Chapitre 4 - 2
Invisible avec Aquilée, ils se rapprochèrent des gardes. Deux démons du Clan du Feu, deux de celui de l’Eau.
Karel effleura son épée et provoqua un glissement de terrain proche des démons. Les gardes furent pris dans l’éboulis qui les emporta au loin. Aquilée donna de la puissance au sort de Karel pour s’assurer que les démons soient pris dans le tumulte.
La voie libre, ils surgirent de leur abri et se précipitèrent dans la grotte à flanc de montagne en redevenant visibles. Ils se figèrent.
Ruyô avait dit vrai. Cette galerie avait été aménagée, au vu des torches enflammées installées sur les parois. Elle semblait profonde, ls deux amis furent incapables de voir le fond.
— C’est… trop calme, s’effraya Aquilée.
Karel partageait son inquiétude. Au vu du tumulte qu’ils avaient provoqué, si prisonniers il y avait, surtout vivants, ils auraient eu une réaction.
Tous les deux avancèrent avec prudence. Les torches rendaient des ombres inquiétantes et le bruit de leurs pas leurs parurent assourdissants. Ils marchèrent sur plusieurs mètres, ce qui dérangea Karel : une galerie aussi longue rendrait leur échappatoire difficile.
« Il faut faire vite. »
Ruyô et Wil ne tiendraient pas éternellement. Surtout le marin, qui risquait de s’épuiser s’il utilisait longtemps la magie draconique.
Enfin, le couloir s’élargit et ils débouchèrent dans une large cavité. Aquilée lâcha une exclamation de terreur.
— Nous arrivons trop tard !
Karel sentit ses jambes faiblir, sonné par la scène macabre qui leur faisait face. Il en tomba à genoux en essayant de réprimer sa nausée.
Au fond de la cavité, une machine avancée en forme de table verticale composée de menottes et disposant d’un mécanisme compliqué accroché à l’arrière. Juste à côté, jetés comme s’il s’agissait de vulgaires déchets, deux corps inertes et dans des positions non naturelles. L’un était un jeune homme aux oreilles pointues, à la peau pâle et aux cheveux clairs. L’autre, jeté négligemment sur son corps, arborait des branchies à la place de ses oreilles et des palmes entre ses doigts.
— Non ! s’écria Aquilée, les larmes aux yeux. Cela ne peut être possible !
Elle s’élança vers les deux cadavres et, tremblante, identifia l’homme qui appartenait à sa Tribu, les larmes ruisselant sur son visage.
— Orion… Oh, par les Dragons, pourquoi ?
Sous le choc, Karel peina à détourner les yeux des regards vides et exorbités des cadavres. Comme ce serviteur mort dans la souffrance à ses pieds. C’était encore pire en voyant Aquilée regarder cet homme comme un frère ou un ami proche.
Le jeune homme se releva et s’approcha d’Aquilée. Il posa une main sur son épaule, l’invitant à quitter cet endroit au plus vite.
— Mais…
Karel pressa sa main, comme pour lui rappeler la situation. Ils feraient une sépulture plus tard. Avant ça, il fallait qu’ils sortent vivants de ce guêpier.
— Tu… tu as raison. Pardon, s’excusa Aquilée en essuyant son visage du revers de la main.
Karel la prit avec douceur contre lui pour la réconforter et lui donner le courage de continuer, malgré cette situation douloureuse. Aquilée profita de ces quelques secondes pour se remettre.
— Allons-y, fit-elle en s’éloignant de lui. Tu as raison, nous n’avons pas le temps de les pleurer.
— On sort quelque part ?
Les deux Sorciers sursautèrent et se retournèrent d’un seul mouvement. Ils brandirent leurs artéfacts, prêts à attaquer. Un rire leur répondit.
— Quels petits curieux vous faites…
Phényxia. Toujours aussi droite et fière.
— Ces personnes voulaient seulement aider la Tribu des Flammes ! explosa Aquilée. Ils font ça depuis 200 ans ! Qu’est-ce que ça vous apportait, de les faire tuer ? Ils ne se mettaient pas en travers de votre chemin, que je sache !
Phényxia ne se départit pas de son expression amusée.
— Oh ? Le petit oisillon aurait-il gagné en caractère ? Tes nouveaux pouvoirs te seraient-ils montés à la tête, petite fille ? Laisse-moi te rappeler une chose, mon petit moineau : tu n’es rien !
— Répondez à ma question !
Phényxia éclata d’un rire sonore.
— Pour tester quelques expériences avant de mettre mon plan à exécution, voyons !
Karel et Aquilée blêmirent. Le jeune homme était saisi d’horreur en imaginant ce que Phényxia avait dû faire, après avoir lu le « Projet Dragons ». Tout était vrai. Cette machine horrible existait bel et bien. Et Phényxia en était la gardienne.
« Le voilà, son lien avec Œil-de-Sang. Mais pourquoi ? Il veut anéantir toute personne non-humaine et possédant de la magie ! Pourquoi l’aidez-vous, Phényxia ? »
À leur horreur, une autre personne apparut derrière elle : le chef du Clan de l’Esprit. Ce dernier lui envoya un sourire carnassier pourvu de dents pointues.
