﴾ Chapitre 7.2 ﴿ : Du sang, de la sueur et des larmes
Elle marqua une pause, laissant un court instant les nouveaux venus reprendre leur place.
— Vous vous trouvez sur ces bancs aujourd’hui car vous avez survécu à la sélection, reprit-elle. Vous avez survécu au Baptême. À ce titre, vous êtes supposément à considérer comme des Etherios.
— Supposément ? s’inquiétèrent quelques voix dans l’assemblée.
— Ne vous méprenez pas, reprit-elle d’un ton soudain bien plus lourd en avançant à la rencontre des élèves. Oubliez les beaux discours d’hier. Vous n’avez rien des qualités d’un Etherios. Vous n’êtes pas des combattants, pas des guerriers, et certainement pas prêts à affronter ce qui vous attend hors de nos murs.
Adrian sentit un frisson remonter le long de son dos. Il jeta un coup d’œil autour de lui tandis que les murmures reprenaient de plus belle. Félix affichait un sourire provoquant, de ceux qui semblaient dire vas-y, impressionne-moi, mais son pied tapotait le sol avec une nervosité prononcée. Quant à Talya, elle se faisait aussi discrète qu’un fantôme.
— Je suis Diana Vareth, poursuivit le professeur tandis que les chuchotements s’intensifiaient à l’annonce de son nom. Dans les mois qui viendront, mon rôle sera de faire de vous des Etherios accomplis, l’ultime rempart capable de protéger Canaan contre un ennemi qui ne vous accordera pas le moindre répit. Chaque jour, dans cette salle, vous apprendrez à comprendre ce que vous affronterez et comment y survivre. Vous rejoindrez ensuite les terrains d’entraînement. Vous y apprendrez l’effort et la discipline au combat que requiert votre survie même, celle de vos camarades, celle de votre section. Si vous rêviez de gloire, d’une place à la table des grands de ce monde, laissez-moi vous ramener dès maintenant à la réalité. Aucun d’entre vous ne verra de lendemain si vous ne vous montrez pas à la hauteur. Le temps de l’insouciance est pour vous révolu. Voici venu celui du sang, de la sueur et des larmes.
Un déclic sourd résonna dans la salle, immédiatement suivi d’un cliquetis régulier tandis que l’obscurité se propageait comme une ombre vorace. De l’autre côté des fenêtres, les panneaux qui servaient de volets pivotaient, plongeant peu à peu la salle dans une oppressante pénombre. Bientôt, seule la lumière des pierres d’éther suspendues aux branches de l’arbre baigna les visages crispés d’une clarté spectrale. Adrian sentit son corps se tendre plus que de raison, et il n’était pas le seul. Autour de lui, les murmures s’étaient tus, remplacés par une nervosité dévorante. Même Félix, toujours prompt à détendre l’atmosphère, avait cessé de sourire.
— Je suppose qu’on saura rapidement si vous avez bien les épaules, commenta discrètement Zaïd au grand dam d’Astrid qui contracta chaque muscle pour éviter de l’égorger.
— Tu la ferme jamais ? s’agaça-t-elle.
Les talons du professeur claquèrent en direction de son bureau, puis sa voix fouetta l’air de l’auditorium une fois encore.
— Qui parmi vous peut me parler de la Chute ?
Le silence qui suivit la question fut plus lourd encore que tout ce qui avait précédé. Un nouveau frisson parcourut Adrian comme une vague déferlante. Pour chacun ici, ce simple mot portait une charge difficile à définir, une charge qu’ils ressentaient tous au plus profond de leur être. Si Liz lui en avait parlé, c’est parce qu’elle estimait à juste titre que le savoir faisait le pouvoir, qu’il était leur meilleure arme. Mais à Canaan, les esprits avisés savaient que la Chute n’était pas un sujet que l’on abordait librement. Pour que l’humanité subsiste, il lui fallait taire ses démons, maintenir l’illusion de la normalité. En quelque sorte, ne pas laisser mourir l’espoir. Chaque cérémonie, chaque évènement, chaque marché bruyant, chacune des pierres de cette cité s’évertuait à raconter une histoire à mille lieues de la réalité : celle d’un peuple protégé, préservé derrière ses murailles et ses héros. Une histoire que les Etherios avaient la responsabilité de porter.
À quelques rangs d’Adrian, un jeune homme se leva, préparant une réponse qu’il sembla puiser directement d’un livre.
— La Chute a eu lieu il y a quatre siècles, madame, tenta-t-il d’articuler avec aplomb. Des créatures sont apparues et ont tout détruit sur leur passage. Cette catastrophe a poussé nos ancêtres à se réfugier derrière nos murs pour ne pas que notre civilisation s’effondre.
Diana Vareth laissa cette idée se propager dans l’auditoire, puis elle approcha du coin gauche de son bureau où elle abaissa le levier d’une boite métallique. Magnifiquement ouvragé, l’appareil reposait sur une base en bois sombre cerclée de cuivre patiné. Les engrenages délicatement imbriqués s’animèrent dans un cliquetis hypnotique. Au cœur de l’appareil, un cristal d’éther s’éveilla, pulsant comme une veine lumineuse, irradiant d’une clarté azurée qui s’échappa à travers les décors et interstices du métal. D’un geste longuement répété, le professeur aligna les lentilles à l’autre extrémité, canalisant la lumière vers le mur. Elle actionna un dernier levier qui poussa un disque de verre gravé devant le faisceau.
