6.2
·ï ¡÷¡ ï·
Le terme de la journée approchant, il nous fallut rentrer le jeu de cartes. Il était temps qu’Evade m’emmène à la salle de bain, ainsi que les deux autres filles qu’elle retrouva sur notre passage. Alors que nous entrions dans la pièce où le bassin propageait ses volutes de vapeur de la fin de journée, elle marmonna.
— Divin adore les fêtes. Souvent ça sort du budget, mais il le fait quand même. Toutes les excuses sont bonnes pour ces sauteries. Mais enfin… Va te laver avec ça veux-tu ?
Elle me tendit un petit pavé de savon à l’odeur prononcé. Ce n’était pas comme l’odeur des fleurs ou du bois, mais ce n’était pas non plus désagréable.
— C’est quoi ?
— Ambre gris.
Lectrice s’empressa de m’expliquer :
— C’est une substance produite par l’estomac des baleines ! Elle durcit dans l’océan avant d’être larguée sur les plages.
— Quoi ? Mais je vais pas me laver avec de la bile de poisson, c’est répugnant, protestais-je !
— On arrête de râler et on fait ce que je dis, grommela ma mentore.
Contre mon gré, j’allais donc me frotter avec l’immonde substance. Il me peinait d’admettre que l’odeur qui m’enveloppa n’avait rien de dégoutant, bien au contraire. Les volutes marines ne me quittèrent pas quand je me rinçai abondamment.
Quand je sortis, enrobée d’une serviette, Evade me tendit un tissu ébène qui lui dégoulinait entre les bras.
— Tiens. J’aimerais te dire que c’est un habit traditionnel, mais on ne le met que depuis une dizaine d’années. Divin essaye de faire croire aux clients que c’est une coutume ancestrale implémentée sous la reine Lyre. Tu te souviens d’elle ?
— Mmh… C’est celle juste après Rein premier ? tentais-je.
— Non. Tout faux. Me rabâcha Lectrice. Lyre a régné de 1245 à 1267, donc après Rein second.
— J’étais pas loin !
— Pas encore gagné pour faire rentrer la chronologie dans ta p’tite tête, me rabroua Evade.
— Je fais ce que je peux !
C’était la première fois que j’enfilais un tel vêtement ; une grande toge pleine de plis complexes, faite d’une étoffe aussi douce que le tapis de ma chambre, chez maman, quand mes pieds étaient froids. Une bande de tissu rouge que nous dûmes enrouler autour de nos tailles dénotait avec les tons sombres du vêtement. Evade nous regardait, vraisemblablement satisfaite quand Piéconfus arriva tout glapissant :
— Par Tristana ! Quel massacre !
Il se cacha la bouche d’une main comme pour se retenir de pousser un juron.
— Quoi ? Qu’est-ce qui va pas encore ? grogna Evade.
— Rien ne va. Détachez-moi ça, je vais vous aider à les ajuster, vous ressemblez à trois épouvantails.
Il lui fallut près d’une heure pour nous aider à renfiler les vêtements. Il défit chaque lacet pour les resserrer jusqu’à ce que le tissu colle à ma peau, et noua le ceinturon en un nœud à trois boucles. Il finit par se reculer, content de lui.
Je me dandinais d’un pied sur l’autre, embarrassée par la manière dont le vêtement embrassait mes contours. Je préférais la méthode d’Evade de ne rien serrer d’autre que la ceinture. Surtout que pour parfaire son œuvre, Pié rabattît les immenses capuches sur nos visages.
— C’est débile, j’y vois rien comme ça, râlais-je.
— C’est le prix à payer pour avoir un petit air de mystère, m’expliqua rapidement Evade. Allez, venez, qu’on se fasse pas attendre.
Puisque je ne voyais plus que mes pieds, elle passa une main dans mon dos pour me guider. Je reconnus bientôt le carrelage du bâtiment Our. Si le passage dans la salle de bain m’avait détendue, ce n’était que temporaire car mon cœur s’emballait à nouveau. Je portais une main à moi poitrine qui soudainement me semblait compressée par le vêtement.