— Ah, mon jouet préféré. Quand ça sera à mon tour, crois-moi que je réduirais ton cerveau en bouillie en me délectant de chacun de tes cris de souffrance, avorton !
« Que fait-il ici ? »
— Ah. Te voilà, constata Phényxia. Amène-le.
Le Chef de Clan claqua des doigts et Ruyô surgit de nulle part, percutant le sol avec fracas, blessé un peu de partout. Karel voulut venir en aide à Ruyô mais rencontra un mur invisible qui le percuta de plein fouet, invoqué par le Chef du Clan de l’Esprit.
« Non ! Non ! »
Phényxia s’avança vers Ruyô, qu’elle retourna d’un violent coup de pied dans la tête pour le remettre sur le dos, puis écrasa son thorax de l’un de ses talons. Elle se pencha sur lui, en lui jetant un regard terrifiant.
— Pensais-tu réellement que j’allais me laisser piéger par une méthode comme celle-ci ? assena-t-elle d’un ton glacé. Petit imbécile… Sache, pour ta gouverne, que je suis parfaitement au courant de ce qui se passe avec les Dragons. Ces enfants travaillent pour moi, au même titre que toi ou Lockran !
La stupeur passa sur le visage tuméfié de Ruyô.
— Oh, ils ne te l’ont pas dit ? se moqua Phényxia. Quel dommage !
— Phényxia, c’est donc lui, l’Enfant de la Prophétie ? questionna l’autre chef de Clan.
La démone se redressa, délaissa Ruyô qui grimaça de douleur sur le sol.
— Exact. C’est lui, qu’il ne faut pas détruire pour le moment. Il nous servira de monnaie d’échange contre le Bâtard des Dragons.
« Comment osez-vous… » gronda Karel en serrant ses poings de rage.
— Qu’avez-vous l’intention de faire, Phényxia ? vociféra Aquilée pour deux.
— Mais je vous l’ai déjà dit, il me semble, soupira Phényxia en la toisant du regard. Récupérer vos pouvoirs draconiques lorsque vous les aurez tous.
« Quel rapport avec mon maître ? » voulut hurler Karel.
Phényxia le fixa.
— Œil-de-Sang te veut. Il considère que tu lui appartiens, Sans-Voix. Aussi cherche-t-il à te prendre à moi. Or, il semble que tu sois le seul capable, de part cette étrange particularité que le Bâtard t’ait donnée, de tirer les Dragons de leur malédiction. Grâce à toi, j’obtiendrais leurs pouvoirs. Grâce à toi, Œil-de-Sang m’a contactée pour effectuer un marché avec moi : garder sa machine pour obtenir ces pouvoirs, contre le Bâtard. Enfin, ça, c’est officiel. Officieusement, il cherche à te ravir de moi. Ce qu’il ne peut faire sans risquer de perdre plusieurs années de travail concernant cette machine. Alors il attend la première occasion. Grâce à ces pouvoirs, j’aurais ma revanche sur ton ancien maître ! Je pourrais fédérer tous les Clans, éliminer cette raclure d’Avancé et négocier avec les Dragons pour qu’ils nous accordent les mêmes droits que les autres peuples !
Karel aurait tant de choses à lui riposter. À commencer par lui sommer de cesser d’insulter l’homme qui lui avait tout appris en dépit de ses controverses. Ses mains le démangèrent, mais il dût supporter la frustration de ne rien pouvoir dire. Il put seulement fusiller du regard cette odieuse femme.
— Si les Dragons ne vous ouvrent pas leurs portes, c’est bien pour une raison ! contra Aquilée avec fureur. Avant de le leur reprocher, modifiez votre façon d’être et d’interagir avec les autres peuples, et peut-être seront-ils plus enclins à pardonner tous vos méfaits !
« Je te remercie. » soutint Karel.
— Nous n’avons pas besoin de leçon d’une gamine aussi insignifiante que toi, lui répliqua Phényxia avec hauteur. Je ne peux comprendre comment on peut te désigner comme prochaine candidate au statut de Cheffe !
Elle se tourna vers l’autre démon.
— Où en sont tes hommes, Horleck ?
— Ils arriveront bientôt aux Monts de la Mort. Tout le monde devrait être là pour le rendez-vous.
Une vague glacée gela Karel de tout son être. Elma, les serviteurs, Serymar, cernés, acculés par plusieurs démons qui avaient la force de plusieurs personnes à eux seuls. Karel serra les poings, garda la tête haute. Ne jamais montrer ses peurs. C’était ce qu’il avait toujours appris. Il toisa Phényxia, les yeux emprunts de défi.
« Vous ne parviendrez pas à le piéger. Il vous tuera tous. »
Il y croyait réellement. Le jour où il s’était enfui, il avait croisé le cadavre d’un démon à côté d’un autre atrocement mutilé. Il s’en était sorti sans aucune blessure. Si Karel ignorait encore la raison pour laquelle Serymar avait épargné Phényxia pour l’instant, il l’avait quand même vaincue dans un combat aux allures apocalyptiques. Phényxia en gardait depuis cette grande cicatrice en forme de croix sur son visage. Il avait aussi survécu à la condamnation des Dragons.
