Chapitre 3 : Une nouvelle promesse
Sheamon le regarda partir avec appréhension. Liam et Meira Lynn n’auraient pas pu être plus clairs : ils n’avaient aucune intention de le laisser tranquille. Pour le moment, et à cause de la situation dans laquelle ils étaient tous coincés ensemble, tous deux retenaient leurs lames. Mais s’ils arrivaient à se sortir des griffes de Forlwey, ce serait une tout autre histoire… Que ce soit avant ou après s’être confrontés aux serviteurs de Némésis, Sheamon devrait régler ses comptes avec ces deux-là.
Mais il y avait déjà une autre situation à résoudre, et celle-là ne pouvait plus attendre…
Son regard se posa encore une fois sur Triss qui discutait toujours avec Naru, Philippa et Jonas, et il comprit que c’était l’occasion qu’il attendait. Il se dirigea alors vers son groupe d’un pas ferme et décidé.
- …Nous pensions que c’étaient les shinobis, et qu’ils étaient peut-être déjà entrés dans la montagne, disait Naru. Mais comme nous n’avions pas de nouvelles de vous et que Triss et Philippa se sont ruées vers la faille, nous avons décidé de monter un groupe pour vous venir en aide pendant que les autres emmenaient les plus faibles dans les galeries profondes. Nous avons vraiment cru que… le pire était arrivé.
- Rassure-toi sorcière, le pire reste à venir, affirma Jonas.
Le sourire soulagé de Naru se figea, tandis que Triss jetait un regard noir au démon.
- Merci pour ces paroles vraiment réconfortantes… ironisa-t-elle.
- Hé, j’essaye juste de lui faire comprendre qu’aujourd’hui est mieux que demain… histoire de lui remonter le moral !
- Il vaudrait mieux que tu évites d’en dire plus, intervint Sheamon en se joignant à la conversation. Si tu commences à briser les espoirs de tout le monde, autant creuser nos tombes tout de suite.
Jonas esquissa un sourire amusé.
- Tu as probablement raison, mon ami, s’inclina-t-il avant de regarder autour de lui avec un air enjoué. Bon sang, je ne me rendais pas compte à quel point ces galeries étaient étroites avant qu’il n’y ait autant de monde ici ! Mais c’est plutôt une bonne nouvelle, non ? L’union fait la force, après tout.
- Oui… quand tout le monde souhaite la même chose, grommela Triss. Je ne suis pas certaine qu’on puisse vraiment compter sur eux… Ils risquent de se retourner contre nous à la moindre occasion.
- Ce n’est pas à eux qu’il faut faire confiance, mais à leur instinct de survie, rectifia Sheamon. Tant que nous aurons un ennemi commun, cela devrait aller. Après… on s’en inquiétera si on survit déjà à ça.
Sa déclaration n’eut pas l’air de vraiment remonter le moral de ses camarades…
- Exactement ce que j’allais dire ! s’écria Jonas d’un ton plus jovial, qui avait toutefois quelque chose de forcé. Concentrez-vous sur le présent et laissez-moi plutôt m’occuper du futur. C’est mon rayon, après tout !
Il tapa dans ses mains, comme pour réveiller tout le monde.
- Si vous voulez bien m’excuser, je vais me retirer dans un endroit tranquille. Maintenant que nous sommes tous réunis, il faut que je consulte l’oracle (c’est-à-dire moi-même), afin d’avoir une vision un peu plus précise de ce qui nous attend. Miss Naru, vu que tout danger est écarté, je pense qu’il serait temps que tu ailles chercher nos compagnons réfugiés dans les galeries inférieures. Ils doivent se demander ce qui se passe en ce moment. Tu pourrais d’ailleurs en profiter pour explorer un peu les ruines du repaire des sorcières … Voir si tes anciennes consœurs ont laissé quelque chose susceptible de nous aider.
- C’est vrai ! acquiesça Naru, les yeux brillants de convoitise. Avec toutes ces blessures à traiter, je n’y ai plus pensé, mais… Je pourrais bien arriver à trouver des choses exceptionnelles en dessous, avec tout ce savoir à ma portée… Enfin, uniquement ce qui pourrait servir à nous sortir de cette situation, bien sûr !
- Je ne doute pas de ton dévouement, assura Jonas avec un clin d’œil avant de s’adresser aux autres. Ah, et tant qu’on y est, j’aimerais que dans environ, disons… trois heures, nous nous retrouvions tous à la fameuse cathédrale souterraine que vous avez découvert la dernière fois. Quand je dis tous, cela inclue ton ami à la longue barbe, Sheamon, le capitaine Liam ainsi que Syana, la beauté angélique au regard d’acier et son fidèle second, le nirgaën et…
Jonas chercha du regard parmi les personnes qui se déplaçaient, avant de désigner du doigt l’ancien prisonnier qui avait parlé tout à l’heure.
- Lui, là ! Ce serait parfait ! acheva-t-il. Je compte sur votre coopération, mes amis !
