Chapitre 11
Karel lutta contre son angoisse. Il n’avait jamais bien maîtrisé le contrôle de ses pensées. Son handicap n’avait fait qu’ajouter de la difficulté à ce domaine. Malgré les conseils qu’Eleyra lui avait donné, le Sorcier était conscient que ça ne lui suffirait pas. Mais il les appliqua. Lorsqu’il dessinait, son esprit ainsi focalisé s’apaisait. Karel décida d’appliquer cette compétence. Comment y parvenait-il, déjà ?
Dans l’ouragan de ténèbres dans lequel il se trouvait, représentation chaotique d’innombrables pensées non exprimées, Karel ferma les yeux et centra son attention sur une seule et unique personne. Celle qu’il redoutait le plus. Celle qu’il n’avait jamais pu oublier malgré la distance.
Mais il avait tant de questions sans réponses et tant d’inquiétudes. Karel échoua.
« Non, je dois y arriver ! »
Karel inspira et se rappela qu’il se trouvait dans le monde des rêves. Serymar comme les Mages de l’Académie lui avaient appris que l’on pouvait rendre presque la moindre chose possible grâce à sa volonté, d’où l’extrême dangerosité des affrontements en ces lieux. Seuls les Mages les plus expérimentés y parvenaient.
Le jeune homme était déterminé. Il se releva, regarda ces ténèbres onduler autour de lui et tendit le bras vers ces dernières. Un crayon apparut dans sa main. Et, comme lorsqu’il était l’Apprenti de Serymar, Karel dessina dans le vide devant lui. Son ancien mentor lui avait appris à reproduire ce qu’il voyait les yeux bandés. Aussitôt, Karel parvint à recentrer son attention. Le chaos de son esprit s’apaisa à mesure que le portrait se précisait. Celui de Serymar.
Lorsque Karel rouvrit les yeux, le chaos de ténèbres s’était dissipé. Il regarda sa réalisation.
« Où êtes-vous ? »
Le monde des rêves était si vaste, et Karel n’avait aucune compétence pour s’y repérer. Serymar oui. Il l’avait déjà fait, pour permettre à Uriel de voler le rapport d’Œil-de-Sang.
Karel leva son bras gauche. Les sillons argentés pulsaient.
« Venez à moi ! »
Toujours rien. Karel réprima son angoisse de se retrouver perdu dans ce monde sans repères. Il ignorait comment revenir à son corps. Ce sort était hors de ses compétences.
« VENEZ ME CHERCHER ! »
Le vide ténébreux se transforma. Des briques grises apparurent sous ses pieds, des murs ornés de torches se dressèrent et Karel se retrouva dans l’une des salles du château en ruines dans lequel il avait grandi. Une vague de dégoût submergea Karel, à l’idée d’avoir découvert que ces lieux avaient autrefois appartenu à Œil-de-Sang, et surtout de se rappeler à quoi ce bâtiment avait servi. Le pire était de penser que Serymar avait dû utiliser cette salle de torture.
Un frisson glacial longea sa colonne vertébrale en ressentant une présence. Imposante et familière en dépit de ces années de distance. Karel fit volte-face et se figea en se retrouvant devant l’esprit de Serymar. Ce dernier lui jeta un regard lourd de reproches.
« Quelque chose qui ne change pas », maugréa Karel en son for intérieur.
Bien qu’habitué, la frustration qu’il avait toujours éprouvé devant cette façade le submergea. Même douze ans après, cette attitude lui faisait toujours aussi mal.
— En voilà une surprise, commenta Serymar avec nonchalance.
Toujours ses comportements calculés. À quoi songeait-il ? Karel eut beau faire, Serymar était un maître dans ce domaine : aucune de ses pensées n’était visible autour de lui. Contrairement à Karel qui se figea. Derrière lui, de nombreux échos de ses doutes murmuraient derrière lui. Il avait tant de choses à dire, mais il ignorait par quoi commencer. Son appréhension lui créait ce blocage malvenu. Karel se rendit compte avec angoisse qu’il ignorait complètement comment il devait remuer les lèvres pour parler. Il n’avait jamais appris. Il avait essayé en voulant prononcer le nom de Lya, mais il avait vite abandonné. L’ouragan de ténèbres recommença à se former dans son dos.
Serymar croisa les bras en se parant d’une expression moqueuse et en toisant Karel avec hauteur.
— Eh bien, quelle sera l’utilité de t’installer une voix artificielle si tu es incapable de l’utiliser ?
Karel lui jeta un regard noir.
— Ce ne sont pas vos affaires ! répliqua-t-il avec froideur.
Sa pensée surgit, sans qu’il la retienne. Mais Karel n’avait pas desserré les lèvres pour faire ressortir sa voix. Le jeune homme refusait de se ridiculiser en faisant la démonstration de son incapacité à former physiquement des mots. Serymar lui offrit une expression narquoise.
