﴾ Chapitre 10.1 ﴿ : Le souffle du sigma
Une à une, les gouttes venaient frapper les runes noires de l’arène dans un clapotis presque régulier. Adrian les suivait d’un regard absent, le souffle court. Il n’aurait su dire depuis combien de temps il se tenait là, plié en deux, les mains crispées sur les genoux, comme si la terre elle-même cherchait à l’attirer. La lame d’une épée reposait en travers de ses cuisses. Il sentait encore sa vibration parcourir douloureusement son bras. La sueur, elle, continuait de ruisseler sur son visage.
Il aurait tout donné pour se trouver encore devant le bol de bouillon qu’il avait engloutit la veille, celui que Menma leur avait préparé sur son vieux fourneau. Il imaginait encore la chaleur humidifier ses joues, le goût du gingembre et du thym gagner sa langue. Il aurait aimé en profiter plus longtemps, mais ils étaient rentrés tard. Trop tard pour s’attarder, à peine le temps de profiter d’un repas et d’une longue étreinte avant de regagner le Célestium. Si seulement ils avaient eu un jour de plus, quelques heures de plus à rester auprès d’elle. Au lieu de ça...
Adrian redressa la tête, accrochant du regard l’imposante silhouette de l’anima. Debout face à lui, ses membres gravés et ses yeux pulsaient d’un bleu azuré. Un rayon pâle frappait son plastron depuis la verrière qui cerclait le grand dôme. Un rayon qui l’éblouit lorsque la statue bougea. Le sabre de Zaïd glissa sur le métal de l’armure dans une gerbe d’étincelles, manquant de peu son cœur incandescent. Il s’en était fallu d’un cheveu. Un simple pouce plus à gauche, et celui-ci aurait volé en éclats. Enfin.
Depuis leur arrivée au Célestium, aucun d’entre eux n’avait pu venir à bout de l’anima. Qu’importe leurs efforts et les nombreuses heures passées à l’affronter, ils n’avaient fait qu’effleurer le graal du bout des doigts. Ce jour, c’était encore pire. Lily s’était entretenue avec Diana Vareth, tôt dans la matinée. Adrian n’avait pas exactement saisi ce qui s’était dit, mais depuis, l’anima avait changé : plus rapide, plus fort, plus précis. Il était persuadé que Lily avait demandé à leur professeur d’intensifier leur entraînement, espérant sans doute que leur sigma se révèle avant leur départ qui approchait à grands pas. Ils manquaient de temps.
Le coup de bouclier qui projeta Zaïd en arrière comme un pantin sortit Adrian de ses pensées. L’anima se retourna, ses yeux d’éther braqués sur lui, avant que la masse de métal ne s’élance dans sa direction. Le cœur du jeune homme se contracta. Il resta immobile, comme prévu, mais plus la distance entre lui et l’intimidante trilame de la statue se réduisait, moins il se sentait capable de suivre le plan. Il déglutit. Les sillons au bord de ses yeux se plissèrent avant qu’une ombre ne jaillisse au coin de son champ de vision. De longues lignes blanches sur une toile ébène défilèrent devant ses yeux.
D’un puissant coup de pavois, Zaresan s’interposa. Métal contre métal, le colosse dévia la lance de toutes ses forces. L’impact résonna dans la salle comme un coup de tonnerre.
— Maintenant ! cria-t-il.
Adrian prit une grande inspiration et s’élança aussitôt. Comme s’il avait répété la manœuvre, il se faufila sous le bras de son camarade. Sa poigne se raffermit sur sa garde lorsqu’il frappa d’estoc, droit vers le cœur de l’anima. Vif comme une bête traquée, celui-ci parvint à se décaler au dernier moment. Le tranchant effleura une plaque de l’armure, arrachant une nouvelle gerbe d’étincelle. Adrian jura intérieurement.
— Adrian !
Une voix sèche tonna à plusieurs mètres de là. Adrian n’hésita pas un seul instant et roula au sol avant que des tirs ne fusent au-dessus de lui. Le bouclier de l’anima se leva aussitôt, rapidement creusé d’impacts de balles. De l’autre côté, les fusils de Mei et d’Anya s’abaissèrent presque en même temps. Une frustration subtile sur le visage, Mei claqua la langue.
— Encore ratée, grogna-t-elle.
D’un geste ample de son arme, l’anima fit reculer Zaresan et se jeta dans leur direction, mais le dernier membre de leur groupe ne comptait pas le laisser approcher. Astrid s’interposa en pleine course, déviant la lance vers le ciel d’une frappe parfaite. Profitant de son élan, elle pivota dans un cri de rage, frappant violemment les côtes de la statue de ses deux haches. Le terrible choc fit ployer l’anima, autant qu’il éventra le métal de son armure. Adrian ne perdit pas une seconde, profitant de l’occasion. À peine sur pied, il contourna leur cible, avisant son cœur qui pulsait toujours sous les plaques, exposé. Il leva son épée et frappa de toutes ses forces. En un éclair, son coup trouva une fois encore l’imposant bouclier. Il vit une petite fissure s’y propager, une bien maigre consolation pour l’effort demandé. Déséquilibré, il retomba, le souffle court et les bras tremblants de fatigue. Le sol tangua sous ses bottes. Son dos heurta le sol.
