Chapitre 1 : Marquée 2/3
Sheamon s’essuya le front couvert de sueur avec sa main droite, ne tenant plus le volant que d’une seule main. Depuis deux heures et demie maintenant, ils roulaient sans s’arrêter dans le désert ardent des Enfers et son ciel écarlate. L’Aston Martin noire traversait les dunes et le sol rocailleux avec la vitesse d’un bolide tout terrain. Le vaisseau aurait été plus rapide, mais Sheamon avait objecté qu’il aurait été aussi bien plus facile à repérer. Dans les rochers escarpés de la Montagne Décapitée, la voiture n’aurait pu rouler, mais en plein désert, il n’y avait pratiquement aucun obstacle. Cependant même avec les fenêtres ouvertes, la chaleur était étouffante à l’intérieur du véhicule…
Celui-ci était doté de nombreuses options, mais Sheamon se rendait maintenant compte qu’ajouter la climatisation n’aurait pas été du luxe. Hélas, c’était cela ou le lance-missile (et après réflexion le renégat, qui ne s’en était servi qu’une seule fois, commençait à regretter d’avoir installé ce dernier). Aujourd’hui sous cette chaleur étouffante, il aurait pu tuer pour un peu d’air frais…
Jonas, sur le siège passager, ne paraissait pas autant souffrir grâce à son sang de démon qui le rendait assez résistant aux fortes températures (Les Enfers étaient, après tout, sa terre natale). Cependant il conservait un visage renfermé, et aucun des deux ne parlait. Depuis leur dispute lors de la destruction du refuge, une froideur s’était installée entre eux. Jonas, Sheamon le sentait bien, lui reprochait d’avoir ignoré ses directives et d’être responsable (du moins en partie) du massacre des vampires. Et Sheamon en voulait au devin de ne pas lui avoir révélé les tortures que Triss allait subir avant de lancer son plan de secours.
A ce souvenir, les jointures de Sheamon se crispèrent sur le volant. Il conserva pourtant une attitude impassible. Ce n’était pas le moment d’y penser. Le renégat avait déjà eu beaucoup de mal à quitter Triss pour s’occuper de cette mission, imaginant mille et un scénarios dans lesquels la jeune fille et les autres rescapés étaient victimes d’une attaque éclair de ses poursuivants. Ceci dit, ce n’était pas comme s’ils avaient laissé les survivants sans protection. Désœuvré depuis la destruction du refuge, Voldra s’ennuyait en attendant les ennemis promis par le devin auquel il était toujours lié par son serment. Il avait donc accepté avec un enthousiasme surprenant la demande de Jonas de rester aux alentours de la Montagne pour la défendre, au grand soulagement de Sheamon. Avec le dragon veillant sur le refuge, Triss était pratiquement hors de danger.
Il repéra soudain à l’horizon un énorme amas de rochers noirs ressemblant à une ile perdue dans cet océan doré. Sheamon le désigna d’un geste à Jonas, qui hocha la tête. Le renégat donna un coup de volant dans sa direction. Il arrêta la voiture à proximité puis descendit. Tandis que Jonas sortait à son tour, Sheamon ouvrit le coffre pour récupérer leur « chargement ». Il était robuste, et pourtant il eut du mal à le sortir de là. Jonas vint l’aider, et ensemble, le devin tenant les pieds et le renégat les épaules, ils se dirigèrent vers les rochers en prenant garde de ne pas trébucher.
- On aurait pu le laisser plus tôt, maugréa Jonas.
- Je ne tiens pas à prendre le moindre risque, rétorqua Sheamon. Il pourrait retrouver son chemin.
Enfin, ils l’adossèrent à l’une des pierres, dans un coin à l’ombre. Jonas laissa tomber un sac de toile à côté du corps inerte. Puis les deux hommes reculèrent d’un pas.
- Et maintenant ? demanda Jonas.
- Il ne devrait pas tarder à se réveiller.
Deux minutes plus tard en effet, celui-ci commença à bouger, lentement, imperceptiblement... puis il ouvrit les yeux et battit des paupières pour tenter de s’adapter à la lumière éclatante. Son regard tomba alors sur Sheamon.