Sur la pierre, une silhouette grotesque prit forme, arrachant un hoquet de surprise à l’assemblée. Le croquis semblait tout droit sorti d’un atlas d’anatomie, tracé avec une minutie obsédante qui en accentuait tous les macabres détails. Des traits nets délimitaient chaque excroissance, chaque courbe déformée. Sur le côté, des annotations minutieuses soulignaient les dimensions et les points névralgiques. Des veines noires remontant des muscles tendus comme des cordes, les excroissances distordues en obsidienne déchirant les chairs d’un corps corrompu, des yeux fendus, brillants comme les feux de l’enfer et ce voile insidieux de cendre qui accompagnait chaque mouvement… Félix et Adrian reconnurent sans la moindre peine ce qu’ils auraient préféré oublier : la créature qui les avait attaqués à la Roseraie.
— Un Ashir…
— La Chute n’était pas une catastrophe, reprit gravement le professeur Vareth. Ce n’était pas un simple effondrement civilisationnel. Pour nous, humains, la Chute a été une révélation : la brutale compréhension de notre insignifiance. Nous nous pensions puissants, nombreux, à l’abris derrières nos murailles, nos armées… Mais lorsque les Ashirs ont attaqué, rien ne nous avait préparé à leur faire face. Ils n’étaient pas des hommes, ils n’étaient pas des bêtes. Ils étaient un cauchemar. Ils ne se sont pas contentés de détruire nos villes, nos nations. Ils nous ont réduit à l’état de proie, nous ont appris ce qu’était la véritable peur, le désespoir.
Une fois encore, elle avança à la rencontre des élèves, dont pas un n’osait l’interrompre. Ses bottes claquèrent contre le marbre, résonnant dans un amphithéâtre désespérément silencieux. Adrian sentit son cœur accélérer. Il tentait de se concentrer sur les détails de la salle pour échapper au poids des mots : les mosaïques, les lanternes bleutées suspendues à l’arbre tortueux au-dessus d’eux. Mais la voix de Diana Vareth le ramenait toujours à cette vision apocalyptique.
— Comme beaucoup d’autres avant moi, j’ai passé des années à les étudier, à tenter de comprendre leur origine, leur nature, leur faiblesse. Pour ceux d’entre vous qui l’ignorent encore, les Ashirs ne sont pas des créatures ordinaires. Ils sont une infection vivante, une malédiction qui s’est propagée comme un feu sur ce monde. Ils sont puissants, rapides et dénués de la moindre humanité. Ils ne recherchent qu’une seule chose : ceci.
Elle leva une petite pierre sombre entre ses doigts, un morceau de quartz où dansaient de longs filaments blancs semblables à ceux d’une méduse.
— Les Ashirs sont animés d’une soif insatiable que seul l’éther peut épancher. Cette soif les pousse à nous traquer et c’est cette même soif qui les transforme en ce qu’ils sont. Lorsque l’humanité a réalisé que rien en elle, ni sa force, ni ses armes, ne pouvaient rivaliser avec eux, elle a dû faire un choix : disparaître à jamais dans l’oubli, ou bien combattre, en retournant la force de nos ennemis contre eux, en s’appropriant ce qui les rendait si dangereux.
Le professeur remonta la manche de son uniforme, révélant le cristal incrusté dans la peau de son avant-bras, au cœur de veines noires qui semblaient y trouver racine. La pierre se mit à battre à l’unisson de celle qu’elle tenait dans la main, ainsi que celles qui parcouraient l’arbre qui les surplombait.
— Etherios du Célestium ! Vous êtes le résultat de ce choix, la seule et unique chose qui prévient la race humaine de sa propre extinction, et pour remplir ce devoir sacré, vous avez tous accepté d’en payer le prix. En chacun d’entre vous coule désormais un sang maudit, cette même soif qui consume nos ennemis. Vous la ressentez, vous aussi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, ses yeux passant rapidement sur chacun d’eux. Ce vide qui ne se comble que lorsque vous êtes en présence d’éther, cette faim dévorante qui vous tire vers un abime sans fond ?
Adrian baissa les yeux vers son avant-bras, hésitant. Si les faux cristaux qu’il avait pris soin d’apposer sur son bras et celui de Talya ne servaient qu’à détourner l’attention, il se souvenait précisément de ce qu’il avait ressenti ce soir-là après sa morsure, dans le laboratoire : un vide, précisément, l’impression que sa propre conscience se faisait aspirer par les abysses. Depuis, ce n’était guère plus qu’une sensation discrète, le sentiment d’être à la fois plus fort et incomplet, mais elle était là. Elle était toujours là.
