6 : Le prénom
« On ne nomme jamais les normes inébranlables. Leur donner un nom c’est le premier pas pour les remettre en question. »
Aphorisme 56, Livre de la fondation, Tristana
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Quelques jours après notre horrible interaction, Divin surgit dans le dortoir, tout pimpant. Sa chemise rose tachée d’irréguliers motifs jaunes me donnait envie de vomir. Il sifflota en scrutant la pièce. Le son réveilla tout le monde. Il pointa du doigt Lectrice, puis une petite fille, puis moi. Je stressais aussitôt.
— Vous trois ! Dites-moi, comment appréciez-vous votre séjour dans ma sublime demeure ?
La gorge encore embrumée de nuit je levai timidement le pouce et maugréais sans conviction :
— C’est super.
Il n’attendit pas la réponse des autres :
— Parfait, suivez-moi.
Il fit demi-tour sec, ne nous laissant pas le temps de nous changer. Il fallut le suivre dans nos pyjamas, marcher pied nu sur le carrelage, le plancher, puis les graviers pointus de la cours. Il s’arrêta dans le jardin. Je détestais la sensation de l’herbe humide, pleine de terre, sur mes pieds propres. Au soleil je remarquai que dans ses cheveux, divin avait inséré de petites fleurs jaunes ; un rappel coloré à son immonde chemise. Il marqua une pause dans sa marche, dramatiquement, et se tourna vers nous. Son sourire n’atteignait pas ses yeux, vides d’émotions, enfoncés dans leurs orbites comme des tortues dans leur coquille. La petite avec nous — elle était vraiment petite, sa tête arrivait sous mon épaule — me prit la main. Je la serrais volontiers.
— Je venais simplement vous avertir que ce soir à la tombée de la nuit se tiendra votre cérémonie des prénoms. Allez trouver vos maîtres, ils vous prépareront.
Et c’était tout. Tout ce bazar ; mes pieds mouillés, tout le monde réveillé, tout ça pour deux phrases. Il sortit de sa chemise un calepin et se mit à y griffonner. Nous restions là, interdites, jusqu’à ce qu’agacé il lève les yeux vers nous et nous chasse d’un signe de main.
— Allez zou ! Disposez.
Nous ne demandâmes pas notre reste. Dans le dortoir, personne n’était rendormi, on nous attendait avec impatience. Morvax le premier nous demanda :
— Alors ?
— Il voulait nous convier à notre cérémonie des prénoms, l’informa Lectrice.
Il trépigna de joie sur son lit, un grand sourire aux lèvres.
— Vous savez ce que ça veut dire ? On fait la fête ! Et qui dit fête dit banquet ! Pour ma cérémonie il y avait du poulet au gingembre, j’espère que ce sera le cas !
Les autres enfants éclatèrent en rires et exclamations, certains applaudirent même. Cela me rassura un peu. Je ne comprenais toujours pas la nécessité de changer de prénom, mais si c’était l’occasion de faire la fête alors pourquoi pas…
Interpellés par nos cris, les grands débarquèrent ensuite ; Piéconfus et Evade, mais aussi les autres maîtres, et même les vraiment très vieux vinrent voir quel motif pouvait rendre acceptable qu’on les réveille. Se faufilant parmi la foule d’enfants excités, Evade me rejoint :
— Par tous les dieux, c’est quoi ce raffut ?
— C’est Divan ! Je vais avoir un prénom et Lectrice aussi, et la petite fille que je sais pas qui c’est aussi !
— Divin, me corrigea-t-elle. Sacrée chiotte ! Il ne nous a pas prévenus, cet énergumène ! Ah bon sang, viens.
— On part ? Mais tout le monde est content, on peut pas rester ici un peu ?
Elle soupira.
— Si tu y tiens. Rejoins-moi à la bibliothèque quand tu as fini.
Je lui souris gaiement et rejoins Morvax qui piaillait d’impatience. Il s’amusait à essayer de deviner ce que serait mon nom :
— Tournefrange ! Ou non, quelque chose en rapport avec la salle de bain ; Torchon ou Balai !