Aussitôt, en poussant un rugissement étouffé par le bâillon, il voulut se redresser pour se jeter sur le renégat, mais ses bras et ses jambes étaient entravées par de lourdes chaines, et il retomba juste devant l’exorciste. Ilyann cependant ne s’avoua pas vaincu pour autant et entreprit une nouvelle fois de se redresser. Sheamon claqua alors des doigts, et le vampire se figea de force malgré ses protestations étranglées.
- Ça ne sert à rien, gamin, le prévint Sheamon. Tu ne ferais que gaspiller tes forces, et je pense que tu en auras besoin bien assez tôt. En plus si tu parles de nouveau, je crois que je vais vraiment finir par te tuer…
Ilyann cessa de se débattre, apparemment conscient qu’il ne lui servirait à rien de tenter quoi que ce soit, sinon à mourir sans même avoir une chance d’assouvir la vengeance à laquelle il tenait tant. Mais son regard haineux resta braqué sur Sheamon. Il serrait si fort les dents que ses canines transpercèrent le bâillon.
- Je vois qu’on se comprend, gamin, reprit Sheamon avant de désigner le sac de toile. Tu trouveras une boussole, un couteau, deux fioles de sang, quelques vêtements… Bref tout ce dont tu auras besoin pour survivre. Si tu te diriges vers l’est à bonne allure, tu devrais arriver en vue d’une ville ou de quelques villages d’ici une journée, voire deux. Je t’ai laissé une bourse avec suffisamment d’argent pour prendre un nouveau départ, si tu le dépenses raisonnablement...
Sheamon fouilla dans ses poches et en sortit une petite clé argentée, qu’il montra à Ilyann.
- Ceci ouvrira tes entraves. Quand nous partirons, je la laisserai derrière moi, et tu pourras alors la récupérer. Un dernier conseil, gamin : l’endroit est rempli de serviteurs des Nocturii. Quitte la région, fais-toi discret, et je doute qu’ils apprennent ton existence.
Le visage du renégat devint incisif :
- Et surtout, rappelle-toi ceci : tu peux me haïr autant que tu veux, mais ne t’avise plus jamais de croiser ma route ou celle de Triss car je n’aurai plus aucune pitié. Je t’ai offert une nouvelle vie aujourd’hui, gamin. Si on se rencontre de nouveau, je considèrerai que tu n’en veux plus… Et si tu t’en prends à Triss, je peux te promettre que tu envieras tes camarades pour avoir eu une mort aussi rapide…
Ilyann hurla de rage malgré son bâillon. Il bondit sur ses pieds et voulut percuter Sheamon de toutes ses forces, mais ce dernier le repoussa facilement. Déséquilibré à cause de ses lourdes chaines, le jeune vampire s’écroula la tête dans le sable. Il tenta encore en vain de se relever, mais aveuglé par la poussière, la tâche était plus compliquée que prévu.
- Allons-y, lança Sheamon en faisant signe à Jonas.
Le démon hocha la tête et lui emboîta le pas, jetant un dernier coup d’œil attristé vers Ilyann. Les deux hommes remontèrent dans la voiture. Alors que Sheamon faisait vrombir le moteur, il entendit les imprécations étouffées d’Ilyann. Il vit dans son rétroviseur que ce dernier s’était enfin relevé et avançait en trainant des pieds le plus vite possible. Sheamon jeta la clé par la fenêtre à bonne distance de la voiture, puis appuya sur l’accélérateur. Le véhicule s’élança en trombe dans le désert, et bientôt Ilyann ne fut plus qu’un minuscule point dans le lointain avant de disparaitre totalement.
Sheamon observa la boussole sur le tableau de bord puis l’Horologium à son poignet, pour s’assurer de la direction qu’il prenait. S’ils étaient partis directement vers la Montagne Décapitée, Ilyann, une fois libéré, aurait sans doute décidé de suivre leurs traces et aurait peut-être réussi à retrouver son chemin. Mais il n’avait aucune chance de les rattraper à pied, et le vent aurait bientôt masqué les marques des roues. Par précaution, toutefois, Sheamon n’avais pas pris la direction de la montagne, et effectuerait un large détour pour rejoindre cette dernière afin d’empêcher Ilyann de les retrouver.
Mais s’il serait difficile à ce dernier de revenir jusqu’à la Montagne Décapitée, lui qui n’avait quasiment jamais quitté ses alentours, il pouvait en revanche tomber sur une escouade de mercenaires ou de shinobis qui l’emmèneraient directement jusqu’à Forlwey, probablement très intéressé par les secrets du jeune homme… Qu’importe, c’était le risque que Sheamon s’était décidé à courir.
