Chapitre 13 - 1
Le vent salé fouettait son visage. Wil adorait cette sensation. Il tourna la barre à roue, savourant le son des vagues qui percutaient la coque du navire. Le jeune homme se souvenait du trio qu’il formait, enfant, avec Athéna et Uriel, chacun absorbés par les récits des voyages de Sinbad. Une époque lointaine, où, en dépit de la malédiction des Dragons, la vie était paisible et joyeuse, à l’abri sur leur île isolée. Ce temps était révolu. Wil n’aurait jamais cru se retrouver embarqué dans cette quête de sauvetage des fondateurs de Weylor. Il était soulagé d’avoir quitté l’Archipel du Volcan.
Cette partie du voyage serait la plus longue. Le premier port Avancé était loin de leur position, il fallait contourner la côte de Weylor jusqu’à passer de l’autre côté des Monts d’Onyx qui séparaient les Avancés du reste du pays. La Tour de la terre était tout au sud, quelque part dans ces montagnes devenues dangereuses. Mais Wil était motivé. Il refusait que ce qui était arrivé à Rolland se reproduise.
Wil pianota quelques boutons sur son panneau de commande à l’extérieur avant de jeter un œil derrière lui. Lya se trouvait à quelques mètres de lui, accoudée contre le bastingage. Elle n’avait plus dit un mot depuis qu’ils avaient quitté la Tribu des Flammes. Il se sentait mal pour elle. Dans la Tour, il l’avait provoquée pour lui permettre de se libérer de ses appréhensions, pour l’aider à garder son sang-froid. Wil ne s’était toutefois pas attendu à une telle confrontation avec Vohon’. Ce moment où elle surgissait des flammes l’avait profondément marqué, et il l’avait trouvée magnifique dans la force qu’elle avait dégagée, remettant le Dragon à sa place. Comme le jour de leur rencontre, où elle l’avait remis à sa place.
« Pourquoi devrai-je vous vénérer ? »
Ces mots résonnaient encore dans sa mémoire. Ceux-là et les autres. Tous ces mots qui lui avaient valu d’être grièvement blessée, jusque dans sa psyché.
Lya ne le remarqua pas lorsqu’il s’appuya sur le bastingage à côté d’elle.
— Tout va bien ? lui demanda-t-il.
La jeune femme demeura aussi silencieuse que son frère. Pourtant, Wil décela de la culpabilité. Elle ne devait probablement pas savoir comment lui répondre et était gênée d’être incapable de lui fournir une réponse. Le jeune homme se gratta l’arrière de la tête.
— Mh. Je vois. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là, d’accord ?
— Merci, Wil.
Un silence s’installa entre eux. Wil détestait la voir ainsi. Elle qui était si pétillante de vie, fougueuse, et qui n’hésitait jamais à dire ce qu’elle pensait ! Elle lui faisait penser à une flamme brutalement soufflée. Wil désirait tant raviver cette étincelle qui la rendait unique.
Wil se souvint de la manière dont Karel l’avait extirpé de sa torpeur, alors qu’il se morfondait après qu’Uriel ait manqué de le tuer. Le marin décida de s’en inspirer.
Lya frissonna en sentant le bras de Wil frôler le sien. Mais elle demeura immobile.
— Ça te va bien, lui déclara-t-il.
Elle se crispa et lui fit face en le fusillant du regard. Elle se retenait de pleurer. Comme toujours.
— Je ne veux pas de ta pitié, Wil !
— Ça n’en est pas, rétorqua-t-il avec un grand calme.
— Arrête d’être hypocrite, je ne supporte pas ça ! Tu penses vraiment que quiconque apprécierait de se retrouver avec ça ? fit-elle en désignant ses mèches éparses et brûlées par endroits.
Wil ricana.
— Merci, mais je ne suis pas hypocrite. Pénible, lourd, si tu veux. Mais certainement pas hypocrite. Je ne parlais pas vraiment de ça, en plus, même si, je l’avoue, j’admire ce que Karel en a fait.
Lya détourna le regard. Wil la dévisagea, elle soutint son regard. En son for intérieur, Wil devinait qu’elle désirait qu’il cesse de la regarder. Pas lorsqu’elle était dans cet état-là. Mais Wil ne comptait pas reculer. Il comptait faire pire. Il avança d’un pas. Elle en recula d’un.
— Ta détermination te va bien. Tu as beau t’en prendre plein la figure, toucher tes cordes les plus sensibles, te briser, tu te relèves encore et toujours. C’est ça, qui te va bien. C’est en ça, que ces jolies mèches survivantes sont belles à voir.