— C’est obligé d’avoir un nom si nul ? gémissais-je
— Oui ! C’est même nécessaire. Divin est très fort pour trouver le pire prénom qui soit à chacun. Regarde, je m’appelle Morvax, tout ça parce que j’ai été un peu malade en arrivant ici !
Nous discutâmes longtemps, jusqu’à ce qu’on nous annonce que le petit-déjeuner allait bientôt fermer, après quoi nous nous empressâmes d’aller grignoter ce qu’il restait ; Les vétérans avaient profité de notre excitation pour se gaver.
Je rejoins Evade à la bibliothèque. Son entreprise de ranger les livres par ordre de page était finie depuis longtemps, elle s’exerçait maintenant à dépoussiérer sans entrain. Je toquais sur le bureau pour qu’elle me remarque.
— Ah. Bon sang de bois. Je déteste ces cérémonies à la gland. Tout ça pour un foutu prénom…
— Ce sera toujours mieux que de te laisser m’appeler Jeanne-Fouine un jour de plus.
Elle rit de bon cœur, toujours hilare quand j’essayais de me défendre.
— Oh, mais c’est que tu mords toi maintenant. Allez, viens, je te fais cours.
— On doit pas préparer la cérémonie ?
— Cet après-midi. Il n’y a pas grand-chose à faire, il faut juste que je te mette une tenue.
Nous allâmes à la salle de cours et elle tenta de poursuivre mon apprentissage du Sakre. Comme souvent j’essayais de protester :
— Quel intérêt d’apprendre quelle syllabe rend quel mot pluriel dans une langue que de toute façon j’utiliserais jamais ?
— Alors ça tu n’en sais rien, parfois on a des clients qui parlent mieux Sakre qu’Ephien.
— Mais de toute façon après la cérémonie je m’en vais.
Le coin de ses lèvres se souleva. Elle avait envie de rire, mais se retenait.
— Et comment ?
— Par la porte. Rien ne m’oblige à rester ici, je n’appartiens à personne !
— Mais tu as signé le contrat avec Divin.
— Et alors ? Je le dé-signe.
— Ça ne marche pas comme ça. Tu peux toujours essayer de t’enfuir. J’ai essayé aussi à ton âge, je suis même probablement celle qui a essayé le plus de fois. Comment tu crois que j’ai eu ce prénom ? Mais c’est peine perdue, tu es coincée dans ce trou à rat, et moi aussi, et un point c’est tout.
— Alors tu t’es raté à chaque fois ?
Elle soupira.
— On ne peut pas dire que j’ai vraiment foiré. Une fois, je suis même arrivé à Sombreau, à quelques kilomètres d’ici. Mais où que tu ailles, Divin est très fort pour te retrouver. Fléchdor aussi d’ailleurs. Au début c’était lui qui me prenait en chasse, maintenant c’est elle, il l’a formé pour être sa parfaite petite successeure.
— Mais t’as pas essayé, je sais pas, de te battre avec eux, protestais-je ? T’as des gros bras, tu pourrais gagner contre Divin j’suis sure.
Elle fit non de la tête.
— Ne le sous-estime pas. Il n’a pas les mêmes aptitudes que nous. Il ne lit pas dans les pensées. Le sang d’Aldrik coule dans ses veines, et croit moi, il est puissant. Lire dans les pensées ça fait peur, mais on va pas se mentir c'est du pipi de chat en comparaison aux autres pouvoirs.
Je laissais tomber, croisant les bras, contrariée. Je ne la boudais pas elle, mais plutôt la vie de manière générale, qui commençait à m’agacer. Où que je sois il y avait plus fort que moi pour m’empêcher de faire ce que je voulais. Voyant que je n’étais plus réceptive au cours, Evade me proposa de jouer au Pique-pouille en attendant la cérémonie. Réticente au début, je finis par céder quand elle prétendit que j’avais peur de perdre. S’il y avait bien un jeu auquel je ne perdais pas, c’était celui-là !
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