- Pourquoi as-tu fait ça ? l’interrogea soudain Jonas.
- Quoi ? grommela Sheamon, peu désireux de commencer une conversation avec le devin.
- Pourquoi avoir décidé de l’épargner ? Là-bas, tu étais prêt à le tuer, non ?
- Ça me regarde, devin.
- Non, ça NOUS regarde, Sheamon. En le relâchant ici, tu cours le risque que nos ennemis mettent la main dessus, et tu nous mets tous en danger.
- Je croyais que tu voulais qu’il vive. Je me suis trompé ?
- Ce n’est pas le problème. Si nous l’avions gardé avec nous à l’isolement et bien surveillé, nous aurions pu nous assurer qu’il ne tombe entre les mains de personne…
- C’était impossible, répliqua Sheamon en serrant les dents. Je n’aurais pas pu le laisser rester avec nous, même assommé de drogues vingt-quatre heures sur vingt-quatre et couvert de chaines de la tête aux pieds. Je… je ne pouvais pas tolérer qu’il reste aussi près de Triss. Appelle-ça de la paranoïa si tu veux, ça m’est égal. Depuis que j’ai décidé de l’épargner, je n’ai pas cessé de me demander si j’avais fait le bon choix, vois-tu ? Et si cela avait continué, j’aurais… fini par le tuer pour de bon, je crois. Même maintenant, je dois mobiliser toute ma volonté pour ne pas faire demi-tour et aller lui planter un carreau dans la tête.
- Alors pourquoi ne pas l’avoir fait ? lui demanda Jonas, plus doucement. Tu en as éliminé bien d’autres là-bas. Et ne me dis pas que ce n’était que de la légitime défense. Tu n’as pas hésité à massacrer aussi ceux qui cherchaient à s’enfuir ou qui demandaient grâce.
- Ils récoltaient ce qu’ils avaient semé, gronda le renégat. Ils étaient tous les complices d’Evander ! Et ils devaient payer pour ce qu’ils avaient fait subir à Triss…
- La plupart d’entre eux étaient manipulés par Evander. Ils croyaient aveuglément en lui parce qu’il avait eu deux-cents ans pour les endoctriner et tu le savais. Ils ignoraient tout de ses crimes, ils ne voyaient que le sauveur qu’il prétendait être.
- Cela ne change rien au fait qu’ils l’ont soutenu en applaudissant avec joie le spectacle des tortures infligées à Triss ! Ils auraient manipulé eux-mêmes le fouet s’ils en avaient eu l’occasion… alors ne me demande pas d’oublier ça ! De toute manière, que je les épargne ou pas, cela n’aurait rien changé à leur destin… et tu le sais bien, devin, inutile de le nier. Voldra les aurait éliminés avec ou sans mon aide.
- Tu te trompes… ce massacre aurait pu au moins être maitrisé si tu avais suivi le plan à la lettre. J’aurais pu calmer Voldra, mais pas vous deux en même temps. C’est ce qui a causé la perte de tous ces gens… et nous allons bien vite le regretter, crois-moi.
- De quoi parles-tu ? réagit le renégat.
- Tu n’as pas répondu pas à ma question, éluda le devin. Pourquoi Ilyann ?
Sheamon garda le silence pendant quelques secondes.
- Ce gamin était innocent, contrairement à son père, finit-il par lâcher. Il n’a jamais participé à son réseau d’esclavage et n’est absolument pas impliqué dans les souffrances de Triss. Je crois même que s’il avait vraiment compris ce qui se passait, il s’y serait opposé de toutes ses forces. Il avait l’air d’être vraiment quelqu’un de bien. Quand il s’est mis à menacer Triss… j’ai été à deux doigts de l’éliminer pour de bon. Mais je ne l’ai pas fait, parce que... à ce moment-là j’ai compris que je ne l’aurais pas tué pour Triss, mais pour moi. Elle, elle l’aurait épargné. Et si je l’avais éliminé comme ça… je n’aurais pas été différent de Forlwey, des Nocturii, de l’Eglise ou de n’importe quel maudit tyran de ce monde…
Un sourire désabusé étira les lèvres du renégat.