— Tais-toi !
— Je suis chez moi sur ce paquebot, je fais donc ce que je veux, c’est ma loi qui règne, répliqua Wil avec assurance.
Il s’approcha à nouveau. Lya recula d’autant. Au moins, elle réagissait. Wil soupira. Il était temps d’affronter la tempête.
— Tu sais, j’étais sérieux, à la Tour.
— Wil, ce n’est pas…
— Écoute-moi, au moins ! tonna Wil.
Lya se tut, surprise par cette réaction et l’intensité de son regard. Elle recula encore d’un pas. Wil la toisa. Il en avait assez de jouer. Peu lui importait la manière dont cette discussion se terminerait, même si l’issue ne lui plairait pas.
— Je sais, c’est bizarre ! enchaîna-t-il. Je te l’accorde, nos premiers jours de cohabitation ont été houleuses, parce que je me suis vraiment conduit d’une manière honteuse envers Karel, et crois-moi : je le regrette sincèrement !
— Tu avais seulement peur pour…
— Le fait de ne pas être bien ne justifie pas tout, Lya ! gronda Wil. En attendant, le fait est que nous avons tous appris à nous connaître. J’ai appris à te connaître.
Lya ne sut quoi répondre.
— Tu es une vraie lumière, Lya, dans la vie des autres, reprit-il. Quand j’ai appris votre histoire à tous les deux… j’ai été profondément touché. Je n’arrive pas à imaginer comment vous êtes parvenus à surmonter un truc pareil !
Un voile d’ombre passa dans les yeux de Lya.
— C’est du passé, Wil.
— Peu importe. J’admire ta ténacité. Ta détermination. Ta résilience. Tu as même réussi à recadrer un Dragon, à lui dire en face ce que tu pensais de toute cette histoire, et même osé lui faire sentir à quel point tu étais incapable de les respecter !
— C’est faux. Je les respecte au moins pour avoir façonné Weylor et donné la vie, contra Lya. Ils ont seulement perdu mon respect avec la création de cette Prophétie, de ce qu’ils exigent de mon frère.
— N’empêche, je ne connais personne qui aurait osé faire une déclaration pareille à l’un d’entre eux, soutint Wil. D’une manière générale, les gens préfèrent soit être hypocrites, soit se taire, plutôt que prendre le risque de les contrarier. Et ça contribue à mon admiration pour toi.
Lya détourna le regard. Elle se mordait l’intérieur des joues, embarrassée.
— Il n’y a… rien d’exceptionnel. Comme je le lui ai dit, je fais ça tous les jours, avec tout le monde. Et…
Wil s’approcha. Le bastingage rencontra le dos de Lya. Le marin n’avait pas besoin du pouvoir de lire dans les pensées pour deviner ce qu’elle souhaitait : qu’il s’éloigne. Il ne le ferait pas.
La colère submergea Lya.
— Je me demande sérieusement s’il s’agit d’une bonne chose, finalement ! J’ai beau vouloir être moi-même, je me suis faite transpercer la main et ai failli mourir brûlée vive juste parce que j’ose assumer mes pensées !
« Non, Lya, surtout ne perds pas cette facette de toi, ne laisse personne la briser ! »
Voilà ce qui la tracassait. Cette profonde remise en question, à savoir se soumettre à l’avis du plus grand nombre, en voyant où aller contre vents et marées l’avait conduite. Elle était perdue et ses poings tremblaient de rage. Le cœur de Wil se serra. Il refusait de la voir se briser. Cette singularité était ce qui la définissait.
Désemparée, le visage de Lya ruisselait de larmes. Mal à l’aise, affolée à l’idée que Wil puisse la voir ainsi, elle lui tourna vivement le dos.
— Maintenant, va-t’en ! lui ordonna-t-elle. S’il te plaît, laisse-moi tranquille !
« Jamais. Plus jamais. »
Cette flamme étincelante qui avait tout juste manqué d’être anéantie par le souffle d’un Dragon. Une lumière qui vacillait, presque vaincue. Wil refusait cette idée et la frustration le gagna de voir Lya concéder à la défaite, prête à accepter de tourner le dos à ses valeurs. Il s’approcha davantage.
— Dis, tu vas arrêter quand ? la questionna-t-il d’un ton dur.
— Pardon ? demanda Lya, désarçonnée.
Wil inspira puis la regarda intensément dans les yeux. La frustration et la colère animaient sa voix.
