9 : La ville violette

7 minutes de lecture

« La corde qui lie le corps à l'esprit ne doit être coupée tant que le coeur vit. » Aphorisme 14, Livre de la Dualité, Tristana.

·ï ¡÷¡ ï·

Lorsque nous approchâmes du bord du plateau, je fus prise d’un doute. L’arête rocheuse se découpait abruptement sur le bleu du ciel. L’absence d’autre chose que de nuages laissait penser à un grand vide derrière, mais les chevaux ne ralentissaient pas, ils y fonçaient comme pour mourir. Quelques mètres avant la chute, je me crispais au rebord du banc, glapissant de manière probablement ridicule. Evade posa une main sur mon épaule, me dit quelque chose que je n’entendis pas. La chute n’était plus qu’à quelques mètres, je retins mon souffle, fermait les yeux puis… rien. Dissimulé dans un flanc de roche se cachait un discret et étroit sentier qui descendait la pente en de larges lacets dans lequel s’aventura la carriole sans plus de protestation qu’un soubresaut énervé.

Je soupirais de soulagement. Au regard amusé qu’elle me lançait, Evade avait dû tout voir de ma panique. Elle pouvait bien se marrer, ses pensées étaient loin d’être sereines non plus, même si ce n’était pas pour les mêmes raisons.

— … se faire étrangler. Plutôt mentir. Qu’on en finisse vite.

Tandis que mon pouls redescendait progressivement, j’observais s’étendre devant nous un tout autre paysage que celui que je connaissais. Les pentes des plateaux accueillaient une dense forêt de pins qui se terminait dans l'anse de la vallée aux abords de champs qui encadraient une rivière. La ville de quartz tranchait la forêt sur le flanc d’en face, comme une enclave silicate dans son verre amorphe. Il eut fallu avoir les yeux percés pour ne pas la voir avec ses teintes du rose au pourpre. J’essayais de rester indifférente pour ne pas trop dévoiler mon émerveillement :

— C’est cocasse d’avoir peint toute la ville en violet.

Saitout referma son livre dans un claquement et haussa un sourcil.

— Peint ? Non certainement pas ! Les minéraux des grès et lauzes de la carrière de Quartz s’oxydent au contact de l’air pour devenir violets. C’est tout naturel.

J’appréciai l’anecdote avec un sourire, la géologie avait fini avec le temps par me plaire autant que le naturalisme.

— Et bien, c'est très beau, lui fis-je savoir.

— Ce qui sera beau, c'est le contraste de notre sang sur ces pavés si l’autre greluche décide que nos services lui conviennent pas ! ironisa Evade.

Je m’étouffais avec ma salive. Il fallait vraiment qu’elle sorte toujours des choses horribles !

— Rabat-joie ! la houspillais-je.

Nous descendîmes ce sentier qui n’en finissait pas jusqu’à ce que le soleil dissipe les moindres traces de brumes. Après quoi nous arrivâmes dans le fond de la vallée. Un joli pont tout de pierre nous permit de traverser la rivière qui, de près, bouillonnait beaucoup plus furieusement que je ne l’avais imaginé. Enfin, nous atteignîmes notre destination ; l’entassement de maisons et de remparts violacés s’opposa à nous comme un grand prédateur nous couvrant de son ombre.

Devant la grand-porte nous attendait un garde, tout avachi sur une petite table et engoncé dans une armure métallique. Piéconfus descendit du chariot pour lui tendre un parchemin crème. Le bonhomme de plomb souleva sa visière, dévoilant de petits yeux cernés et tordit la feuille dans tous les sens pour en lire le contenu. Arrivé en bas du document, il compara le sceau à la cire violette au dessin qui ornait son propre gant. Satisfait, il hocha la tête, laissant retomber au passage sa visière dans un « bonk ». Il appela sa collègue qui se fumait une pipe quelques mètres plus loin.

— Marzipane ! C’est les spirotrucs ! Tu m’les accompagnes à l’auberge ?

— Mmmmh maintenant ?

— Nan nan dans trente minutes. Bah oui maint’nant. T’les surveilles jusqu’à ce soir, quelqu’un viendra t’relayer pour sûr.

— Pour sûr ? C’est toujours pour sûr avec toi ! N’empêche que la dernière fois t’as oublié !

— C’était une seule fois ! Là j’te dis c’est pour sûr de chez sûr.

La jeune femme soupira, mais sembla se satisfaire de la promesse. Elle nous fit signe de la suivre d’un geste impatient.

L’intérieur de la ville était aussi violet qu’on pouvait l’imaginer de l’extérieur, un peu trop même. Jusqu’à la peau des habitants qui serpentait de veines cramoisies. Ils paraissaient malades avec leurs gueules couleur ecchymose de trois jours, mais vaquaient à leurs occupations comme si tout allait bien. Et leurs pensées ne traduisaient rien d’étrange non plus ; certains s’inquiétaient de nous voir, d’autres pensaient à leurs courses, au chaton qui leur détruisait la maison ou encore à un amant facétieux.