- Vois-tu, il y a quelques semaines encore, l’idée de ternir davantage ma réputation, qui traine déjà dans la boue depuis plus d’un siècle, ne m’aurait pas arrêté. Mais maintenant, Triss… son opinion m’importe… Si j’avais tué Ilyann, j’aurais sans doute perdu sa confiance. Et ça… ça je n’aurais pas pu le supporter.
- Ton dévouement envers Triss est louable, commenta Jonas. Mais elle aurait peut-être voulu lui parler... Savoir qu’Ilyann est en vie lui aurait surement apporté un peu de réconfort.
- Non, refusa catégoriquement le renégat. Elle ne doit pas apprendre qu’il a survécu. Je veux au moins lui épargner des souffrances et une culpabilité inutiles en apprenant qu’il a juré de la tuer. Cela fait trois jours, devin… trois jours qu’elle n’a pas repris conscience. Après ce qu’elle a… enduré, je ne crois pas qu’elle ait besoin de ça en prime. On lui dira qu’Ilyann est probablement mort avec les autres quand Voldra a détruit le refuge. C’est tout ce qu’il y aura à savoir, compris ?
Jonas ne répondit pas tout de suite. Sheamon lui jeta alors un regard grave.
- Tu as le droit de me détester pour ce que j’ai fait, devin. Je ne te le reprocherai pas. Mais je vais avoir besoin de tes pouvoirs pour nous tirer de ce guêpier. Et pour ça, il me faut être certain de ta coopération. Si on ne peut pas compter l’un sur l’autre, autant nous tuer maintenant, cela simplifiera au moins la tâche à nos ennemis.
- Et pour la princesse ? l’interrogea Jonas, plus agressif. Que vas-tu faire, maintenant ? Chercher une autre colonie de vampires qui accepterait de la protéger ?
- J’ai l’intention de disparaitre avec elle, répondit Sheamon, impassible. Nous ferons profil bas pendant quelque temps pour que le monde oublie un peu son existence. Je connais plusieurs cachettes… des endroits tranquilles, où ils ne penseront pas à nous chercher.
Le devin haussa les sourcils.
- Joli programme ! ironisa-t-il. Mais lui en as-tu seulement parlé ?
- Avant que nous arrivions au refuge, oui… Elle était d’accord. Peut-être aura-t-elle changé d’avis… Si tel était le cas, je respecterai son choix. Mais quoi qu’il arrive, je ferai en sorte de lui trouver un endroit où elle sera en sécurité… même si ce n’est pas avec moi.
De nouveau, Jonas resta silencieux pendant de longues secondes, au bout desquelles il finit par hocher la tête.
- Je comprends, déclara-t-il.
- Qu’est-ce que tu comprends, devin ? s’agaça Sheamon.
- Que tu es un homme extrêmement tourmenté par le passé, et que tu as déjà perdu des êtres chers. Il y a une grande part de ténèbres en toi, qui te pousse à salir tes mains et à violer le code d’honneur dans lequel tu croyais avant pour parvenir à tes fins. Mais tu conserves aussi une part positive, grâce à la princesse. Elle te donne la volonté d’être quelqu’un de bien, différent d’un simple mercenaire. Et peut-être qu’un jour, elle parviendra à chasser les ténèbres qui rongent ton âme…
Il se tourna vers Sheamon, le fixant avec dureté.
- Triss est ta lumière, conclut-il, les yeux si empreints de gravité que Sheamon ne put s’empêcher de frissonner. Ne la perds pas, ou tu risques de te perdre toi-même.
Jonas marqua une autre pause, s’attendant peut-être à une réplique de la part du renégat… mais ce dernier restant muet, il enchaina :
- Je t’aiderai. Nous n’arriverons à rien l’un sans l’autre de toutes manières et j’ai une dette envers la princesse… Elle m’a déjà sauvé deux fois en couvrant mes arrières. Alors oui, Sheamon, tu peux compter sur moi. Je ne reviendrai pas sur ce qui s’est passé cette nuit-là. Les vampires de Varenn, toi, Voldra et Evander également… Vous avez tous fait un choix, et cela nous a conduit à une voie qui n’était pas la pire, mais loin d’être la meilleure... D’autres futurs auraient pu se réaliser, moins sanglants, plus optimistes… mais c’est celui-ci que nous avons engendré, et le passé contrairement à l’avenir est immuable. Sache juste que les actes que tu as commis cette nuit-là, que ce soit en épargnant Ilyann ou en participant à la destruction de Varenn, auront des conséquences… Des conséquences si nombreuses que je serais bien incapable de toutes les anticiper, mais je peux t’assurer qu’elles finiront par se ressentir tôt ou tard.