La poitrine battant à tout rompre, il regarda autour de lui, absent. Ses camarades se relevaient, attaquaient, criaient, juraient et, inlassablement, l’anima bloquait, les repoussait, avançait. Adrian, lui, restait planté là, les bras tétanisés, les poumons à l’agonie. Ce truc ne pouvait tout simplement pas être arrêté. Comment avait-il pu être assez stupide pour penser y arriver ? Il n’était pas Liz. Il n’était pas Lily. Il n’avait rien d’un guerrier.
Il y quelques jours encore, Adrian passait ses journées dans le laboratoire de Ruz, au milieu de ses inventions, les doigts tâchés d’huile, l’esprit chargé d’idées et d’équations. Son quotidien se résumait à construire, créer, comprendre. Il était méthodique, réfléchi, bien loin du tumulte et du sang. Il aurait fui à la moindre trace de conflit. À présent, il se battait. Il traquait un point faible, visait un cœur d’éther comme s’il l’avait toujours fait. Il ne reconnaissait plus ses propres gestes. Son corps réagissait avant sa pensée. Ses muscles retenaient des mouvements qu’il n’avait jamais appris. Ses réflexes, ses sens, sa force, son endurance... quelque chose changeait chez lui. Et le pire dans tout ça ? Il n’avait jamais rien senti d’aussi grisant.
Il ne pouvait s’empêcher de repenser à ce que leur avait dit le professeur Vareth lors de leur premier jour. Il était persuadé que la malédiction commençait à agir sur eux. Elle les transformait, comme un sculpteur patient. Le processus se voulait normal, mais Adrian ne pouvait se défaire d’une appréhension grandissante. Depuis leur retour du Tertre, quelque chose d’autre avait changé. Cette nuit, il avait eu tout le mal du monde à trouver le sommeil. Un vide lui saisissait les entrailles, au point d’en serrer les draps jusqu’à ce que sa peau blanchisse. La soif n’avait jamais été si intense, même au cœur du Célestium. Elle rampait sous sa peau telle un serpent, surtout lorsqu’il fermait les yeux. Il se demanda si les autres la ressentaient aussi de cette façon, ou si cela avait quelque chose à voir avec l’injection du sang de Talya. Après tout, tous les deux n’étaient pas vraiment des Etherios. Il trouva la jeune fille du regard.
De l’autre côté du terrain, elle et le reste de la section treize se démenaient contre un second anima. Gabriel ouvrait la marche, une lourde masse d’arme dans un main, un bouclier éprouvé dans l’autre. Tout comme Zaresan, c’était lui qui endossait le rôle d’égide, encaissant et déviant les coups foudroyants de la statue animée. Derrière lui, Félix remplissait celui d’ombre, guettant la moindre ouverture pour frapper. Ses yeux n’abandonnaient pas une seule seconde leur cible. Chaque pulsation du cœur de l’anima résonnait dans sa propre cage thoracique. Il ne pensait toujours qu’à la même chose : revenir de mission, trouver Volk, le faire parler et retrouver Leona. Pour cela, il devait triompher de la marionnette de Diana Vareth. À chaque ouverture que lui offrait Gabriel, Félix s’engouffrait comme une rafale, frappait, puis reculait. L’hirondelle ne s’arrêtait pas. Hors de question de céder à la fatigue ou à la douleur, quitte à y laisser des plumes. L’anima devait tomber.
Un nouveau coup fendit l’air en sifflant. Gabriel grogna, déviant le choc de justesse. Félix bondit sur sa droite, glissa sous l’angle du bouclier, le cœur en ligne de mire. Encore un pas et...
— Hors de mon chemin, vaurien !
L’épaule de Jonas le heurta de côté. Porté par son élan, Félix s’écroula sur le sol.
— Bordel, Jonas ! protesta-t-il. On a dit à droite !
— Fallait être plus rapide !
Rapière en main, Jonas s’acharna contre la cuirasse de l’anima sans parvenir à y entailler quoi que ce soit. D’un revers, le bouclier le repoussa avec violence, le projetant sur Asha qui tomba à la renverse. Sa lance roula sur le sol, hors de portée.
— Tu fous quoi, abruti ? hurla-t-elle en le dégageant de côté.
Gabriel encaissa deux nouveaux coups, seul. La mâchoire serrée, il tint bon, les bras tremblants. Isabella surgit pour lui porter assistance, enchaînant une pluie de coups d’épée. L’anima recula, à peine déséquilibré. Talya en profita pour replacer son fusil à l’épaule et rejoignit Félix pour lui tendre la main.
— Ce n’est pas trop l’heure pour dépoussiérer, lui dit-il en retenant un sourire, tu ne crois pas ?
