Chapitre 1 : Marquée 1/3
Naru appliqua son sceptre sur la plaie sanguinolente qui barrait l’avant-bras de sa patiente, une douce lumière s’en échappa pour envelopper délicatement la blessure. Cette dernière se referma progressivement en éliminant l’infection tout en réparant simultanément la chair. Le visage de la femme exprima aussitôt un immense soulagement.
- C’est fait, annonça la sorcière en mettant un terme au traitement dès que la plaie eût disparu. Essaye de plier ton bras et de tourner le poignet. Il faut que je vérifie que tes nerfs et tes muscles se sont bien ressoudés.
Sa patiente s’exécuta, et s’émerveilla en constatant la disparition totale de son ancienne blessure.
- Tu ressens une quelconque douleur ? l’interrogea Naru.
- Non…
- Alors tu es guérie. Tu peux y aller.
Le regard éperdu de reconnaissance, la femme s’inclina profondément devant Naru ; gênée, celle-ci lui assura que ce n’était vraiment pas la peine. Quand elle sortit enfin de la grotte en soulevant les rideaux barrant l’entrée, la sorcière se laissa retomber contre le mur en sentant un léger vertige l’envahir. Elle s’empara de la tasse posée sur la table à côté d’elle et but une gorgée, savourant l’infusion de menthe qu’elle avait appris à préparer lorsqu’elle était au service de Cassandra. Cela lui permit de se remettre d’aplomb.
- Suivant ! appela-t-elle, et un homme avec une vilaine balafre sur le visage entra à son tour.
Trois jours s’étaient écoulés depuis la destruction du refuge de Varenn… Naru pouvait encore sentir l’odeur des flammes qui paraissait avoir imprégné les galeries supérieures de la montagne, où les quelques deux cents rescapés avaient trouvé refuge.
Après que Sheamon et Jonas eussent conduit les anciens prisonniers des profondeurs jusqu’au tunnel principal, Naru les avaient guidés vers les galeries supérieures abritant les anciens appartements d’Ilyann. Il lui arrivait parfois de se demander ce qu’était devenu le fils d’Evander… Elle avait eu l’occasion d’apprendre à le connaitre un peu et savait que, contrairement à ses anciens compatriotes, sa gentillesse et sa sollicitude à son égard n’étaient pas feintes. Naru s’était bien entendue avec lui, du moins durant le peu de temps qu’avait duré leur rencontre. Avait-il disparu lui aussi dans les flammes de Voldra comme tous ses camarades ? C’était fort probable… De ce qu’ils savaient, tous les vampires de Varenn avaient péri sous la colère du dragon.
Il y avait d’autres grottes et alcôves dans les alentours, où les ex-prisonniers s’étaient entassés tant bien que mal. Sheamon leur avait distribué quelques couvertures, un peu d’eau et des rations de survie de ses propres réserves… mais il n’était pas équipé pour pourvoir aux besoins de plus de deux cents personnes, et en conséquence ils manquaient donc de tout.
Naru s’était installée dans les anciens quartiers d’Ilyann en se donnant pour mission de guérir les nombreuses blessures de ces pauvres victimes, résultats des mauvais traitements infligés par les vampires. La plupart étaient faibles, atteints d’anémies (dues à des pertes excessives de sang) et dangereusement sous-alimentés. Certains souffraient de blessures plus sérieuses, reçues soit pour avoir osé protéger l’un des leurs en s’opposant à leurs bourreaux, ou bien parfois même tout simplement pour avoir imploré leur pitié. D’autres toussaient et crachaient, les yeux rouges de sang, rongés par des infections qui les tuaient de l’intérieur. Naru resta impassible et les soigna tous. La sorcière transmettait à chacun un peu de sa propre énergie pour les aider à tenir, mais elle-même devait faire attention à sa propre santé. Toutefois ses efforts lui avaient valu la considération de tous.