« Je me suis encore fait manipuler… » comprit Karel avec dépit. « Vous n’auriez pas pu simplement vous contenter de m’expliquer comment parler sans me ridiculiser ? »
Serymar était un maître de la manipulation. Karel désespérait d’avoir l’ascendant un jour.
— Vous vous êtes joué de moi sur le navire, reprocha-t-il à défaut.
La déception animait son regard. Jamais de sincérité. Karel l’avait pourtant espéré, après avoir lu les notes d’Œil-de-Sang. Tous ces moments agréables n’avaient donc été vraiment qu’apparence ? La blessure de Karel se rouvrit comme si une lame lui déchirait la chair à vif.
— Une nécessité, justifia Serymar. Si je ne m’en étais pas mêlé, tu aurais ressenti la présence d’Uriel et il n’aurait pas pu accomplir sa mission. Je t’ai… un peu trop bien formé à ce niveau.
Karel songeait qu’entendre la voix de Serymar lui faisait un drôle d’effet. Il avait grandi à ses côtés, et il avait pourtant l’impression de découvrir une autre personne. Ses poings serrés tremblèrent de colère.
— Ne savez-vous rien faire d’autre ? lui jeta-t-il avec froideur. Mentir et manipuler les autres pour qu’ils accomplissent vos quatre volontés ?
Jamais Karel ne se serait cru capable un jour de lui parler sur ce ton. Peut-être que la colère lui donnait la force nécessaire. Le fait qu’Onyx représentait une garantie à sa survie jouait sans doute dans la balance.
— Cela fait partie de mes talents, en effet, répondit Serymar, imperturbable. En attendant, cette méthode fait ses preuves. Chacun est précisément là où je le souhaite.
La rage submergea Karel. Tout. Tout avait été faux. Il avait donc vu juste, douze ans plus tôt.
— Vous n’êtes qu’un égoïste ! s’emporta-t-il. Comment osez-vous considérer les autres comme des pions, après en avoir été un vous-même dans votre ancienne vie ?
Une étincelle de colère s’alluma dans le regard de Serymar, mais elle fut fugace.
— Mh. J’avais oublié que tu étais au courant. Tu n’as pas pu t’empêcher de jeter un œil à ce maudit rapport. Tu es resté cet agaçant petit fouineur, à ce que je vois.
— Et comment comptez-vous me le faire payer, cette fois ? nargua Karel.
Il regretta aussitôt sa provocation. Si Serymar avait encore besoin de lui vivant, il pouvait lui faire subir n’importe quoi par sa seule volonté. La première et dernière fois lui avait suffi. Karel recula d’un pas.
— Bonne question. Mais il serait dommage que je sévisse maintenant. Tu ne serais plus en mesure de m’expliquer pourquoi tu as pris tant de risques pour rejoindre mon esprit, pauvre imbécile imprudent.
Karel lui jeta un regard noir.
— Typiquement humain, persiffla Serymar. Agir sans réfléchir aux conséquences.
— Ce n’est pas parce que vous avez souffert que vous êtes obligé de la faire subir aux autres ! hurla Karel, hors de lui.
Son écho résonna dans les lieux environnants. Inutile de préciser. Serymar savait à quoi il faisait allusion. Le Mage l’analysa, de ce regard que Karel ne supportait plus. Cela lui donnait l’impression d’être un objet que l’on examinait sous tous les angles, à la recherche du moindre défaut de fabrication. Comment Serymar pouvait-il infliger ça aux autres, après tout ce qu’il avait vécu ?
Serymar s’approcha, d’un pas lent et calculé, démontrant ainsi sa parfaite maîtrise de ses pensées dans cette dimension où tout pouvait se révéler au grand jour. Karel resta immobile. Serymar lui tournait autour comme un prédateur à l’affût du moindre mouvement de sa proie.
— Tu ignores tant de choses, Karel. Je ne répondrais pas à cette question aujourd’hui.
— Pourquoi ?
Serymar observa un point dans le vide.
— Un vrai face à face me paraît plus adapté. Si tu as été capable de rejoindre mon esprit, quelqu’un d’autre le peut. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, et j’estime cette conversation privée.
Karel le fixa avec tristesse.
— Alors c’est vrai. Nous sommes bien désignés comme ennemis et vous comptez m’abattre une fois votre mission accomplie.
Serymar s’immobilisa et le regarda dans les yeux.
— Je compte bien te tuer.
Karel se figea d’horreur. Les souvenirs de son enfance l’assaillirent, implacables, torturant davantage son âme blessée à l’idée que tout n’avait été que jeux, alors que lui-même avait été sincère. Ces derniers temps, il avait commencé à éprouver une certaine fierté d’avoir été l’Apprenti d’une personne aussi exceptionnelle à ses yeux.