— Tant que vous demeurerez au Célestium, l’interrompit le professeur en reprenant ses explications, protégés par l’éther qui l’imprègne, la soif restera sous contrôle. Mais par-delà le mur, vous ne pourrez compter que sur le travail des sphériciens et des sphères qui vous seront fournies. Rappelez-vous bien de ces mots, et faites-en la première règle à laquelle vous obéirez sans relâche. Si vous deviez laisser la soif gagner, vous disparaîtriez, et deviendriez l’un d’eux.
Diana Vareth se détourna de l’auditoire pour rejoindre son bureau, laissant peser la responsabilité qu’impliquait ses dires, puis elle leva les yeux d’un air grave vers la silhouette projetée sur le mur.
— Ce que vous voyez ici, nous les appelons marcheurs. Ce sont les Ashirs les plus communs, et de loin les moins dangereux.
Adrian sentit son souffle se bloquer.
— Sérieusement ? ironisa Félix pour lui-même dans un mélange de moquerie et de tension. Les moins dangereux ? Bordel, ce truc a bien failli nous tailler en pièce !
Adrian ne répondit pas, incapable de détacher le regard de ce qui le ramenait inlassablement au souvenir de la Roseraie.
— Les marcheurs sont lents, maladroits et n’agissent que par instinct, guidés par la soif. Individuellement, ils sont une menace mineure, le danger réside dans leur nombre. Mais malheureusement, ce n’est pas d’eux dont vous devrez vous méfier le plus.
Un cliquetis métallique accompagna le mouvement du levier que Diana Vareth tourna sur la boîte métallique. L’image du marcheur fut remplacée par une autre, plus élancée, plus mutilée, moins humaine, si tant est que la première s’en soit un jour approché. Le visage atrocement difforme, ses membres brisés se couvraient de multiples lames d’obsidienne luisant sinistrement. Inlassablement, le professeur actionna le mécanisme sans laisser le temps à l’auditoire de reprendre ses esprits, renforçant le malaise viscéral qui courait à présent l’assistance. Adrian observa défiler les dispositives d’un air absent, comme une galerie de cauchemar qui semblait tout droit sortie d’un esprit brisé par la démence. Il s’agissait d’ombres décharnées, atrocement déformées, avec bien trop d’yeux, de gueules ou de membres pour que les élèves ne comprennent exactement ce qu’ils voyaient : des êtres corrompus, modelés par une force défiant la logique naturelle.
Chaque nouvelle image creusait un peu plus le gouffre glacé dans son estomac. Comment pourrait-il être en mesure d’affronter de telles horreurs ? Il n’avait rien d’un guerrier et, comme l’avait si bien dit leur professeur, le sang qui coulait à présent en lui n’avait rien changé à cette vérité. Il était… Adrian. Sa place était dans un laboratoire, à fuir ses responsabilités, et non à combattre des créatures qui défiaient la raison même. Un frisson le traversa à l’idée que même Liz n’avait pu en réchapper, que Lily avait dû faire face à ces horreurs. Qu’avaient-elles ressenti ? Avaient-elles eu peur, elles aussi ? Cette pensée le terrifia.
Son regard glissa vers le reste du banc. Félix restait étrangement silencieux, le visage fermé. Pour une fois, l’hirondelle non plus n’avait rien à dire. Autour d’eux, les visages se décomposaient à vue d’œil. Certains détournaient le regard, d’autres priaient Aelion de leur venir en aide. Nombre d’entre eux regrettaient déjà leur choix. Adrian finit par remarquer que Talya respirait rapidement, repliée sur elle-même. Sur ses genoux, ses poings se serraient plus que de raison. Elle tremblait. Le jeune homme hésita, puis posa une main sur la sienne. Une douce chaleur se propagea à travers sa peau. Elle rouvrit doucement les yeux et le regarda de longues secondes. Son souffle finit par se calmer, puis le coin de ses lèvres se souleva légèrement. Adrian hocha la tête en signe de confiance, puis, résolu, accepta une fois encore de se plonger au cœur du cauchemar.
— Rôdeurs, guetteurs, goliaths… Les autres Ashirs que nous avons pu identifier jusqu’ici sont regroupés selon leur dangerosité, de la classe « D » à la classe « A ». Hormis la soif, tous partagent un certain nombre de caractéristiques physiques : yeux fendus et brûlants, veines noires, excroissances osseuses ou minérales et un voile de cendre qui se dégage sans fin de leurs corps. Vous apprendrez à les reconnaître, à identifier leurs forces et leurs faiblesses. Mais quelles qu’elles soient, vous devez ne garder à l’esprit qu’une chose et en faire votre deuxième règle : chaque Ashir possède un ou plusieurs cœurs. Les détruire sera l’unique moyen de vous débarrasser d’eux.
Sur ces derniers mots, la machine de projection s’arrêta, plongeant un instant la salle dans la pénombre avant que les volets extérieurs ne se remettent en mouvement. La lumière de la matinée arracha aux ténèbres des élèves encore sonnés, certains blancs comme un linge, d’autres les yeux rougis. Diana Vareth reprit son carnet, puis feignit un sourire en relevant la tête vers l’auditoire.
— Des questions ? demanda-t-elle d’une voix innocente.
Félix poussa un long soupir puis se tourna vers Adrian et Talya d’un air blasé.
— On signe où pour se désinscrire ?
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