Chaque fois qu’elle passait devant les survivants, elle pouvait voir sur leurs visages des regards emplis d’une craintive adoration. Certains s’inclinaient même profondément devant elle comme face à une grande souveraine, malgré ses protestations. Tous s’empressaient également d’obéir à ses demandes avec une étonnante promptitude qui, si elle était louable, n’en troublait pas moins profondément Naru. La sorcière n’avait pas l’habitude d’être l’objet de tant d’attentions, ni d’occuper une pareille position… Généralement, c’était plutôt elle qui suivait les meneurs, au lieu de diriger les autres.
Quand enfin elle renvoya le dernier patient, la sorcière chancelante vida d’un trait sa tasse de thé qui avait depuis longtemps refroidi. Elle s’assit avec précaution au bord de l’ouverture offrant une vue d’ordinaire majestueuse sur le cratère à l’intérieur de la montagne. Autrefois, on pouvait y observer tout le refuge de Varenn. Mais désormais, ce n’était plus qu’un champ de cendres émaillé de rares ruines calcinées…
Naru avait accompagné un groupe de volontaires parti inspecter les décombres du refuge pour tenter de récupérer des choses utiles, comme des outils ou des armes… mais tout avait été détruit par les flammes de Voldra ou la magie de Sheamon, même les corps des vampires. De Varenn, il ne restait plus qu’un cimetière de cendres… dernières traces du rêve utopique d’Evander. Voldra y avait veillé. Naru l’avait observé raser pendant des heures entières tous les bâtiments, noyant le cratère sous un océan de flammes qui n’avait cessé que lorsqu’il n’avait plus rien trouvé à dévorer dans cet univers désolé.
Rien qu’à la pensée de cette nuit d’horreur, Naru tremblait encore de tous ses membres. Ce à quoi elle avait assisté ce soir-là n’avait aucune commune mesure avec toutes les atrocités dont elle avait pu être témoin jusqu’alors, même les rituels sanglants auxquels elle avait dû participer à Qaltra. Elle avait eu l’impression d’assister à un déchainement ultime de violence qui ne pouvait mener qu’à une seule conséquence : la fin du monde…
Pourtant le jour avait fini par se lever à nouveau, et le monde avait continué à tourner malgré les horreurs de la veille. Comme s’il ne s’était rien passé et que le refuge de Varenn ainsi que ses habitants… n’avaient tout simplement jamais existé. Mais ceux qui avaient survécu à la catastrophe, comme elle, ne serait plus jamais les mêmes.
Naru n’avait pas été la seule à changer. Lorsque Jonas était revenu avec Sheamon du cœur de l’incendie, ils arboraient tous deux un visage sinistre, et une froide méfiance semblait s’être installée entre eux. La sorcière sentait qu’ils lui cachaient des choses, mais elle n’était pas certaine de vouloir en savoir davantage…
Les deux hommes avaient annoncé à Naru qu’ils partaient en reconnaissance dans les environs pour essayer de trouver des vivres afin de subvenir aux besoin de tous. Cela faisait déjà trois heures qu’ils étaient partis en lui laissant la direction des survivants, et leur longue absence laissait présager le pire…
Chassant ses sombres pensées, la sorcière se leva et passa dans l’ancienne chambre d’Ilyann, où se trouvaient ses deux patientes les plus importantes : Triss et Philippa. On avait installé la dernière sur le lit en raison de la gravité de son état, tandis que la première occupait une paillasse à côté. Blotti contre Triss, roulé en boule sous sa forme de chat, Ryku jeta un coup d’œil inquisiteur à Naru, avant de fermer les yeux avec satisfaction. Il savait qu’elle n’était pas une menace. Naru lui gratta amicalement la tête avant de se concentrer sur ses deux patientes.
Aucune des deux ne s’était réveillée depuis cette horrible nuit. D’abord inquiète pour Triss, la sorcière avait très vite constaté que son corps n’avait pas mis longtemps à se remettre seul de ses blessures, et elle avait compris aussitôt que c’était le choc émotionnel qui la maintenait dans cet état comateux. Naru avait bien songé à tenter de toucher son esprit mentalement pour la forcer à reprendre conscience… mais cela présentait des risques, pour l’esprit de Triss comme pour le sien : elle espérait donc que son amie ne tarderait pas à reprendre conscience d’elle-même avant de s’en remettre à une mesure aussi drastique.
