8.2

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Quand Evade vint me secouer l’épaule, je me jetai hors de la couette pour enfiler maladroitement le pantalon de toile qui attendait sur ma commode. Pour ne pas réveiller les enfants — Divin ne m’avait toujours pas déménagée du dortoir des apprentis —, je traversai la pièce à pas légers pour aller finir d’enfiler ma chemise dans le couloir.

Dans la cuisine, l’apprenti d’Aïthym, Navarin, nous avait allumé deux lampes et s’affairait à nous couper quelques tranches de pain. Il était trop tôt pour que j’eusse faim, mais l’odeur des œufs me convainquit de prendre une tartine. Ce n’était pas tous les jours que nous avions le privilège d’en manger après tout. Saitout et Piéconfus finissaient déjà leur petit-déjeuner. Ils avaient dû se lever plus tôt.

— Allez hop, me pressa Evade, tu finiras ça en route. Prêts vous deux ?

— Non, soupira Piéconfus. J’aurais bien dormi deux heures de plus.

— Eh bah c’est le même prix, dit-elle. C’est pas comme si on te laissait le choix.

Je les suivis dehors, une main sur la tartine et l’autre tenant mon sac sur mon épaule. J’y avais mis tout le nécessaire pour ma première mission, voire peut-être un peu plus que ce dont j’avais besoin. J’espérais profiter de cette première sortie pour faire du repérage en prévision d’une imminente évasion. Cela faisait des années que je pointais ma méconnaissance de la ville comme principale responsable de mon incapacité à mettre en œuvre cette échappée belle que je vendais à Evade depuis mon arrivée. Sans cette excuse, je n’aurais plus de choix.

Dans la cour, Tendre accrochait les dernières brides et vérifiait que ses chevaux chéris n’avaient pas déféré dans la nuit. Je ne me privais pas de lire dans ses pensées pour y découvrir qu’il stressait. Ce n’était pas son premier voyage pourtant.

La voyant passer en trainant des pieds, j’eus de la peine pour Cordemolle qui s’était levée comme nous pour venir refermer la porte après notre passage. Plus le temps passait, plus il me semblait que pour une flemmarde elle occupait le poste le plus contraignant. Quand on faisait du ménage au moins, on travaillait quand on voulait et seulement pour quelques heures.

Elle fit racler la grande porte alors que je montais à l’arrière du chariot pour m’asseoir sur le banc en face de Saitout et Evade. À l’avant, Piéconfus se hissa à côté du conducteur, non sans un juron quand il se prit le rebord en bois dans le genou.

Bientôt notre chariot s’ébranla. Un frisson me parcourut quand nous franchîmes la porte du fort. J’attrapais mon sac aussitôt pour en sortir mon carnet. Il n’était pas question de louper l’occasion de dessiner ces nouvelles images qui allaient bientôt se révéler à moi.

La première chose que j’essayais de croquer fut mon souffle se répandant en volutes de buée dans l’atmosphère matinale. Ce n’était pas une mince affaire. Quand j’en levais enfin les yeux, satisfaite, le clos avait disparu, fondu dans la brume. Des frissons d’excitations me parcoururent. Le pollen de pin avait une odeur d’aventure ce matin.

Piéconfus se contorsionna pour nous faire face et me tira de mes pensées en déclarant d’un air grave :

— Maintenant qu’on est entre nous, il va falloir en parler.

— Et de quoi tu veux qu’on parle ? On est dans une merde noire, c’est tout, le renvoya bouler Evade.

— On peut savoir pourquoi, m’agaçais-je ?

L’amitié fusionnelle entre nos deux mentors avait un côté attendrissant jusqu’à ce qu’ils commencent à faire des cachotteries ou à se disputer. Piéconfus essaya comme toujours de modérer les propos d’Evade à sa place :

— Elle exagère. Disons simplement que l’emploi pour lequel nous avons été choisis n’est pas tout à fait idéal.

— Euphémisme, s’exclama Saitout !

— Ah donc elle sait aussi de quoi vous parlez ? Je suis la seule pas au courant ? Tendre ?

Notre jeune cocher fit tomber sa longue chevelure blonde devant son visage pour me cacher la rougeur de ses joues. Donc il savait aussi, formidable. J’aurais dû employer plus d’énergie à lire dans leurs pensées à tous si ça avait pu m’éviter de me trouver comme une dinde à ne pas savoir de quoi ils parlaient.

