et une à l’image d’Oural, porteur de la houe et veilleur des champs. J’étais censée bouder, mais gagnée par mon envie d’en savoir plus sur ce temple, je cédai :

— Le dieu du soleil et le dieu de la terre.

— Tu ferais mieux de prier notre déesse, tu la connais ?

— Non, c’est qui ?

À mon grand regret, ils étaient rarement mentionnés dans les livres auxquels j’avais eu accès.

— Tristana. Celle qui porte la lune autour du cou. Je te laisse faire la visite seule, j’aime pas ça moi, la religion. C’est la porte à droite dans le bâtiment où je t’ai fait cours.

N’ayant rien prévu pour ma soirée, personne ne voulant jouer avec moi, je suivi ses instructions. Le temple était une pièce petite, aménagée pour avoir l’air un peu mystique. Une grosse pierre cristalline qui pendouillait du plafond diffractait la lumière de la lucarne. Cela faisait plein de jolies couleurs sur le carrelage blanc. Étonnée, je le fixai de longues minutes avant de jeter un œil aux dix statues à taille humaine posées le long des murs. J’observais leurs cols jusqu’à trouvait celle qui portait une lune. Elle était belle, vraiment beaucoup. Le soir d’ailleurs je pensais encore à elle.

Le lendemain je revins, comme pour vérifier qu’elle n’était pas sortie d’un rêve. Elle était bien là, les couleurs lui pleuvaient sur le corps. Je mis du temps à comprendre ce que m’inspiraient ses cheveux courts, tirés en arrière, ses yeux vides et son visage anguleux, proportionné. Elle incarnait en fait parfaitement ce que le Fou Vaillant décrivait comme l’élégance ; « une intelligente simplicité qui attire l’œil pour ce qu’elle donne l’impression qu’on a affaire à plus grand que soi ». Ce que je trouvais formidable en la dessinant, c’était que moins j’y mettais de traits, plus je m’approchais de la réalité.

Ayant réfléchi à lui faire une offrande, mais ne sachant rien de ce qu’elle attendait de moi, je lui portai un bouquet de marguerites. Il y avait déjà autour de ses pieds nus pommes de pin, fleurs sèches, galets, encens et une multitude de sachets en tissu. Approchant ma main pour déposer mon cadeau je frissonnai en frôlant la pierre. Je songeai qu’il serait doux de lui baiser les pieds. Une pensée fugace qui me laissa pensive. Je lui demandai :

— S’il te plait, fait moi don d’un ami, juste un.

J’avais dû parler trop bas pour qu’elle m’entende, car les jours suivants ne se montrèrent pas plus fructueux. Pourtant, j’essayai tout : je souriai à tout le monde, leur proposait de jouer, mais personne n’était disposé à passer du temps avec moi.

Je repérai une fille qui me sembla tout aussi seule que moi. Elle se plaçait toujours à un coin de table, mangeait rapidement et retournai disparaitre je ne sais où. Avec ses longs cheveux noirs et sa silhouette recourbée elle me faisait un peu peur. Je décidai tout de même d’en faire mon amie. Evade tenta de m’en dissuader :

— Fléchdor ? Elle est taciturne, elle va t’envoyer bouler, glandu.

Cela m’encouragea encore plus. Alors je l’approchai, m’assis en face d’elle et la saluai. Elle ne releva pas les yeux alors je lui proposai de jouer aux cartes. Je n’entendais rien de ses pensées ce qui m’encouragea à continuer. Elle releva finalement le regard sur moi, seul ses iris se déplaçant pour me fusiller du regard. Quand elle commença à empoigner le couteau de chasse qui lui servait à manger je décidai de laisser tomber.

·ï ¡÷¡ ï·

Les fins d’après-midi, je pris l’habitude de grimper sur les monticules qui jonchaient la palissade pour observer le paysage. Je l’avais déjà dessiné une dizaine de fois, sous plusieurs angles, mais je ne m’en lassais pas. Le causse différait de la forêt. Il semblait en apparence plus hostile, mais grouillait vie. Entre les petits arbres clairsemés et les roches cabossées vivaient des oiseaux couleur sable, des nuées d’insectes et de gros vilains lézards.