Sheamon allait lui répondre, quand soudain un bip alarmant retentit sur le radar encastré dans son tableau de bord. Il vit sur l’écran que deux points rouges s’approchaient rapidement de leur position par le sud-ouest.
- Bon sang ! jura Jonas en saisissant la poignée de la portière pour se retenir alors que Sheamon enfonçait de toutes ses forces la pédale de frein.
Les pneus crissèrent tandis que la mécanique était soumise à une violente pression. Les deux passagers et lui se seraient probablement retrouvés expulsés de la voiture par la force centrifuge si leurs ceintures de sécurité n’avaient pas amorti la quasi-totalité du choc, bien que Sheamon en eût le souffle coupé.
Le bolide finit par s’immobiliser. Avant que le sable soulevé par les mouvements de la voiture ne les englobât dans une mini tempête, Sheamon eut le temps d’observer à l’ouest dans le ciel deux petits chasseurs Iota du Harakaï, en tous points semblables à ceux utilisés à Nice. Les vitres se refermèrent aussitôt pour empêcher le sable d’entrer dans l’habitacle, mais le renégat ne s’en souciait guère.
S’il avait vu juste, leurs poursuivants seraient sur eux dans deux minutes. Il n’avait pas de temps à perdre. Sheamon appuya sur le bouton argenté du tableau de bord, et la voiture tout entière se mit à trembler.
- Tu étais obligé de t’arrêter aussi violemment ? pesta Jonas, qui avait aussi aperçu les vaisseaux. Et pourquoi tu as fait ça, d’ailleurs ? Si on ne roule pas ils vont finir par nous rattraper !
- Ce ne sont pas des bolides, mais ils sont probablement capables de nous garder dans leur champ de vision à cause du sable que la voiture fait voler en se déplaçant, expliqua Sheamon en pressant un bouton sur le volant. C’est probablement ainsi qu’ils nous ont repérés. On n’a pas d’autre choix que de s’arrêter pour se dissimuler.
- Il n’y a pas d’endroit où se cacher en plein désert, ils vont forcément nous voir ! protesta Jonas avant de lâcher d’un ton mesuré : Oh, je vois…
Le capot de la voiture s’était mis à onduler avant de devenir transparent, et bientôt ce fut toute la carrosserie qui disparut à son tour, seul l’habitacle intérieur restant encore visible pour les deux passager. C’était comme s’ils s’étaient fondus dans le désert.
- Ça suffira ? s’inquiéta Jonas.
- Tant que les portes restent fermées, on est totalement invisibles et indétectables sur les radars. Ils ne repèreront ni notre énergie, ni celle du véhicule… Sauf s’ils ont de très bon équipements. Notre meilleure chance est de leur faire croire à un mouvement d’air qui aurait déplacé le sable.
- Et s’ils nous détectent quand même ?
Sheamon haussa les épaules.
- Nous passerons à la manière forte. Mais si l’un des vaisseaux parvient à fuir ou à contacter ses copains pendant qu’on l’abat, c’est tout le Harakaï qu’on aura sur le dos. Patience. Espérons qu’ils ne feront pas preuve de zèle en atterrissant, parce que le camouflage ne nous rend pas intangibles…
Les vaisseaux effectuèrent de larges cercles au-dessus d’eux, scrutant probablement la zone avec leur radars. Mais au bout de deux minutes, ils parurent abandonner et changèrent de direction pour repartir vers l’est. Sheamon attendit qu’ils ne fussent plus qu’un point lointain dans le ciel jusqu’à disparaitre du radar, pour désactiver le camouflage.
- Ce n’est pas passé loin… laissa-t-il tomber, soulagé.
- Fichus mercenaires… renchérit Jonas. On n’en a croisé aucun à l’aller…
- N’oublie pas qu’on a fait un grand détour. Ce qui veut dire qu’ils se rapprochent.