— De te bercer d’illusions et te cacher derrière ta façade ! Tu crois que je n’ai pas compris depuis longtemps ? Je te rappelle que je me traîne l’équivalent d’une petite sœur qui est passée exactement par ce que tu traverses. La manière dont Karel s’occupe de toi m’a confirmé la chose !
— Confirmé quoi ? s’agaça Lya.
— Que tu te sens inférieure aux autres, alors que tu les surpasses tous ! explosa Wil. Tu es belle, intelligente, forte, et surtout, tu as du cœur, Lya ! Tu mérites tellement plus que ce dont tu te contentes !
Lya fut prise de court. Wil eut ainsi la confirmation que jamais personne n’avait dû lui dire ses mots, autre que sa famille.
— Arrête tes bêtises, Wil, ça suffit, nia-t-elle avec sérieux. Si je possédais toutes ces qualités, je ne serais pas ici, et aurais certainement déjà fait ma vie ailleurs depuis longtemps. Or, tu vois, personne ne s’est vraiment bousculé à ma porte pour me demander de m’engager, contrairement aux autres filles.
« T’as pas déjà eu envie de la frapper pour débiter des choses pareilles, Karel ? »
Silence. Wil réduisit la distance entre eux. Lya se raidit.
— Moi, je le suis, à ta porte. Et je désespère que tu me l’ouvres un jour. De quoi as-tu si peur, Lya ? D’être déçue ?
Lya demeura dans son mutisme et un masque de froideur marqua ses traits.
— C’est le risque, ma belle ! continua Wil. Si ça se trouve, je suis indigne de toi ! Même si je pense tout l’inverse.
Toujours aucune réponse. Tant mieux.
— De sûr, je ferais de mon mieux, et si jamais je fais mal quelque chose, j’espère bien que tu garderas ta franchise brute pour me remettre à ma place. En tout cas, avant que ton frère s’en charge à ta place, parce que le connaissant, je ne donne pas cher de ma peau si jamais j’ose te rendre malheureuse ! Et… il aurait raison. Rien que là, je tremble, rien qu’à l’idée de me demander s’il ne va pas mal le prendre.
— C’est ma vie, Karel n’a pas à décider de mes fréquentations, Wil, et il ne le fera pas.
— Certes, mais il tient énormément à toi et souhaite que tu sois heureuse. J’ose même me dire que j’ai plutôt de la chance qu’il soit ton frère. Autrement, je n’aurais pas pu espérer la moindre chance avec… toi.
Lya soutint son regard, mais resta silencieuse. Elle détourna encore la tête.
— Karel m’a fait jurer de penser à mes propres intérêts. Ce qui implique de me demander ce dont j’ai réellement besoin, et non ce que je pense désirer pour mon propre bien. En dépit de tous les soins que j’ai reçu, il me reste une cicatrice sur ma joue et dans mon cœur, Wil. Alors cette fois, je compte bien mettre en œuvre cette demande que Karel m’impose.
— Il a raison, affirma Wil. Et tu sais quoi ? C’est justement cette facette de toi qui m’a rendu dingue de toi, si tu veux tout savoir. Et qui me donne la force de vouloir affronter ton caractère de cochon !
— Je te demande pardon ? demanda sèchement Lya, surprise de ce soudain changement de ton.
— Tu veux vraiment tout savoir, mettre cartes sur tables ? s’emporta Wil. Parfait ! Je voulais essayer de la jouer fine et ne pas être trop brusque, mais avec toi, ce n’est juste pas possible !
Lya lui jeta un regard noir. Wil l’ignora superbement.
— Tu crois que je te n’ai pas vue rougir et que tu avais vraiment envie de m’en coller une quand je vous ai forcé à nager pour la première fois ?
— Ça n’a rien à voir ! J’étais…
— Surprise, oui, je le sais ! coupa Wil. C’était le but ! Mais tu tremblais, quand je te tenais ! Et je doute fortement que cela soit dû au fait que tu étais dans l’eau sans avoir pied, tu t’es raidie dès que je t’ai acculée !
Lya préféra ne pas répondre. Wil avait ressenti son malaise lorsqu’il lui avait tenu le poignet, son conflit interne à l’idée de devoir s’appuyer contre lui pour ne pas couler comme une enclume, son corps s’était raidi lorsqu’il l’avait saisie par la taille pour l’empêcher de sombrer dans les profondeurs. Elle avait frémi lorsqu’il lui avait susurré des mots emplis de sous-entendu à son oreille.
