﴾ Chapitre 7.5 ﴿ : Du sang, de la sueur et des larmes
L’air du soir s’infiltrait entre les arcades du Célestium, apportant avec lui la fraîcheur du crépuscule. Sous la pâle lumière des vitraux, Lily observait en silence, adossée à l’une des colonnes du balcon. L’heure du couvre-feu approchait à grands pas, mais en contrebas, dans l’arène, Félix s’acharnait encore. Tous les autres membres de la section treize étaient partis depuis longtemps. Seul contre l’anima, exsangue et couvert de bleus, l’hirondelle refusait de lâcher prise, poings serrés sur ses dagues. Un acharnement stupide, aurait certainement commenté le professeur Vareth, mais pas Lily.
— Je me doutais que je finirais par te trouver ici, lança une voix dans le dos de l’Etherios. Même si je m’attendais à ce que ce soit toi là en bas.
Lily ferma les yeux, hésitante. Elle prit finalement une courte inspiration et tourna la tête. Une silhouette approchait dans la lumière tamisée du soir, marchant avec l’aisance tranquille de quelqu’un qui n’avait jamais craint l’attention des autres. L’uniforme ajusté mettait en valeur une silhouette élancée, une peau aussi lumineuse que mordorée, ainsi qu’une cascade de cheveux noirs, épais et bouclés. Trois petites gemmes pourpres décorées d’or brillaient sur le front de la beauté qui rejoignit Lily à la rambarde.
— Si on m’avait dit que tu serais du genre à jouer les observatrices silencieuses, je n’aurais pas mis un oberin dessus, lui dit-elle en souriant.
Lily ne répondit pas, dévisagée par deux grands yeux marrons dont la profondeur semblait lui aspirer l’âme.
— Ça fait des jours qu’on est rentrés, Lily, reprit la visiteuse en posant à son tour un regard sur l’arène. Autant de jours qu’on ne t’a pas vue. Je vais commencer à penser que tu nous évites.
À nouveau, le silence tomba sur le balcon. Seuls les bruits d’impacts en contrebas, le souffle rauque de Félix et le choc de ses lames contre le bouclier de l’anima brisaient l’immobilité du moment.
— Félicitations d’ailleurs, pour ta nomination. Chef de section... C’est une première de le devenir si rapidement. Mais je ne suis pas vraiment surprise. Si quelqu’un le mérite, c’est bien toi. Sans toi...
Elle s’arrêta. Lily continua de fixer Félix, le visage figé dans une expression neutre. Pourtant, son regard la trahissait. Une fissure infime se propageait dans l’armure impénétrable. Comme si l’autre Etherios ne pouvait faire semblant plus longtemps, elle souffla, hésitante.
— Tu sais, tu peux me parler... Je ne te demanderai rien. Mais si tu veux juste... je sais pas, exister un peu sans ta cacher derrière ce foutu masque, je suis là.
Un sourire furtif passa sur les lèvres de Lily, un sourire teinté d’une douleur contenue.
— Tu parles beaucoup, Sheerah.
La tension retomba légèrement. Sheerah en profita pour briser le sérieux du moment. D’un geste décontracté, elle s’appuya plus confortablement contre la rambarde, se rapprochant imperceptiblement de Lily. Puis, d’un air faussement innocent, elle laissa ses doigts effleurer la nuque de la jeune femme, glissant lentement dans ses cheveux avant de descendre le long du col de son uniforme.
— Tu devrais apprécier, dit-elle. Ça m’épargne l’effort d’être subtile.
Son sourire s’élargit légèrement.
— En parlant de subtilité... On ne m’a assigné aucune nouvelle recrue. J’ai toujours une chambre trop grande pour moi toute seule.
Lily tourna à peine la tête vers elle, captant son regard sans émotion apparente.
— Pas ce soir, laissa-t-elle échapper.
Sheerah poussa un soupir théâtral et se laissa aller contre la rambarde, levant les yeux vers le plafond orné de fresques.
— J’aurai essayé.
Une fois encore, Lily sembla fuir la conversation. Un long silence s’installa à nouveau, plus pesant que le précédent. Lorsque Sheerah reprit la parole, sa voix avait perdu toute trace de légèreté.
— Tu ne veux pas en parler, je comprends. Mais c’est pas une solution de t’enfermer comme ça derrière un putain de mur.
Lily se crispa. Sheerah la fixa un moment, guettant désespérément la réaction qu’elle tentait de provoquer chez sa camarade, en vain. Elle secoua la tête.
— Quand je te vois comme ça, reprit-elle d’une voix chancelante, tu as beau être rentrée, c’est comme si tu étais encore là-bas...
Lily serra les lèvres mais ne répondit toujours pas, non pas qu’elle n’en ait pas l’envie, mais parce qu’elle ne savait tout simplement pas quoi dire. Sheerah avait raison. Cette dernière inspira profondément puis reprit, plus bas.
— Je ne suis pas aussi forte que toi, Lily. Je deviens quoi, moi, dans tout ça ? On devient quoi ?
Lorsque sa voix se brisa, Lily releva enfin les yeux pour les plonger dans ceux de Sheerah. Une ombre y dansait, dévorant ce qu’il y restait de lumière. L’Etherios aux cheveux de feu sentit ses yeux s’humidifier.
— Ne fais pas ça, Sheerah, implora-t-elle.
Sheerah s’humecta les lèvres, serra brièvement le poing avant de se forcer à sourire, mais jamais celui-ci n’atteignit son regard.
— D’accord, dit-elle simplement. Pas ce soir.
Un bruit sourd interrompit leur échange. Félix venait une fois de plus de s’effondrer sous l’effort, ses dagues glissant sur le sol de l’arène. La respiration erratique, ses bras tremblaient sous lui alors qu’il tentait encore de se relever. Sheerah accompagna le regard de Lily. L’exaspération s’y lisait sans la moindre difficulté.
— Tu le déteste, hein ? demanda-t-elle.
— Non, répondit simplement Lily tandis que Sheerah levait un sourcil moqueur.
— Je crois que si.
Lily soupira, lasse.
— Il m’épuise.
— Ou bien il te ressemble un peu trop à ton goût.
Touchée par la justesse de ses propos, Lily ne put que demeurer silencieuse. Au loin, la cloche de la chapelle d’Aelion perça la quiétude du crépuscule. Le couvre-feu ne tarderait pas. Lily se redressa, prête à quitter le balcon. Avant de partir, elle se tourna vers Sheerah. Cette fois-ci, une lueur douce couvait dans son regard, un soupçon de regret.
— Je suis désolée, Sheerah. J’ai besoin de temps.
L’air déçu, sa camarade acquiesça lentement. Un sourire triste effleura ses lèvres.
— J’attendrai. Mais crois-moi, le temps seul ne guérit rien. Bonne nuit, ma Lily.
— Bonne nuit.
D’un pas mesuré, Lily disparut dans l’obscurité des couloirs. Sheerah resta un instant immobile, puis baissa les yeux vers Félix, toujours en contrebas, le regard soudain plus dur.
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