8.1 : Le grand départ

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« Celui qui prétend qu’aimer est un vice, soit confond l’amour et l’adoration, soit ferait mieux de tout désapprendre de la vie pour reprendre les bases. » Aphorisme 67, Livre d’Adriane, Tristana.

·ï ¡÷¡ ï·

— Encore de la soupe. J’en peux plus ! C’est bien la peine que le soleil brille si c’est pour qu’y ai pas d’bouffe dans nos assiettes !

Morvax écrasa du bout de sa fourchette les morceaux de légumes détrempés par le bouillon puis y jeta des bouts de pain qu’il avait déchiré. Cela faisait quoi ? Trois ? Quatre ans que je l’écoutais râler ? Je me lassais de lui autant que de la soupe. Mais c’était comme ça. De quoi pouvions-nous parler de toute manière ? Certainement pas de nos aventures au dehors puisque je n’étais toujours pas sortie.

— Tout le monde se serre la ceinture, lui fis-je remarquer.

— Mouais. Va falloir que l’Divin mette la main à la patte. S’il renfloue pas les caisses et les tiroirs de la cuisine, j’entame une grève de la faim !

Son entrain militant me fit sourire malgré moi. Je retirai d’un coup de couteau un morceau brunâtre de ma pomme avant de la croquer.

— Tu chiendrais pas deux chours…

— Et bien peut-être. Peut-être, mais eh ! Au moins je me bats pour mes idées.

Déconfit, il sirota sa soupe avec un regard empreint du plus profond désespoir. Je restai longtemps à discuter avec lui, profitant de l’ombre de la pièce à vivre. Nous l’avions entièrement redécorée quelques semaines plus tôt. Les plus jeunes admiraient encore leurs œuvres avec fierté. Ma maigre contribution avait été un dessin des paysages qui entouraient notre petit espace clos. J’avais progressé au point que mes illustrations tenaient de l’hyperréalisme. Mais dès lors que j’essayais de dessiner les paysages d’Erodea dont je n’avais que des descriptions écrites, tout s’effondrait. Mon imagination patinait.

Alors que j’allais pour jeter mon trognon, Evade entra par la porte du paradis – celle qui séparait les quartiers de Divin du reste de la plèbe. Qu’est-ce qu’elle était allée foutre chez cet énergumène ? Un trait soucieux barrait son front. Quand elle me trouva du regard, elle me rejoint en quelques enjambées et m’ordonna de la suivre. Une fois dehors, elle regarda à droite à gauche pour vérifier que nous étions à l’abri d’oreilles indiscrètes et m’expliqua le sujet de son inquiétude :

— Divin nous envoie trimer.

D’un coup, elle eut toute mon attention.

— Et je peux venir ?

— Oui. Cette fois il veut que toi et Saitout nous accompagniez.

Je crus que j’allais m’évanouir de plaisir. Sortir, j’allais sortir, enfin. Des années que je pourrissais dans ce de trou à rat. J’aimais mes camarades, j’aimais les jeux de cartes et dessiner, lire et apprendre, j’aimais même nettoyer la salle de bain si on partait par-là, mais qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour me casser. Je gazouillais de joie.

— Tristana soit louée ! Ah ! La bonne nouvelle !

Il fallait que j’aille courir pour défouler l’excitation qui montait. Mais Evade, elle, restait déconfite. Elle n’esquissa même pas un sourire.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que ça ne te réjouit pas.

— Me réjouir ? Non, certainement pas. Il en a eu des mauvaises idées l’Divin, mais alors celle-là… Y nous envoie au casse-pipe.

— Tant qu’on peut partir, je prends n’importe quelle mission !

Elle regarda encore autour de nous avant de continuer :

— Va faire ton sac, et prend une de ses foutues toges avec toi.

— On part quand ?

— Demain à la première heure. Requête urgente. Ah et va aider Tendre à préparer l’harnachement tu veux bien ?

Elle me fit un sourire le temps d’une seconde, mais ses yeux restèrent emplis de doute. Tant pis, elle allait se faire du souci toute seule car pour ma part je profitais de la bonne nouvelle.

·ï ¡÷¡ ï·

Afféré aux écuries, Tendre m’avait préparé les deux sellettes et les croupières sur des tréteaux. Il me salua d’un signe de main, mais je ne vis pas son visage derrière ses longs cheveux blonds. Ils lui tombaient sur les reins maintenant. Les odeurs équines s’y imprégnant facilement je lui conseillais régulièrement de les couper mais il n’y avait rien à faire. C’était à croire qu’il voulait qu’ils atteignent ses pieds.