- Et qu’ils nous trouveront bientôt…
- Oh, ils savent déjà où nous sommes. Ce n’est pas un hasard qu’ils soient arrivés si rapidement dans la région. Ils traquent le signal de Philippa. La sorcière m’a expliqué que le sortilège de Dominus qui la liait à son maitre lui permet de savoir si elle est vivante et surtout où elle est. Ce qui, par extension, revient à savoir où se trouve le refuge.
- Mais elle l’a coupé, n’est-ce pas ? Philippa n’a plus aucun lien avec son maitre…
- Oui, mais le mal était déjà fait lorsqu’elle nous a attaqué à l’entrée du refuge. Et puis Philippa n’était sûrement pas la seule à avoir ce genre de balise… Lorsque j’ai affronté ce monstre mécanique, Tuesday, j’ai senti une présence étrangère en elle, un peu comme une sorte d’écho… comme si quelqu’un la contrôlait à distance. Je suis sûr que Forlwey sait pertinemment où nous trouver, mais au lieu de rassembler ses troupes pour nous pourchasser jusqu’aux confins de l’Enfer, il veut nous confiner dans la Montagne. Alors il a choisi d’étendre son filet le plus loin possible pour être certain de nous y prendre, et maintenant il ramène tranquillement sa prise vers lui. Peu importe où on essaie de fuir, il est plus que probable qu’on finisse par tomber sur un croiseur du Harakaï.
- Ce qui veut dire qu’il va être difficile de s’échapper, conclut sombrement Jonas.
"Difficile" était encore, hélas, un doux euphémisme...
- Seul, ce serait faisable, estima Sheamon. Ou à la limite avec toi, Naru, Ryku et Triss, peut-être même Philippa aussi… C’est possible si on se tasse bien dans cette voiture et qu’ils ne possèdent pas de radars magiques plus puissants, ce qui n’est pas du tout garanti. Mais c’est impossible avec les autres rescapés que nous avons sauvés. Ils sont trop nombreux et une bonne partie d’entre eux est trop faible pour un tel voyage à travers le désert. On serait repérés et éliminés en deux secondes. Si ma mémoire à propos de la structure du Harakaï est correcte, il y a quatre croiseurs par flotte. Forlwey les a sûrement déployés de manière à produire un quadrillage efficace de la zone en supervisant efficacement les unités en patrouille.
- Laisse-moi deviner : c’est le genre de vaisseau capable de nous repérer à cinq kilomètres et de nous envoyer des missiles susceptibles de raser une montagne…
- C’est un peu exagéré, mais l’idée n’est pas loin. je ne doute pas un seul instant que leurs croiseurs Oméga soient équipés de la technomagie la plus récente… Alors si nous avons le malheur de passer dans le champ d’action de leurs sondes, je ne suis pas certain que le camouflage de ma voiture les tromperait longtemps. Et si on est repérés, ce sera la fin. Notre position sera transmise à toutes les autres unités du Harakaï, et en quelques minutes à peine on sera encerclés. Il est donc beaucoup trop risqué de quitter la Montagne Décapitée pour tenter une sortie à découvert.
- On peut toujours se retrancher dans les tunnels et les repousser, objecta Jonas. Les forcer à entamer un siège…
- Cela ne changera rien, devin, répondit Sheamon en secouant sombrement la tête. Il y a un trop grand écart entre nos forces et les leurs, que ce soit en termes de nombre, de puissance de feu, d’équipement… Forlwey a une armée composée de tueurs plus obéissants que des machines, et de mercenaires aguerris au combat. Nous ? Nous avons une bande d’anciens esclaves à moitié morts, et qui n’ont probablement jamais livré une bataille de leur vie.
- Tu oublies Voldra.
- Oui, mais le dragon ne peut pas être partout à la fois, et sa loyauté est… changeante. Il ne pourra pas à lui seul empêcher l’inévitable. Ce ne serait pas un siège, devin, mais un massacre. On ne pourra tout simplement pas leur résister sur la durée…
Un silence, lourd de tension, s’installa entre les deux hommes, tandis qu’ils prenaient conscience de la précarité de leur situation. Machinalement, Sheamon ralluma le moteur et fit démarrer la voiture.
- Alors on est pris au piège, c’est ça ? lâcha finalement Jonas.
- Oui, répondit Sheamon entre ses dents serrées. Pris au piège comme des rats.
A suivre...
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