Chapitre 17 - 2
— Maître, le combat va être difficile, s’introduisit une voix dans son esprit. La seule fragilité de ces engins se trouve dans le ventre, là où c’est le plus protégé. Leurs armures sont inviolables, le seul moyen de prendre le dessus, c’est d’attaquer dans les fins interstices qui permettent de lier les articulations de ces choses.
— Parfait. Préparez-vous. Il est grand temps de faire tomber le masque de notre invité.
Valkor dévisagea Œil-de-Sang.
— Vous êtes aussi plus vieux que ce que vous paraissez, tout comme moi. Vous conviendrez donc que parfois, il faut laisser du temps aux choses, et savoir proposer des alternatives au bon moment. La vie a dû vous apprendre cette leçon, aussi.
Ce corps, à moitié mécanisé… comment pouvait-on se mutiler à ce point ? Deux plaques métalliques recouvraient les tempes d’Œil-de-Sang. Le quart de son visage était mécanisé, dominé par cet effrayant œil sans âme. Son bras droit et ses jambes étaient un mélange complexe de machinerie poussée. Valkor n’osait imaginer les souffrances que le Traître s’était infligé pour ne plus ressembler aux Apokeraos. Seul son œil valide pouvait témoigner de ses anciennes origines.
Œil-de-Sang avait violé les lois des Dragons en trompant la mort avec des procédés contre-nature. Valkor, comme beaucoup d’habitants, refusait de telles valeurs. Seuls les Dragons étaient immortels et avaient le devoir de veiller sur le pays qu’ils avaient créé.
— Vous n’êtes pas en état de négocier, annonça subitement Œil-de-Sang.
En dépit de la menace, Valkor conserva parfaitement son calme.
— Puis-je connaître vos arguments à ce sujet ? lui demanda-t-il posément.
Œil-de-Sang le toisa.
— J’ai de bonnes raisons de croire qu’autrefois, vous m’avez volé quelque chose qui m’appartenait.
— Ah oui ? répondit Valkor en haussant un sourcil blanc. Je ne me souviens pas de vous avoir rencontré une seule fois dans ma longue vie, excepté aujourd’hui. Il doit s’agir d’un malentendu. Subtiliser quelqu’un ne fait pas parti de mes défauts.
— Le jour où ce bien m’a été dérobé, j’ai enquêté. Et j’ai vu votre emprunte dans les alentours du domaine, avec les siennes. À ce que je sache, il n’existe plus qu’un seul Apokeraos sur Weylor. Il ne pouvait donc s’agir que de vous, Maître Valkor.
L’homme-serpent haussa les épaules en affichant une expression insolente.
— Je l’ai perdu.
Nier n’aurait fait qu’exacerber la colère de son interlocuteur. Valkor résista à son envie d’enrouler son corps de serpent géant autour de la gorge de cet homme jusqu’à ce que la vie le quitte, pour lui faire payer ne serait-ce qu’une partie de tout le mal qu’il avait infligé. Notamment à celui qu’il avait considéré comme un fils.
— Cette histoire date d’il y a deux siècles, rappela-t-il. Vous n’avez pas été bien pressé de me le réclamer.
Son interlocuteur se glaça et lui jeta un œil mauvais. Valkor ne cilla pas.
— Vous connaissez mon peuple. Vous connaissez notre sensibilité accrue à la magie et nos particularités. Que possédiez-vous donc de si intéressant pour que les Dragons se mettent soudain à s’intéresser à cet objet que vous me réclamez ? Pourquoi avez-vous décimé les Apokeraos ?
Ses pairs se figèrent d’effroi et de colère, alors qu’ils mesuraient le poids des accusations de leur meneur. Des murmures consternés s’élevèrent.
Œil-de-Sang partit dans un rire sardonique et toisa Valkor, machiavélique.
— Je constate au moins que tu n’as pas perdu ton intelligence. Personne ne comprenait le potentiel de mes expériences, du sacrifice nécessaire pour faire avancer la société !
— Alors c’est ainsi. Vous éliminez ceux qui pensent différemment de vous. Vous faites honte à notre peuple ! accusa Valkor avec virulence. Tout ceci n’a jamais constitué nos valeurs ! L’évolution, c’est savoir avancer sans sacrifier l’éthique ! Vous avez remplacé votre bras pour concurrencer la magie des autres, modifié votre corps pour ressembler à un humain, trahi les Dragons et torturé un enfant pour vos projets abjects !