— Ce n’est pas grand-chose, me dit Saitout. Simplement ils angoissent, car nous partons pour le duché de quartz.

Bien qu’il m’ait fallu du temps pour maitriser mes cours d’histoire et de géographie, je savais au moins que le duché de quartz était le plus grand du royaume d’Ephe, et qu’il était le fief de l’armée de la famille d’Adonaï. Maintenant, ces informations ne m’avançaient guère quant au problème de travailler là-bas.

— Je vois pas le souci. Tant qu’on a du taf…

— Nous n’allons pas travailler pour n’importe qui, ajouta dramatiquement mon amie, pour Améthyste !

— Ah, le bourreau de cristal ?

— Elle-même.

Améthyste tirait son surnom de sa manie de jeter quiconque ne tombait pas dans ses bonnes grâces dans un gouffre tapissé de pierres précieuses aux arrêtes aussi mortelles qu’étincelantes. Mais sa cruauté lui était toute pardonnée du fait qu’elle était une comptable hors pair et que personne n’avait jamais si bien géré les finances du duché.

— Je reconnais que c’est un peu inquiétant. Mais si on travaille bien, il n’y a pas de raison que ça se passe mal, si ?

— Tu n’étais pas encore là ça doit être pour ça que tu ne sais pas, dit Piéconfus, mais il y a quelques années de cela l’un d’entre nous a été exécuté par ce monstre pour motif de conclusions décevantes. Depuis, Divin refuse de travailler pour elle, ce que je trouve très bien de sa part.

— Mais donc il a changé d’avis ? Demandais-je

— Mmh mmh. Sieur le saint jean-fouine a trouvé qu’au vu d’l’état des caisses, on pouvait pas cracher dans la soupe, marmonna ma mentore.

Piéconfus profita que la conversation allait par là pour grommeler :

— Ce qui est bien pénible, c’est que ce soient nous qui servions de chair à canon ! C’est à cause de sa mauvaise gestion si les finances sont au plus bas en premier lieu.

— Mauvaise gestion ? Son addiction au loto oui ! Tous les mardis à Petitoie et tous les jeudis à Verchamp. Si tu crois que j’ai pas remarqué vos allers-retours, accuse Evade !

— Ah ne t’agace pas, nous ne faisons qu’obéir quand il demande de l’emmener en ville. S’il mise autant ensuite, c’est de sa faute.

— Quoi, vous songez vraiment que le loto suffit à nous ruiner ? s’interrogea Saitout, la mine pensive. J’aurais pensé qu’il se payait les services d’un enchanteur.

— Non, il dilapide le pognon pour avoir plus de grilles. Comme ça il est sûr de gagner le jambon de pays, dit Piéconfus.

— Du jambon ? Mais, on n’en a pas vu la couleur de ce jambon ! m’exclamais-je.

— Bien sûr que non. C’est pour son propre plaisir, conclut Evade.

Alors ça, c’était la meilleure. Cet enfoiré passait déjà ses journées à ne rien faire dans son bureau, il fallait qu’en plus il dilapidât tout ce que ses dociles disciples gagnaient pour lui dans du jambon. Peut-être qu’avant de m’échapper du fort, je le tuerai. Ça lui fera les pieds comme ça.

— Et alors, on va y faire quoi chez Améthiste ? demandai-je à Evade.

Elle grimaça.

— L’affaire est délicate. On est là pour une enquête sur un meurtre…

— Le meurtre de sa fille, la coupa Saitout.

Il semblait que ma camarade était plus excitée qu’attristée par la perspective d’un meurtre. Elle peinait à cacher le sourire qui lui tiraillait les lèvres. Je la grondais pour la forme :

— Mais c’est horrible ! Arrête de sourire.

Je connaissais mal cette dame, mais j’avais d’un coup beaucoup de peine pour elle. Je me demandais si maman serait triste d’apprendre ma mort. Je me dis que non, certainement pas, et des larmes perlèrent au coin de mes yeux. Evade sans vraiment comprendre les causes de ma détresse me tapota maladroitement l’épaule.

— Pour ça qu’faut pas avoir d’enfants. De vraies bêtes à chagrin.


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