De la rue principale démarraient une multitude de ruelles aux noms évocateurs ; rue potiers, rue légume, rue du chat, rue des forges. Bien que nous passions vite, j’y reconnus de l’activité artisane qui m’intrigua. Comme les livres le prétendaient, les villes, malgré leurs odeurs un peu putrides d’évacuations mal lavées, recelaient de choses à faire et à voir. Impossible si je m’y installais de ne pas trouver du travail. Je me voyais bien apprentie chez un vitrailliste ou un bijoutier. Quelque chose d’un peu artistique où le dessin me servirait.

La garde fatiguée de marcher avec sa lourde ferraille demanda à monter avec nous. Elle guida Tendre à travers les rues, le faisant tournicoter jusqu’à s’arrêter devant un beau bâtiment aux piliers tarabiscotés dont la devanture pouvait se vanter d’être la plus fleurie de la rue. « Auberge du cerf-béchamel » lus-je sur l’enseigne de bois.

Aussitôt que nous y entrions, j’en considérais le décorateur comme de très bons goûts, car plutôt que de tout peindre en violet, il avait choisi de laisser aux tables et à la charpente leur couleur d’origine. On reconnaissait tout de suite le bois clair aux stries noires des pins jaunes du causse. Derrière un imposant comptoir de bois brut se tenait une aubergiste qui nous accueillit avec une mine circonspecte. Puisqu’elle avait le teint violacé et que tous les clients attablés aussi, je déduis que les étrangers comme nous n’étaient pas monnaie courante. Heureusement, il suffit que Piéconfus lui tende quelques pièces pour qu’elle daigne nous sourire.

·ï ¡÷¡ ï·


Nos affaires posées dans la chambre que nous partagions, Evade nous proposa à moi et Saitout une petite balade pendant les quelques heures qu’il nous restait avant le soir. Elle ne nous donna qu’une condition :

— N’allez pas vous éloigner de trop hein les nouilles ? C’est qu’on s’perd facilement en ville.

J’observais attentivement la construction de la ville. Certaines ruelles étaient si étroites que les gens frappaient avant de sortir de chez eux. Et pour peu qu’une rue soit un peu large, on en profitait pour stocker devant son mur des jardinets, tas de bois, chaises et déchets. Le plus intéressant, dirai-je, fût le marché ; un magnifique entassement de tout ce qu’on pouvait imaginer se vendre.

Nous l’abordâmes d’abord par l’odeur, sentant à plusieurs ruelles de distance les fumets d’épices, d’herbes sèches, de cuisine et de bouse. Puis, nous aperçûmes les fanions malmenés par le vent, et enfin les stands de couleurs et d’allures variées. Il y avait de tout ; de celui qui pose son parasol et étale ses vaisselles sur une serviette à ceux qui s’abritent sous des toits de toile, derrière des étals garnis de couleurs. Evade nous donna trois piécettes et nous laissa nous balader.

— Mais vous revn’ez là dans vingt minutes, compris ?

Je m’en allais ravie, slalomant entre chalands et clients pour tout observer. Un agriculteur qui avait dû se lever à l’aube, comme nous, pour mener sa charrette jusqu’ici avait parqué trois gros porcs que des adultes se disputaient. Je les trouvais mignons avec leurs oreilles sur leurs yeux et leurs taches noires. Leur gardien avait, comme moi et d’autres, la peau blafarde, dénuée de la moindre tache violacée. Et personne ne s’en plaignait. Je reçus quelques regards de travers bien sûr, c’était le lot de tous les étrangers, mais personne ne dit rien du fait que j’étais spirophage. Cela me frappa qu’ils n’en savaient rien, finalement. Rien sur ma figure ne criait mon pouvoir. C’était un point rassurant ; il me serait facile le moment venu de me dissimuler dans les villes.

Poussant un peu l’expérience, j’achetais à une vendeuse de pendentifs un collier duquel pendait une lune argentée. Je l’accrochais fièrement sous mon vêtement, laissant le métal froid reposer sur ma poitrine. Le symbole honorait Tristana. La dame le savait, elle me le précisa même, mais ne me posa aucune question, me laissant en paix honorer qui je voulais. Même en pensées, elle s’en foutait.

- … Et trois qui font quatre, je soustrais un ; le compte y est.

Avais-je même besoin de me cacher ? peut-être m’avait-on menti finalement. Cela ne m’aurait pas étonné de Divin. Il avait tout intérêt à nous garder après tout. Son petit business n’était rien sans nous.

Mon amante enfin tout près du cœur, j’allais retrouver Saitout. Dans toute cette abondance de nourriture et d’artisanat, elle avait réussi à trouver le seul vendeur de livres !

— C’est dingue ça, m’exclamai-je ! Même là tout ce à quoi tu penses, c'est à lire !

— Et tu ne penses qu’à ta déesse. Laquelle est la plus obsédée, tu crois ?

Mes joues chauffèrent aussitôt. Mince ! Bien sûr qu’elle savait, Evade avait dû lui dire. La honte. Cela eut le mérite de me faire taire pour de bon. Je ne dis plus rien jusqu’au dîner, poursuivant la visite de la ville en ignorant ma mentore comme mon amie.

·ï ¡÷¡ ï·

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gypa ète ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0