Un soir je rencontrai un animal hors du commun, que je ne connaissais que par les livres ; un cauchère. Une femelle et ses petits étaient venus juste derrière nos palissades profiter de l’ombre. Je les regardais longtemps retourner la terre à la recherche de gros vers blancs et se rouler dans la poussière. À la différence des sangliers des forêts, ils portaient une fourrure rousse et trois paires de défenses.

Soudain, la laie se tourna dans ma direction. De l’effroi se dessina dans ses yeux tout ronds. Après une demi-seconde, elle partit au galop, suivie de ses trois marcassins. Une ombre s’étendit sur mon carnet. Je me tournais, surprise. Voyant que ce n’était qu’Evade je lui souri timidement.

— Mince, désolée ! Je dois avoir une tête de demeurée pour leur faire peur comme ça !

Comme souvent lorsque quelque chose l’agaçait, deux rides verticales proéminentes entre ses yeux. Elle s’assit en tailleur, pour regarder les marcassins trottiner vers l’horizon, leurs petits ventres ronds se ballotant de droite à gauche.

— Tu aimes bien venir ici j’ai remarqué. Moi aussi.

Je soupirais. Même après des jours d’efforts pour progresser j’entendais encore ses pensées. Nous n’avions pas beaucoup avancé. Elle passait des heures à m’expliquer sous tous les angles comment m’améliorer, mais j’étais une grosse nulle qui n’arrivait à rien. Il n’y avait que quand je récurais la salle des bains que mon ego se regonflait. Piéconfus m’avait même félicité, me disant qu’elle n’avait jamais été aussi propre.

Evade hésita une seconde.

— Tu regardes beaucoup au-dehors, mais… ne te fais pas trop d’idées. Tu ne sortiras pas d’ici.

Je fronçais les sourcils et rangeais mon crayon dans mon carnet pour le refermer. Elle avait toujours le mot pour me vexer.

— Pourquoi pas ?

— C’est comme ça. Il n’y a que quand on travaille que l’on peut sortir, et c’est sous conditions. Il n’y a rien pour nous dehors de toute manière, nous ne sommes pas très… appréciés, tu sais.

— Je le sais, mais je ne le comprends pas.

J’arrivais à concevoir qu’il était désagréable que je lise dans les pensées, mais une fois mon pouvoir maitrisé rien ne m’empêcherait de vivre à l’extérieur.

Une alouette vola à ras des graminées. Je suivis sa course puis déclarai :

— J’aimerais en apprendre plus sur Tristana.

Elle soupira.

— Je devrais te faire quelques cours de théologie, le truc c’est que ça m’ennuie profondément.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’y crois pas. Tu sais les dieux ça n’existe pas vraiment, le roi utilise ça pour mieux gouverner le peuple.

Je croisai mes bras sur mes genoux tout en faisant la moue. J’avais envie que Tristana existe. Voyant mon attitude elle m’accorda :

— Si tu y tiens, on fera ça avec Piéconfus. Lui il aime ça raconter des histoires à la mord moi le nœud.

J’hochai la tête enthousiaste. Sentant qu’elle commençait à ricaner mentalement je me fis violence pour détourner mon attention d’elle. C’était la seule gruge que j’avais trouvé pour ne pas entendre ses pensées. Lorsque je lui prêtai à nouveau attention, elle me tendit un livre.

— Tiens, c’est mon préféré. Je te le prête. Quand tu l’auras fini ne le remets pas à la bibliothèque, rend le moi directement. Il devrait t’inspirer des paysages plus intéressants. La première fois que je l’ai lu, j’avais ton âge, je n’étais pas plus intelligente qu’une musaraigne bourrée et il m’avait donné envie de m’enfuir. Tu n’as pas le droit de sortir, mais tu as bien le droit de rêver.

Je me saisi avidement de l’ouvrage. Dès qu’elle repartit, je m’empressais d’en lire le résumé.

À l’enore-aest de toute terre, prospère une contrée en forme de lune où prennent source mille milles de ruisseaux : le pays d’Erodea. Les vestiges d’un château au nord de la capitale, Sak-Adriane, sont le dernier témoin du règne du roi San dont la chute en 372 après l’Ensemencement marque le début du siècle d’apogée du pays.

Ce livre passe en revue à la fois la géopolitique d’Erodea, son histoire, ses mœurs et ses mythes populaires, sur la base des carnets de voyage d’Ildoria de Sogne.

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