« Il s’en sortira. Il s’en sort toujours. Il a toujours plusieurs coups d’avance. »
Jamais il ne se serait douté que les actes macabres de Serymar le rassurent un jour.
— Phényxia, intervint Horleck. Je voudrais une démonstration. Sans ça, notre accord ne tiendra pas. Je veux la preuve de ce que tu avances.
Phényxia désigna Ruyô du menton. Elle le releva et le poussa contre la table.
« Pas ça, non ! »
Aquilée et lui se précipitèrent pour intervenir, mais un étau invisible les immobilisa. La main d’Horleck était tendue vers eux.
— Soyez donc patients, vous deux, votre tour viendra !
— Lâchez-le ! cria Aquilée.
La pression fut si puissante qu’ils ne parvinrent pas à se dégager. La machine emprisonna Ruyô.
« Non ! Non ! »
Karel appela le pouvoir de Vohon’ et des flammes le recouvrirent. Il les poussa jusqu’à Horleck dans une tentative de le brûler. L’étau invisible lui comprima les côtes, arrachant un cri de douleur à Aquilée et des vertiges à Karel sur lequel les flammes disparurent. Phényxia ricana. Elle s’approcha de Karel de sa démarche féline, passa ses doigts sur le bas de son visage en lui offrant un sourire carnassier.
— Patience, petit Sans-Voix. Je m’occuperai personnellement de toi le moment venu. Je réussirai à te faire crier. Crois-moi.
— Vous m’avez trahi, Phényxia ! hurla Ruyô avec rage.
Phényxia fut sur lui en un instant et saisit sa gorge en y enfonçant ses griffes.
— Tu pensais vraiment que j’épargnerai ton misérable village ? cracha-t-elle.
Un sourire cruel flotta sur ses lèvres.
— Ta chère sœur a un pouvoir intéressant. Je le veux. Si je t’ai fait croire que je t’aiderai, c’était uniquement pour effacer cet air digne et humble qu’elle arbore toujours ! Elle ne tiendra plus mon Clan en respect bien longtemps ! Mais avant, quelques tests s’imposent encore.
— Phényxia ! hurla Aquilée. Vous n’avez pas le droit !
— Patience, petit moineau, ton tour viendra aussi, susurra Phényxia.
Elle abaissa un levier. Des crépitements tendirent les tuyaux reliée à la table et le hurlement d’agonie de Ruyô se répercuta dans toute la galerie, le visage tordu de douleur.
Les yeux violets d’Aquilée se transformèrent et ses ailes de Dragon cherchèrent à se déployer. Elle gémit de douleur, étouffée par le sort qu’Horleck renforça.
— Je vais te briser les os, petite fille ! se moqua-t-il.
Aquilée poussa un cri de rage. Des flammes la recouvrirent aussitôt. La prise se desserra et elle atterrit avec agilité sur le sol.
— Je m’appelle Aquilée ! Je suis la Fille de l’Air, Future Cheffe de la Tribu du Vent ! Et je vous empêcherai d’atteindre votre but, quoiqu’il m’en coûtera !
Karel rappela le don de Vohon’. Son corps se recouvrit de flammes sans le brûler, et déploya toute la puissance qu’il put pour atteindre Horleck. L’étau se desserra enfin. Sans laisser le temps au démon d’agir, Karel usa de la célérité de Zmeï pour fondre vers la table mécanique dans l’espoir de la détruire : elle était faite de bois. Avec ses pouvoirs psychiques et terrestres, peut-être pourrait-il parvenir à la disloquer. Voir la brûler avec le pouvoir de Vohon’.
Un choc violent l’envoya contre la paroi de pierre au moment où ses doigts allèrent toucher une partie en bois. La douleur explosa dans son dos et Karel tomba brusquement contre le sol.
Le reste ne fut que confusion. Hurlements. De Ruyô, d’Aquilée. Désorienté, Karel se fit surprendre par une vague d’eau surgie de nulle part qui l’emporta.
« De l’eau ? »
La grotte était complètement inondée par une déferlante qui semblait avoir une conscience propre. Tel un serpent s’enroulant sur sa proie, la vague l’entraîna à une vitesse vertigineuse dans la longue galerie. Karel fut aveuglé par la lumière du jour qui arriva brusquement et rencontra le sol devenu boueux.
Hébété, il aperçut, debout en face de lui, Wil, sa boussole brillant contre sa poitrine.
— Es-tu capable de te lever ? demanda-t-il en l’aidant à se remettre debout. J’aurais besoin de ton aide !
Karel se remit debout le plus vite possible et comprit où son ami voulait en venir : il avait embarqué avec lui Aquilée, Ruyô et les deux morts. Ruyô était si pâle que le cœur de Karel s’arrêta : était-il mort, lui aussi ?
Il soutint Ruyô d’un bras par-dessus son épaule. Aquilée et Wil prirent chacun un émissaire et la jeune fille invoqua une tornade qui les emporta loin de ces lieux.
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