Ne pouvant rien faire de plus pour la jeune vampire, Naru se tourna vers Philippa dont le cas était plus grave. Quand Jonas lui avait amené l’ancienne espionne, ses avant-bras étaient en piteux état, les os brisés et disloqués. Son corps était aussi couvert de sang, la peau même arrachée par endroits. On aurait dit qu’elle s’était servie de ses poings comme des armes en frappant de toutes ses forces au mépris de sa propre survie. La sorcière avait demandé à Jonas ce qui s’était passé, mais il s’était contenté de répondre qu’Evander était mort sans plus de détails, et Naru n’avait pas insisté.
Elle avait compris que certaines informations gagnaient à ne pas être connues.
L’état de sa deuxième patiente l’inquiétait beaucoup. Avec beaucoup de patience, Naru avait réparé ses os et refermé ses lésions internes… mais contrairement à Triss, l’énergie vitale de Philippa ne cessait de diminuer, et la sorcière n’y pouvait pas grand-chose. Son corps la lâchait peu à peu en raison de ses efforts intensifs, alors que les sortilèges dont elle avait été victime continuaient de la détruire. Les potions et soins magiques de Naru parvenaient à peine à en ralentir les effets. Pour autant, Philippa était une véritable force de la nature qui défiait tous ses pronostics : son corps s’accrochait à la vie avec une résilience stupéfiante qui commandait le respect. Si l’ancienne espionne n’était pas aussi solide que Triss qui était une Nocturii, sa constitution demeurait cependant largement supérieure à celle des autres servilis auxquels elle était censée appartenir. Naru en était impressionnée.
Celle-ci prit la compresse sur le front de sa patiente, la plongea dans la bassine d’eau fraiche à ses côtés et la replaça avec douceur. Puis elle s’empara de son sceptre pour le passer avec lassitude sur le corps exténué de Philippa en récitant lentement les formules complexes de guérison qu’elle avait apprises, afin de limiter autant que possible ses souffrances. Mais sa sorcellerie et ses connaissances avaient des limites, sans compter que le peu d’ingrédients à sa disposition ne lui permettait pas de composer des remèdes suffisamment efficaces. Si seulement elle avait pu avoir encore accès au laboratoire de Cassandra…
Naru haussa les épaules avec un certain défaitisme. A quoi bon pester contre le sort ? Cela n’améliorerait pas leur situation. Une fois qu’elle eût fini de traiter Philippa, elle se releva avec l’intention de s’allonger une heure ou deux pour régénérer ses propres forces. C’est alors que Philippa s’éveilla dans un sursaut et lui agrippa le poignet, arrachant à la sorcière un cri de surprise. Elle avait les traits crispés et fatigués, mais la malade avait une puissance étonnante pour quelqu’un aux portes de la mort !
- Où est Triss ? articula cette dernière d’une voix rauque.
- J… juste à côté, répondit Naru en s’écartant légèrement pour permettre à Philippa de voir la jeune fille. Vous voyez ?
Philippa se tourna vers Triss, et le soulagement détendit aussitôt ses traits. Elle lâcha le poignet de Naru et voulut se lever, mais la sorcière l’en empêcha en posant la main sur son épaule.
- C’est hors de question, lança-t-elle, agacée. Vous êtes trop faible pour bouger. Restez allongée et reposez-vous.
- Ecarte-toi, sorcière, répliqua Philippa en la fusillant du regard.
Mais Naru ne flancha pas. L’effet de surprise passé, elle avait retrouvé son aplomb.
- Sûrement pas, rétorqua-t-elle. J’en ai plus qu’assez de vous soigner uniquement pour que vous puissiez vous mettre dans un état encore plus lamentable dès que j’ai le dos tourné. C’est à croire que vous voulez vraiment mourir… et je ne le permettrai pas ! J’ai gaspillé beaucoup de temps et d’énergie pour vous empêcher de quitter ce monde, alors j’aimerais au moins que par respect pour mon travail, vous restiez sagement dans ce lit…
Elle leva alors son sceptre qui se mit à crépiter d’étincelles rouges.