L’œil vivant de son interlocuteur brilla.
— Pas un enfant. Le Pouvoir Universel. Obtenu à partir du sang d’Illuyankas !
La surprise déferla sur ses pairs. Valkor n’en montra rien. Il n’était pas surpris d’une telle révélation. Pour soigner Sang-Mêlé, il avait dû voir son corps. Valkor avait été profondément choqué, mais comme promis à son Apprenti, il n’avait fait aucun commentaire et posé aucune question. Ils avaient convenu d’un tacite accord de faire comme s’il n’avait rien vu, et de ne jamais aborder le sujet. Mais Valkor n’avait jamais eu l’idée de se dire que Sang-Mêlé pouvait être l’héritier des Dragons. Ce détail expliquait beaucoup de choses.
« C’était donc pour ça que tu voulais voir les Dragons. Tu devais déjà te douter de quelque chose, et tu as voulu vérifier ta théorie, sans connaître les risques que tu encourais en te révélant aux Dragons. Et tu as payé fort cher ton manque d’expérience, dû à ta jeunesse. »
— Que voulez-vous réellement ? demanda-t-il à Œil-de-Sang.
Ce dernier afficha une expression triomphante et se déplaça.
— Un parent doit toujours apprendre à laisser son indépendance à ses enfants. Il en est de même pour nos chers Dragons. Mais ces créatures sont tellement… possessives. Il est temps de libérer les esprits de chacun et de vivre par nous-mêmes.
— Pourquoi seulement maintenant ?
— Nos préparatifs sont enfin prêts. Les Dragons peuvent bien se défaire de la malédiction, ils savent qu’ils ne peuvent s’attaquer à moi sans être à nouveau condamné à la souffrance éternelle. Onyx fait suffisamment de dégâts pour tous les solliciter, j’ai donc tout le loisir d’avancer mes projets. Comme de faire en sorte que la race des Apokeraos s’éteigne enfin à jamais !
— C’est donc à cause de vous que Weylor est devenu aussi dangereux ! hurla un Mage. Et que les non-humains disparaissent de plus en plus depuis ?
— Vous rendez-vous compte du nombre de morts qu’il y a eu à cause de cette malédiction ? cracha une voix de femme.
D’autres répliques fusèrent, toutes en même temps. Valkor comprenait leur colère. Le masque était tombé. Œil-de-Sang perdait enfin son anonymat. L’Apokeraos espérait que cela freinerait un tant soi peu ses projets de conquête, lorsque cette rumeur se répandrait dans tout le pays.
— Évitons d’avoir plus de morts encore, en effet, reprit Œil-de-Sang. Si vous coopérez, il ne vous sera fait aucun mal. Mes Inquisiteurs ont seulement besoin de vérifier les pensées de chacun pour trouver des informations sur la personne que je recherche.
— Touchez à un seul d’entre eux, et vous devrez en répondre ! menaça Valkor en dégainant ses armes.
Un Inquisiteur tomba soudain avec fracas, un carreau crépitant de foudre profondément plantée dans l’interstice reliant sa gorge à son corps. Valkor sourit, satisfait. Ses pairs avaient trouvé une bonne stratégie pour contrer l’anti-magie de ces armures : en usant d’une arme classique, imprégnée de magie pour consumer la créature de l’intérieur.
La fureur déforma les traits d’Œil-de-Sang. Il foudroya Valkor du regard, qui lui rendit une expression effrontée.
— Votre esprit est brillant, mais votre manie à sous-estimer les autres vous coûtera. Nous allons anéantir vos Inquisiteurs sur-le-champ.
Son interlocuteur ricana.
— J’aimerai bien voir ça.
Les porteurs de magie et soldats se resserrèrent autour de Valkor, artéfacts et armes à la main.
—Nous sommes avec vous, déclara l’un des Mages, chapelet brillant à la main.
— Notre vie est vouée à cette ville, renchérit un autre, lance enchantée brandie.
— Nous ne pourrons peut-être jamais remplacer l’un des vôtres, ajouta un troisième. Mais vous n’êtes plus seul, Maître. Nous empêcherons avec vous cette tragédie se reproduire !
Valkor les regarda avec bienveillance, non insensible à tant de sollicitude. Il toisa Œil-de-Sang et son groupe d’hommes de métal.
— Bien. Chères mesdames, chers messieurs, montrons donc à nos visiteurs comment nous accueillons ceux qui troublent la paix et menacent nos enfants !
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