— Allez, ce n’est rien ne t’inquiète pas, soupira Evade.
Nous passâmes la troisième porte, la seule que j’avais toujours vu fermée. Je me concentrai sur mes pieds, maintenant bleus sous les lueurs des lampes à blavite. À mesure de mon avancée sur le tapis noir, je discernais les murmures autour de moi, oppressants. Tournant un peu la tête, je compris que tout le monde s’alignait contre les murs. Je reconnus le bas du pantalon de Morvax, avec son ourlet remontant jusqu’à la moitié de son mollet. Et à côté de lui, les pattes de Prodige, le chien.
Evade me lâcha soudain, me privant de mon repère. Bientôt me rejoignirent mes deux camarades, Lectrice à ma droite, puis la petite à ma gauche qui me saisit la main. Levant la tête, je découvris un autel en bois gravé des scènes de la création. Derrière, se tenait divin, vêtu du même habit que nous. Il renâcla bruyamment avant de commencer son discours, avec sa voix la plus nasillarde.
— Puisque vous vous montrez dignes de votre éducation, et dignes de nos Dieux. Tristana m’a communiqué les noms qu’elle souhaitait vous donner.
Je fronçais les sourcils sous mon voile. Il n’avait jamais été question que Tristana choisisse nos noms. Elle était une déesse, elle devait bien avoir autre chose à faire. Et de quel droit prétendait-il être son vecteur ? Si elle avait à choisir un humain pour porter sa parole, il serait le dernier sur la liste.
Il entama la prière du jour des âmes, qu’il fit trainer en longueur en y ajoutant trois textes d’oraison piochés dans le livre de la création. Après sa litanie, il leva les mains vers le plafond, comme si nos prénoms allaient tomber de là et conclut :
— Je vous présente nos nouvelles nées. Bienvenues dans ce monde : Saitout, Gobemouche et Colobasque.
Gobemouche. C’était moi ça, gobemouche ? Non… Ce ne pouvait pas être aussi misérable ! Je relevais les yeux à la recherche d’un rire, un signe qu’il blaguait, mais non, son visage ne laissait rien transparaitre d’un amusement. Il posa ses mains sur l’autel et tout le monde applaudit. Avec entrain. Je ne trouvais pas la force de les imiter. Une chose était sure ; Tristana n’avait pas choisi mon nom. Elle n’aurait jamais fait ça. C’était Divin qui l’avait fait, et sans doute dans le but de m’humilier autant que possible. Une colère grandit dans ma poitrine. Je me pris à rêver de déchiqueter son visage avec mes ongles. Je n’avais jamais ressenti ça avant, mais je n’avais pas besoin des leçons de fou-vaillant pour comprendre le ressentiment qui me secouait : je le détestais !
Tout le monde se mit à parler. Le brouhaha s’amplifiant d’un coup, je me sentis oppressée. J’avais envie de déchirer mon vêtement pour me libérer de son étroitesse, de partir en courant, mais je ne fis rien, je restai là à attendre un miracle. Je sursautai quand une main s’abattit sur son épaule. Evade.
— Hey, ça aurait vraiment pu être pire ! Enlève ta capuche et souris, nounouille.
— Je préférerais m’appeler nounouille que Gobemouche, geignais-je
Je m’attendais à ce qu’elle rit de moi, mais elle me tendit un mouchoir (propre, les dieux soient loués).
— Allez c’est pas si mal comme prénom, c’est plutôt mignon. On te trouvera un surnom comme Gogo ou… Moumou… Gobie ? Gobie c’est pas si mal, si ?
— Ça sonne comme une insulte.
— On a tous été déçus quand on a reçu nos prénoms.
— J’ai envie de m’enterrer dans un trou.
— Tu m’en diras tant. Allez arrête le boudin et viens.