- Sinon je vais vous y forcer…
- Tu frapperais une personne gravement blessée ? la défia Philippa en haussant les sourcils.
- Si quelqu’un doit vous amocher encore plus, je préfèrerais que ce soit moi ! affirma Naru avec férocité. Ça vous apprendra peut-être à respecter mon travail et votre corps !
L’ombre d’un sourire étira les lèvres fatiguées de Philippa. Elle capitula et se laissa retomber sur le lit.
- Tu es plus féroce que tu en as l’air, gamine, lâcha-t-elle, surprise et contrariée à la fois. Comment va Triss ?
-Son corps est parfaitement remis de ses blessures, grâce à son sang de Nocturii. La seule chose qui la maintient encore dans cet état de sommeil est le choc émotionnel qu’elle a subi…
Naru se tourna vers Triss et poussa un soupir.
- Ils ont passé sur elle leur haine et leur soif de vengeance envers les Nocturii, déclara-t-elle avec dégoût en se souvenant du fouet ensanglanté qu’elle avait aperçu dans les mains d’Evander, puis le fer rouge et la marque dans le dos de son amie. Je n’ose imaginer ce qu’elle a dû endurer… ni à quel point cela l’a affectée. Si elle se réveille un jour, elle pourrait bien ne plus avoir la volonté de vivre…
Un lourd silence suivit ses paroles.
- Ils ont dû apprécier cela, laissa tomber Philippa d’une voix où perçait une sombre colère. Pouvoir faire souffrir une Nocturii de leurs propres mains, cela a dû être vraiment divertissant pour eux… Si je le pouvais, je ramènerais Evander à la vie juste pour le tuer une seconde fois…
Philippa lança un regard profondément triste vers Triss.
- C’est de ma faute si elle a subi cette épreuve, murmura-t-elle. Si seulement j’étais morte plus tôt… tu n’aurais pas eu à veiller sur moi, et Triss n’aurait pas eu à se sacrifier pour nous sauver.
- C’est une façon de voir les choses, répondit Naru en haussant les épaules. Rien ne dit que cela aurait changé quoi que ce soit. J’aurais tout aussi bien pu être capturée en essayant de m’enfuir, et Triss se serait probablement sacrifiée de toute manière.
Elle prit la main de son amie et la serra avec force, observant son visage paisible dans un sommeil où rien ne semblait l’atteindre.
- C’est vraiment quelqu’un d’exceptionnel, continua-t-elle. Je… Je ne crois pas que j’aurais été capable d’agir comme elle… Supporter toute cette souffrance, toute cette haine… Je me serais effondrée bien avant.
- Oui… répondit Philippa, adoucie. Elle était déjà comme ça, enfant : têtue, fougueuse… Elle a cette volonté naïve et stupide de se battre pour ce en quoi elle croit, même quand la plus élémentaire prudence lui imposerait de fuir. Ce comportement idiot l’a mise dans un nombre incalculable de situations compliquées…
Un sourire de fierté étira les lèvres de Philippa.
- C’est ce qui la rend si unique…
Elle reporta ensuite son regard vers Naru.
- Je te remercie de prendre soin d’elle, lui dit l’ancienne espionne en inclinant respectueusement la tête. Tu as toute ma gratitude.
- Si vous voulez vraiment me remercier, évitez de ruiner mes efforts pour vous guérir, bougonna Naru en se levant. Comportez-vous comme quelqu’un qui veut vivre, au lieu de jouer les suicidaires !
- J’y réfléchirai… promit Philippa, peu convaincue.
- Ce serait sage, en effet, ironisa une voix sarcastique dans le dos de Naru.
Cette dernière se figea, stupéfaite, tandis que le visage de Philippa s’éclaira aussitôt. Naru se retourna lentement, n’osant y croire.
Redressée sur un coude, Triss les observait, un léger sourire moqueur sur les lèvres.
A suivre...
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