Félix attrapa son bras et se releva, fulminant.
— Cet idiot va nous faire tuer ! Il fout rien de ce qu’on dit !
— Peut-être parce que vous faites que crier comme des poissonnières ! lui répondit l’intéressé.
— C’est ça la stratégie chez les Valors ? On suit pas le plan et on colle ses alliés au sol ?
— Oh, vous allez la fermer tous les deux ? gronda Asha.
— Lâchez-moi un peu ! renchérit Jonas. Vous arrivez à rien, faut bien que je fasse quelque chose !
— Les gars ! rugit douloureusement Gabriel dans leur dos. Focus !
Cette simple inattention eut raison de sa résistance. Une puissante frappe souleva Gabriel, l’envoyant rouler plus loin. Isabella tenta bien de contre-attaquer, mais sans égide, la veilleuse fut balayée dans l’instant. Ils n’avaient plus de ligne, plus d’unité. Impitoyable, l’anima se rua sur le reste de la section et celle qui se trouvait le plus proche de lui : Talya. Un éclair traversa le corps de Félix, qui réagit avant sa pensée. Il bondit, attrapant sa camarade. La lance s’écrasa à l’endroit où ils se trouvaient une fraction de seconde plus tôt, fissurant la pierre en frappant le vide.
Félix et Talya roulèrent sur le sol, loin, très loin. La jeune femme reprit ses esprits, les yeux écarquillés. Félix la tenait toujours entre ses bras. Autour d’eux, des arcs d’éther s’effaçaient encore en crépitant. Tous les yeux se tournèrent dans leur direction, mais déjà Félix se remettait en mouvement pour attirer l’attention de l’anima.
Un coup d’estoc fondit sur lui, anormalement lent. Il l’esquiva sans effort. L’air qui l’entourait lui semblait plus dense. Il avait terriblement chaud. Pour autant, il bougeait avec une facilité déconcertante. Ses muscles, ses articulations... il ne sentait plus aucune douleur. Il se sentait bien, mieux qu’il ne l’avait jamais été. L’anima frappa sans relâche, mais Félix n’était déjà plus là. Il esquivait avec une fluidité presque surnaturelle, glissant sur le sol, guidé par un instinct nouveau.
Jusqu’ici occupée à échanger avec l’un des techniciens du Célestium, Lily leva par hasard les yeux dans leur direction. Lorsqu’elle le vit ainsi danser entre les coups, elle comprit. Ses yeux s’écarquillèrent alors qu’elle plaquait le bloc-notes qu’elle tenait dans les bras de son interlocuteur pour s’élancer vers sa section.
—Félix ! Non !
Son cri resta sans réponse. Après une ultime esquive qui l’avait placé dans le dos de l’anima, Félix était plus concentré que jamais sur son cœur qui battait si lentement, vulnérable. À peine une dizaine de pieds les séparaient, une petite dizaine de pied pour enfin lui régler son compte. Le pied de l’hirondelle glissa sur le sol pour y prendre un meilleur appui. Des arcs d’éther électrisèrent ses bras et ses jambes, aussi intenses qu’instables.
— Félix ! cria encore Lily. Arrête !
La pierre sous les pieds de Félix se craquela puis explosa lorsqu’il disparut soudain dans une détonation sourde. D’un impact surpuissant, sa dague jaillit, perfora le métal et atteignit son but. Le cœur de l’anima éclata, projetant éclats et étincelles dans une grande gerbe azur. Dans son élan, la statue s’écroula sur le sol, inerte.
Félix se releva d’une roulade, galvanisé comme jamais.
— Allez ! Dans ta face, tas de métal ! Qui c’est le meilleur, hein ? Vous avez vu ça un peu ?
Il se retourna et s’arrêta. Le silence qui régnait n’était pas celui de l’admiration. Il regarda autour de lui, ne découvrant que des regards figés et des bouches entrouvertes.
— Bah alors ? C’est quoi ces têtes de six pieds de long ? Vous avez vu un fantôme ou quoi ?
Face à leur attitude et voyant Lily accourir en criant sans qu’il ne puisse l’entendre, son assurance s’effaça. Une sensation de chaud coula sur sa main. Il baissa les yeux, découvrant les tâches écarlates qui couvraient petit à petit sa peau. Sa dague lui échappa tandis qu’il portait les doigts à son visage, sentant deux ruisseaux pourpre couler de ses narines.
Ce que Félix n’avait pas vu, c’est que ses esquives n’en étaient pas vraiment. Il n’avait pas simplement esquivé, il avait disparu, réapparut, sans cesse dans un éclat d’éther.
Une douleur fulgurante explosa soudain dans sa poitrine, comme un souffle ardent. Il cracha une grande bouffée de sang. Paniqué, il chancela, avant que ses jambes ne cèdent et que sa vision se brouille. La dernière chose qu’il vit avant que les ténèbres ne l’emportent fut le visage de Lily qui se jetait à genoux à ses côtés.
— Félix !
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