Dépitée, je la suivis jusqu’à la salle à manger qu’on avait décorée pour l’occasion de guirlandes de fleurs et de nappes rouges. Un maigre réconfort. J’allais m’asseoir avec ma mentore, Piéconfus, et Lectrice — il fallait l’appeler Saitout maintenant. Morvax nous rejoint tout pimpant, avec une assiette pleine à ras bord de ragoût.
Puisque je ne pouvais me résoudre à penser à autre chose, je cherchais Divin du regard. Je le trouvai assis sur un bout de table, un sourire aux lèvres digne d’Aldrik. Seule Fléchdor — la fille au couteau — osa s’asseoir à côté de lui.
— Pourquoi elle mange avec lui ? grommelais-je. C’est un naze.
— C’est sa fille, m’expliqua Piéconfus. Biologique, j’entends.
Evade se retourna pour voir de qui nous parlions et compléta le propos :
— Autant te dire que c’est sa taupe numéro un. Fais pas ami-ami avec elle. Enfin de toute manière t’as déjà vu ce que ça donnait ah ah.
— Une taupe ?
— Tout ce qu’elle entend, elle le rapporte à Divin, grogna-t-elle. Mais ce n’est pas la seule, il aime être au courant de tout sans avoir à nous côtoyer.
Je me reconcentrais sur mes légumes sautés et après quelques minutes de joyeux brouhahas Divin frappa deux fois dans ses mains et fit signe à Fintoucher et Cordemolle de le rejoindre. Après une brève conversation, le premier se saisit d’un luth et la deuxième d’un large instrument à vent que je devinais enchantée. Une musique entrainante couvrit les rumeurs. Elle dû plaire à Piéconfus puisqu’il commença à se dandiner en rythme.
Morvax ne perdit pas ses bonnes habitudes : il râla.
— Les fêtes sont encore mieux que ça d’habitude ! Il y a des volailles et des pains aux noix normalement. Et des fruits importés de l’Our, et des gâteaux au miel et aux noisettes.
— Budget tendu. Expliqua Evade entre deux bouchées.
— Comment c’est possible ? Je n’ai pas l’impression que notre nombre de clients a diminué. Poursuivit-il.
— Quand une entreprise commence à dysfonctionner, c’est généralement un problème de gestionnaire, fit remarquer Piéconfus.
Evade ricana pendant qu’entre enfants nous nous lancions des regards décontenancés. Au moment où j’ouvrais la bouche pour l’interroger débarqua Passtemps à la table. Elle nous félicita chaudement, moi et Saitout, en utilisant nos nouveaux noms ce qui me fit grimacer. Puis derrière elle suivirent Baston et Groseuil, puis mes copains du dortoir, et même la vieille Peaudure que je voyais pour la première fois ailleurs que dans sa chaise à bascule.
Quand l’étrange procession de félicitations eut fini de nous importuner, je réalisais que la musique joyeuse s’était changée en une mélodie étrangère, mélancolique. Piéconfus, définitivement saoul, se leva pour aller joindre sa voix à celle de Cordemolle. Au début, quand j’avais entendu Fintoucher jouer dans le jardin, j’avais eu du mal à comprendre de sens du bruit qu’elle invoquait. Mais avec le temps, j’avais compris que les mélodies invoquaient de vieux sentiments, inscrits dans les partitions depuis des siècles, et je les ressentais aussi bien que ceux qui les avaient traduits en musique. L’air calme et grave évoquait les guerres menées par nos souverains Reins premiers et deuxième contre les Adveriens.
— Bonjour l’ambiance, ronchonna Morvax. Allez viens, c’est bon pour faire pleurer les vieux ce genre de chansons. On est là pour faire la fête bon sang de bois.
Je le suivis un peu à regret. Je commençais à apprécier de laisser mon imagination divaguer en écoutant les chants laconiques de nos ainés. Il réquisitionna les autres enfants et nous mena jusqu’au dortoir d’où l’on entendait encore un peu le luth et les voix résonner.