— Si tu deviens un monstre comparable à Œil-de-Sang, ces Clans ou moi-même, acheva Serymar. Je m’en réserve l’obligation. Personne ne le fera à ma place.
— Non, mais vous vous entendez ? s’emporta Karel, les yeux chargés de colère. De quel droit vous permettez-vous de décider pour les autres ?
Le regard de Serymar se durcit.
— Ne prononce pas ces mots devant moi.
— Je ne céderai pas ! Je ne céderai plus jamais ! J’ai assez perdu d’années à vivre dans la peur ! déclara Karel avec une virulence qu’il ne se serait jamais soupçonnée. Vous n’êtes pas si différent de vos bourreaux, vous reproduisez les mêmes codes !
Serymar réduisit la distance entre eux, menaçant.
— Tu te glisses sur un terrain dangereux, cher Apprenti.
Karel ne cilla pas. Cette fois, il ne baisserait pas les yeux. Il n’était plus cet enfant malléable qui baissait le regard par peur de faire valoir sa pensée, en opposition à celle de son mentor. La fureur le submergeait.
— Si j’ai envie de devenir comme vous ou comme quelqu’un d’autre, c’est MON problème ! Toute ma vie, vous m’avez menacé de ne pas aller sur ce chemin. Vous n’avez pas à m’imposer comment je dois la mener !
Serymar le saisit vivement par le col et le souleva du sol.
— Cela devient un problème lorsque cela pose préjudice aux autres ! Mon chemin est semé d’embûches que presque personne n’aurait la volonté de supporter !
— Pour le moment, je ne vois pas ce que j’aurais à me reprocher, contra Karel d’un ton glacé. Pas comme vous. Je n’ai pas brisé de famille, jamais imposé ma vision de l’avenir à qui que ce soit, et encore moins manipulé quiconque ! Je ne fais que me battre pour me libérer de ceux qui veulent diriger ma vie !
Karel disparut de la poigne de Serymar pour réapparaître plus loin. Il se redressa et le toisa. Il espérait que cette démonstration suffirait pour convaincre Serymar qu’il n’était plus aussi faible qu’avant. Que, malgré son niveau de Sorcier, il était capable de lutter dans ce monde spirituel, en ne se laissant pas contrôler.
— Je deviendrai ce qui me chante, que cela plaise ou non, conclut-il. Soyez assuré que je ne compte pas reproduire vos méfaits. Mais je ferai honneur à tout ce que vous m’avez appris. Car si je suis encore vivant aujourd’hui, c’est grâce à vous.
— Que de sentimentalisme, mon cher Karel ! ricana Serymar.
— Typique des humains, oui, acheva le Sorcier pour lui. Et c’est loin d’être un mal.
— C’en est, contra Serymar. Il s’agit d’un moyen aisé de blesser. Regarde dans quel état tu as été il y a douze ans, et aujourd’hui. Tu ne fais que t’ouvrir à un flot continu de souffrances.
— Je ne deviendrai pas un être dépourvu de sentiments, trancha Karel. Les miens sont forts, et je ne vois pas en quoi il s’agirait d’une honte. Ils m’ont permis de me lier à des personnes qui me sont désormais proches.
Un silence tendu s’abattit entre eux. Ils ne se lâchèrent pas des yeux. Serymar soupira.
— Phényxia a annexé le Clan de l’Eau et de l’Esprit, renseigna Karel. Ils comptent vous attaquer prochainement.
Serymar le fusilla du regard.
— C’est seulement pour ça que tu as risqué ta petite vie ?
Dépité, Karel ne masqua pas sa déception.
— Vu ainsi, je me demande si ça en valait la peine, en effet.
— Je sais déjà que Phényxia compte m’attaquer, répliqua Serymar. Je n’ai pas la patience pour écouter des évidences aussi idiotes. Une date plus précise m’aurait été bien plus utile.
Karel avait de plus en plus de mal à contenir son émotion. La déception étreignait son cœur et le mortifiait. Il avait beau s’y être habitué, il n’avait jamais supporté ce comportement à son égard.
Serymar se détourna.
— C’est une sacrée prouesse d’être parvenu jusqu’ici. Je savais que tu avais le potentiel pour devenir un Mage. Je suppose… que je peux au moins tolérer que tu suives mon chemin à partir du moment où tu ne reproduis pas mes actes condamnables.
Karel le fixa, surpris par cette réponse. D’un geste négligent de la main, Serymar invoqua un mur de ténèbres qui les éloigna l’un de l’autre progressivement. Il renvoyait l’esprit de Karel vers son enveloppe corporelle.
— Nous nous reverrons.
Annotations
Versions