— Bon alors je te graisse tout ça ? Dis-je.

— Mmhmmh.

Il me mit en main un morceau de tissu noirâtre et un pot de graisse. Avec le temps il avait commencé à parler plus. J’arrivais presque à tenir des conversations avec lui.

— Sont en forme les loulous ?

— Mmhmmh. Béné a déféré dans la nuit. Je vais refaire les fers de Popo aussi tant qu’à faire chauffer la forge.

Béné et Popo, de leurs noms complets Bénédicte et Providence n’avaient pas bougé. Ils continuaient de tirer le même vieux chariot sans faire d’histoire.

Frottant doucement chaque lanière des complexes appareils, je me laissais aller à siffloter. Si je n’avais aucune affinité pour l’équitation et le soin des chevaux de manière générale, j’aimais l’odeur de la graisse sur les cuirs et il y avait une douceur familière à voir Tendre s’afférer non loin.

Dès que j’eus fini, j’abandonnais mon camarade encore aux prises avec les pieds de Bénédicte, qui de toute évidence n’aimait pas qu’on approche de son sabot un morceau de fer rougeoyant. Le pauvre palfrenier était tout en sueur, assailli par le soleil et son four qu’il avait passé la matinée à mettre à la bonne température. J’essayais de lui signifier mon départ d’un signe de la main, mais trop concentré il ne le remarqua pas.

Le temps passa cruellement lentement. L’attente rendait tout plus long. Mais finalement la nuit tomba, il ne me restait donc plus qu’une étape avant de partir : passer voir Tristana.

La lune veillait haut dans le ciel, presque pleine. Mais même avec son reflet à travers la lucarne du temple, celui-ci restait sombre. J’aurais pu allumer une lanterne, mais c’eut été mettre trop de lumière sur l’acte intime que j’allais produire. Dans l’obscurité je trouvais sa silhouette. Elle n’avait pas changé, moi si. J’étais aussi grande qu’elle maintenant. Le temps avait érodé mon visage enfantin sans en dénaturer les traits ronds. Et à force de faire subir mille facéties à mes cheveux, j’avais fini par choisir de ne pas les porter simples, tombant sur mes épaules. Souvent je les poussais en arrière avec un diadème en bois pour dessiner tranquille.

— Ça y est, je vais partir. Je ne sais pas si tu te rends compte, chuchotais-je.

Elle ne dit rien, mais je n’eus aucun doute qu’elle me félicita. À force d’étudier ses œuvres en long, en large et en travers je savais sa manière de penser. Si elle avait pu parler, elle me suggérerait de profiter de l’occasion pour fuir. Mais il fallait être patient. Ce n’était que la première fois que je sortais, bien trop tôt donc pour une telle tentative.

Après l’avoir remercié pour ses conseils et sa protection, je dégageais quelques offrandes pour poser mes pieds nus sur les siens, froids et larges. Mon corps se colla à son effigie, un frêle morceau de chair contre le marbre veiné de stries rouges. J’observais les inclusions sanglantes sur son cou. Elles dégoulinaient jusqu’à ses chevilles autour desquelles s’enroulaient des chaines. La peine qu’elle souffrait pour avoir aimé. Ma pauvre déesse…

Mes lèvres se posèrent sur l’incurvation des siennes, le contact froid de la pierre un délicieux soulagement. Quand avais-je commencé à cultiver pour elle cette adoration qu’Evade trouvait malsaine ? Dès mon arrivée ? un an après ? Cela s’était aggravé au printemps dernier, lorsque je l’avais pour la première fois embrassée.

Quand Evade l’avait compris, elle m’avait emboucanée. C’est pour cela que j’évitais maintenant de venir de jour. Elle ne comprenait pas. Il y avait un confort, une profonde sensation de sécurité, que je ne trouvais qu’à genoux devant ma déesse. J’avais besoin de laisser mon esprit être dominé par ses aphorismes, besoin de savoir et chérir chaque parole qu’on la savait avoir dite. Elle était ma seule confidente après-tout. La seule qui se préoccupait de moi.

Peu importe ce qu’en pensaient les autres. A priori ma mentore ne l’avait répété à personne, mais je n’aurais pas été étonnée qu’elle finisse par le dire à Piéconfus, qu’il le répète à Saitout et que l’information ne se répande. Tant pis. Tout le monde pouvait le savoir, ça ne changeait rien à la beauté de ce qui m’arrivait. Personne ne l’enlèverait de mes pensées et ne me priverait de ces doux tiraillements dans mon ventre que je n’avais qu’avec elle.

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