Le jeune homme étala son couvre-lit sur le sol et fanfaronna :
— Ce soir c’est nuit des histoires ! Tout le monde se ramène avec son coussin, allez !
Il éteint la grande lampe, ne laissant allumée qu’une lampiote qu’il fit rouler sous un lit. Éclairé seulement de quelques faisceaux jaunes, son sourire étincela dans la pénombre alors qu’il commença :
— Je me lance. Je vais vous faire l’histoire de la casserole !
Une histoire de casserole, voilà qui allait être drôle.
— Il y a de cela quinze ans, le clos n’était pas différent d’aujourd’hui. Deux spirophages qui vivaient là en particulier étaient réputés pour leur talent ; Truelle et Passebalai. Alors quand le duc de Zo lui-même demanda à ce qu’on lui rende service, il parut évident de les envoyer. L’histoire leur sembla d’abord bénigne ; le duc craignait que sa femme n’ait commis d’adultère. Ils ne rechignèrent donc pas à mener l’enquête. Mais alors qu’ils interrogeaient Mirabelle, la femme du duc, ils découvrirent qu’elle était en fait l’amante de… Foie-Le-Gras ! En personne.
Tout le monde sembla retenir sa respiration sauf Saitout qui leva les yeux au ciel. Après nous avoir laissé quelques secondes pour comprendre ce qu’impliquait cet adultère, il reprit :
— N’importe qui aurait menti au duc, décidé de le laissait croire que sa femme ne le trompait pas, mais Passebalai et Truelle n’étaient pas comme ça. Ils se battaient pour la vérité ! Alors ils dirent tout au duc. Et quand Foie apprit ce qu’ils avaient fait, il décida de se venger !
À mon grand regret, c’est à partir de ce moment que Morvax décida qu’il fallait au mieux détailler son histoire. Aussi il leur décrit avec précision comment le roi fit capturer les deux spirophages et les ébouillanta dans une immense casserole. Je comprenais mieux le titre d’un coup. Puis nous décrit le repas en rouge au cours duquel le roi servit les spirophages à manger au duc. Le fait que les plus jeunes commençaient à pleurer ne l’empêcha pas de terminer son récit :
— Enfin, il envoya ici même ses douze meilleurs cavaliers, des fils et filles d’Aeste vêtus d’armures en peau de salamandre géante. Ils noyèrent la moitié des habitants, et coupèrent la langue des autres. Aujourd’hui, il ne reste plus que Peaudure comme témoin de ce carnage.
Saitout l’arrêta :
— N’importe quoi, déjà c’est tout faux et ensuite tu as fait pleurer Collobasque !
Ayant cru l’histoire vraie, je soupirai de soulagement. Morvax passa une main derrière son crâne. Il se précipita auprès de la petite pour s’excuser, mais une fois le calme revenu il revint s’asseoir à mes côtés et se pencha vers moi pour m’avouer :
— C’est pas faux du tout, même que je l’ai vu dans les pensées de Peaudure quand je suis arrivé ici.
Je restai bouche bée tandis qu’il me faisait un clin d’œil. Saitout prit le relai pour raconter un conte bien plus joyeux — un magicien qui domptait les papillons — mais je ne pouvais m’empêcher de penser au récit d’horreur qu’il venait de nous faire. J’imaginais encore et encore ce à quoi pouvait ressembler un ébouillantement. Je n’avais jamais vu Peaudure parler, si elle ouvrait la bouche y trouverais-je un trou ? Et en même temps l’histoire paraissait invraisemblable, les rois devaient être bons et cléments. Foie-le-gras n’aurait pas pu tuer la moitié d’entre nous pour une simple déconvenue. Non, si Morvax m’avait fait un clin d’œil ce devait être pour me faire savoir qu’il me menait en bateau. Voilà. Ma crédulité m’avait déjà valu un terrible prénom, elle n’allait pas en plus me faire faire des cauchemars.
Annotations
Versions