Chapitre 12*
Monts de la Mort.
Un lourd mal de crâne le réveilla. Les séquelles des pactes brisés étaient lourdes. Serymar refusait de s’en plaindre. Il était censé être mort et payait le prix de sa crainte à accorder sa confiance. Il ne regrettait rien. Au moins, il l’espérait, la vie de ses anciens serviteurs serait épargnée. Comme il le leur avait garanti. Un retour des choses qu’il trouvait assez ironique.
Difficile de récupérer aussi quand il ne cessait de voir Aëlys dans ce cocon de métal et de verre. Sa culpabilité le rendait fou. Qu’avait-il fait, pendant un siècle, à part se plonger dans une dépression sans nom et à laisser le temps passer ? Si seulement il avait su qu’elle avait toujours été là, quelque part… Serymar avait jalousé Karel les premières années de sa vie, en étant pourtant conscient que ce garçon n’y était pour rien. Il l’avait élevé, alors que cette petite était là, entre les mains de son pire ennemi. Tout ce qu’il avait refusé qu’elle subisse.
Serymar doutait de se le pardonner un jour. Il rageait d’avoir autant de mal à surmonter les pactes qu’il avait brisé. Dans cet état, il ne pourrait pas avoir l’ascendant sur son ennemi de toujours.
Dans les méandres de ses sombres rêves, il avait entendu un appel. Ses veines l’avaient picoté, les sillons argentés étaient apparus sur son bras. Cet appel avait été trop angoissé pour qu’il puisse s’agir d’un Dragon. Œil-de-Sang n’avait pas ces compétences. Cela ne pouvait donc être que Karel.
La colère l’avait submergé, à l’idée que son ancien Apprenti ait pris de tels risques pour le rejoindre. Le monde des songes était dangereux, et Karel n’était pas le plus expert à protéger son esprit à cause de son handicap. N’était-il donc pas conscient de sa vulnérabilité ?
Ils s’étaient alors retrouvés face à face. Il l’avait provoqué pour l’aider à parler. Du moins, par l’esprit. Karel n’avait pas remué les lèvres une seule fois. D’un côté, pour avoir été dans le même cas que lui, Serymar le comprenait, bien qu’il trouvait cette crainte ridicule envers sa personne. Il connaissait cette frustration d’être incapable de former le moindre mot, de redouter de se faire humilier lorsque ce manque de maîtrise se dévoilait. Serymar était conscient que cette faute lui revenait.
Karel lui avait reproché de reproduire ce que lui avaient fait ses bourreaux. Serymar soupira. Ce garçon n’avait pas tort, et l’admettre le dérangeait.
Il songea à Syriana, et à quel point il s’était perdu. N’était-il que capable de violence et de maltraitance, en pensant pousser certaines personnes à atteindre leur meilleur potentiel ? Syriana avait commencé à le guider sur une autre voie, à lui apprendre à mener ses objectifs autrement. Karel avait été visiblement blessé, mais pour quelles raisons ? Qu’attendait-il de sa part ?
Des pas approchèrent. Elma. Elle s’installa à côté de lui, la mine inquiète.
— J’ai l’impression que ça empire.
— J’ai brisé plusieurs pactes en même temps. Je m’en sors plutôt bien.
Elma le toisa.
— Si quelqu’un surgit ici, je serais capable de l’étrangler sans remuer, assura-t-il.
Ce qui était vrai. Elma se faisait plus de soucis qu’il ne le fallait. Serymar garda toutefois ses doutes sur les démons qui arriveraient. Il ignorait quand et combien ils seraient. Un fin jeu de manipulation serait nécessaire pour en vaincre un grand nombre. Si Karel avait mis sa vie en jeu pour l’avertir, cela signifiait que leur venue serait pour bientôt. Peut-être dans les prochains jours. Impossible de savoir.
Il hésita. Mais Serymar se fit violence pour être honnête. Il l’avait promis à Elma, et il était conscient que cette fois, il la perdrait pour de bon s’il lui cachait quoi que ce soit. Et il était plutôt bien placé pour connaître les séquelles d’un engagement non tenu.
— J’ai vu Karel.
Elma se figea.
— Il ne s’en sort pas trop mal, lui assura-t-il. Enfin, tant qu’il restera éloigné d’Œil-de-Sang.
Sa compagne blêmit. Serymar croisa les mains qu’il plaça devant le bas de son visage, en pleine réflexion.
— Notre ennemi a l’art de manipuler les esprits en jouant habilement sur les faiblesses de chacun. Il lui a suffi d’un seul regard pour comprendre celle de Karel, et d’instiller le doute dans son esprit. J’admets que je ne suis pas très serein à ce sujet.
Elma posa une main sur son bras.
— Karel est intelligent. Il doit se douter qu’il s’agit d’un piège. C’est même sûr et certain !
— Certes. Mais même en sachant cela, il est particulièrement difficile de ne pas céder à ce genre d’offre. Je sais de quoi je parle.
Désirer jusqu’au fin fond de son âme de sortir de sa condition, en faisant n’importe quoi pour y arriver, même les choses les plus folles. Serymar se souvenait d’avoir essayé de se suicider pour ne plus subir sa différence, et voyant que ça n’avait pas eu l’effet escompté, il s’était autodétruit psychiquement pour ne plus rien ressentir. Jusqu’au jour où Valkor lui avait appris à accepter sa différence et à composer avec. Il lui avait appris à se mouvoir, à transformer ses faiblesses en avantage.
Il se redressa.
— Et même dans le cas où Karel parviendrait à surpasser cette épreuve, je suis prêt à parier que cette ordure a trouvé un moyen de lui imposer cette monstruosité.
Les doigts d’Elma se crispèrent sur son bras.
— Non… Comment…
— Rien de plus évident. Œil-de-Sang a déjà conçu cette monstruosité avant de rencontrer Karel chez les elfes. Il connaît la Prophétie, du moins l’essentiel. Rappelle-toi, Elma : le jour où Karel est né, Œil-de-Sang avait envoyé un de ses sbires l’enlever. Je suis parvenu à l’intercepter, en dépit du retard que m’ont imposé le Messager des Dragons et son associé.
Elma le relâcha.
— Tu aurais pu épargner cet homme.
Serymar la regarda dans les yeux.
— J’admets qu’il s’agissait là d’un sombre coup de colère de ma part. Un moment de faiblesse. Même si, vivant, je pense que nous n’aurions pas tenu aussi longtemps discrets derrière ces montagnes. Dans tous les cas, Karel court un grave danger. J’espère parvenir à l’intercepter avant Œil-de-Sang.
— D’où l’envoi d’Uriel en éclaireur pour te tenir informé du moindre fait et geste de Karel, de Phényxia ou d’Œil-de-Sang, comprit Elma.
Serymar confirma d’un léger hochement de tête.
— Je ne peux pas rester là. Nous devons nous préparer au pire. Il me faut trouver un moyen de détruire l’invention qu’Œil-de-Sang a conçu pour Karel. Mais pas que.
— Phényxia… devina Elma avec amertume.
Serymar lui fit face et lui prit les mains. Cette fois, il n’en laisserait aucun la toucher. Il l’attira à lui jusqu’à sentir son souffle sur sa peau et plongea son regard dans le sien, avec un sourire machiavélique.
— Exact. Il est temps pour toi d’avoir ta revanche. Allons leur préparer un accueil digne de ce nom.
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