— Alors je suis d’accord avec toi, reprit-il. Karel a mis la barre très haute, mais c’est une bonne chose ! Grâce à lui, tu as désormais au moins une vague idée de ce dont tu as réellement besoin ! Au moins, ça a dû te protéger de sales profiteurs !
— Et j’aurais besoin de quoi, d’après toi ? lui demanda-t-elle d’un ton glacé.
Wil ne cilla pas.
— Tu joues toujours à la forte et à l’invincible. Tu es mortelle, Lya, tu as pris beaucoup de poids sur tes épaules. Ce qu’il te faudrait, c’est une personne qui te donne au moins l’équivalent de ce que te donne Karel. Et je rêve d’être cette personne-là !
Elle ne répondit pas, gardant sa façade. Il commençait à douter de sa capacité à la briser.
— Très bien, je me jette à l’eau, reprit-il. Je n’ai plus rien à perdre, de toute façon !
Il pointa un doigt impérieux vers elle.
— J’ai été impressionné dès notre première rencontre, si tu veux tout savoir ! En dépit de la situation dangereuse dans laquelle nous nous trouvions, tu as trouvé la force de me remettre à ma place, d’une manière bien méritée ! C’était vraiment la première fois qu’on me faisait un coup pareil ! J’admire ta ténacité, ton dévouement, et ta résilience incroyable !
Il lui coupa toute retraite en se tenant au bastingage, les bras autour d’elle. Cette fois, il n’abandonnerait pas. Il plongea son regard dans le sien.
— Lya. Comme toi, j’ai passé ma vie à avoir un sourire de façade. Crois-moi, je connais la solitude et la souffrance que tu as pu ressentir pendant aussi longtemps ! La seule différence entre nous, c’est que toi, tu assumais ces choses douloureuses, et tu as toujours essayé d’en faire une force, de grandir avec. Alors que de mon côté, je n’ai fait que refuser la réalité. J’avais beau la voir, l’endurer, je refusais de l’attester. Sauf qu’à un moment donné…
Une expression amère déforma ses traits.
— …la réalité finit par te faire plier. Ma mère était mourante, je ne voulais pas le voir. J’ai pris des risques inconsidérés pour la sauver. Je l’ai payé en la retrouvant sous terre, alors que j’aurais pu rester jusqu’à ses derniers instants. Toi, tu n’as pas fait cette erreur. Tu as regardé ces souffrances en face et tu as fait corps avec !
Toujours aucune réponse, Wil soupira. L’émotion le saisit.
— Tu n’imagines pas à quel point je t’admire pour ça. À quel point tu m’inspires. Je voudrais être celui qui soutient cette force magnifique. Être ta béquille quand ton frère ne sera pas là pour le faire. Avoir ta confiance, parce que je sais que je pourrais te confier la mienne. Et être à la hauteur de la tienne. J’aime aussi ta ténacité à ne pas te plier à la majorité, et oui, cette brusquerie qui fait partie de toi constitue un charme que j’apprécie beaucoup ! J’ai envie d’être la force en laquelle tu peux puiser quand tu n’en as plus, pour que tu sois toujours capable d’affirmer tes opinions la tête haute, même si le destin, comme tu l’as dit tout à l’heure, semble vouloir s’acharner à te remettre dans le rang ! Je veux être celui qui t’accompagne, celui qui t’aidera à continuer de briller ! Je voudrais avoir l’honneur d’être digne de ta confiance quand tu es au plus mal, et être là dans les pires moments !
Il s’interrompit pour reprendre son souffle. Il s’écarta de Lya qui réprima un soupir de soulagement. Enfin, au sérieux de son regard s’ajouta cette lueur espiègle qui le définissait. Il était temps d’adoucir un peu les choses.
— Bref. J’ai vraiment envie d’avoir des disputes de couple avec toi, avec nos deux caractères pourris ensemble. Je pense sincèrement que ça pourrait donner quelque chose de sympa, le genre où on ne le supportera pas sur l’instant, mais où, au final, on finira par en rire en se rendant compte qu’il s’agissait de sujets futiles. J’adore te pousser dans tes retranchements, et j’adore encore plus quand tu y réponds. J’aime cette valse dans laquelle nous sommes quand nous entrons dans ce jeu.
— Ça suffit ! cria Lya.
Wil afficha un rictus insolent.
— Ça tombe bien, j’ai terminé, je t’ai enfin dit ce que j’avais sur le cœur. Peu importe ce que tu veux, je saurais me contenter d’une belle amitié avec toi.
— Tu as fini ?
— Oui.
— Alors maintenant, tu la FERMES et tu ouvres grand tes oreilles, espèce d’abruti !
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