Le renégat haussa les sourcils.
- Que prépares-tu, devin ? l’interrogea-t-il, agacé par son ton mystérieux.
Un sourire malicieux étira les lèvres de Jonas.
- Voyons, Sheamon… si je te le disais, ce ne serait plus une surprise ! répondit-t-il d’un ton narquois.
Sur ces mots, il ôta son chapeau et après une courbette des plus théâtrales, s’éloigna d’eux d’un pas rapide. De nouveau, Jonas préférait garder ses secrets pour lui. Sheamon avait encore la désagréable impression de se faire mener en bateau…
- Je me demande ce qui lui passe par la tête, maugréa Naru. Il a l’air étrange en ce moment, vous ne trouvez pas ?
- Il est toujours étrange ! répliqua Triss.
- C’est vrai… reconnut Naru, avant de changer de sujet. Je vais y aller aussi. Inutile de faire attendre les autres plus longtemps...
Elle s’adressa ensuite à Philippa.
- Mais avant ça, j’aimerais mener un examen complet de votre état, Philippa… Pour savoir de quel façon l’élixir a affecté votre organisme…
- Il a marché, non ? répondit la vampire en haussant les épaules. C’est tout ce qui compte.
- Il marche pour l’instant, mais tout à l’heure il a bien faillit vous tuer. Je pense que cela mérite quelques analyses supplémentaires. Et puis, j’avoue que marcher toute seule dans les galeries sombres au cœur de la montagne m’inquiète un peu…
- Je vous accompagne ! lança Triss, enthousiaste. J’aimerais voir à quoi ressemble ce repaire de sorcières.
- J’aimerais te parler, gamine, si cela ne te dérange pas… intervint alors Sheamon.
Triss tressaillit et lui lança un regard effrayé qui fit vaciller la résolution du renégat. Avait-elle peur de lui, désormais ?
Muettes, Philippa et Naru les observaient tour à tour, ne sachant que penser. Le silence se prolongea pendant une dizaine de secondes qui parurent interminables à tous, et Sheamon se résolut à y mettre un terme :
- Enfin cela peut attendre, après tout, lâcha-t-il d’une voix plus contrariée qu’il ne l’aurait voulu. Tu n’as qu’à aller avec elles pour…
- Non, non, c’est bon ! affirma Triss en se forçant à le regarder dans les yeux et à esquisser un sourire. Je… je n’ai rien à faire alors…
- Oh… laissa tomber Sheamon, à la fois ravi qu’elle acceptât, mais aussi de plus en plus inquiet face à sa réticence évidente. Parfait, dans ce cas…
- Alors nous allons vous laisser, déclara Naru en faisant signe à Philippa de la suivre. Rendez-vous là-bas tout à l’heure, donc. Nous vous laissons passer le message pour les autres.
Philippa hocha la tête et, après un bref regard inquiet dirigé vers Triss, elle emboita le pas à la sorcière. Il y eut un nouveau silence embarrassé lorsque Sheamon et Triss réalisèrent qu’il ne restait plus qu’eux.
- Eh bien… marmonna Sheamon en s’éclaircissant la gorge. Je suppose qu’on…
Il regarda autour de lui, cherchant une grotte ou une alcôve vide, mais la galerie était remplie de monde et beaucoup leur jetait des regards en coin…
-Je crois qu’on ferait peut-être mieux d’aller ailleurs, dans un endroit plus… tranquille.
Après une hésitation, Triss hocha la tête.
***
Ryku les devançait d’une dizaine de mètres, reniflant çà et là quelques pierres, chassant des insectes le long des parois… Il avait l’air d’être le seul à ne pas être conscient de la tension qui planait.
Tandis qu’elle suivait Sheamon, Triss ne pouvait empêcher l’appréhension de lui tordre l’estomac. Ce serait leur première véritable conversation, depuis… celle où le renégat lui avait dit adieu et l’avait laissée seule à Varenn. La jeune fille savait qu’une discussion était inévitable, mais elle avait peur d’entendre ce que Sheamon aurait à lui dire. Il avait un air déterminé qui ne laissait rien présager de bon…
Peut-être avait-il finalement compris qu’elle n’était qu’un obstacle à sa vengeance, et sans doute allait-il finalement l’abandonner pour traquer de nouveau Béhémoth… comme l’avait prédit Meira.
« Non » se reprit Triss en esquissant un sourire crispé. « Sheamon n’est pas comme ça ».
Mais une petite voix dans sa tête ne cessait de lui susurrer qu’elle n’en savait absolument rien.
Tout en marchant, Triss (qui commençait à se repérer dans les galeries maintenant) se rendit compte que Sheamon l’emmenait en direction du cratère, et un nouveau malaise la saisit. Pourquoi voulait-il retourner là-bas pour avoir une discussion avec elle ?
Mais à l’intersection suivante, Sheamon obliqua soudain dans une direction complètement différente. Triss, surprise, mit quelque temps à réagir.
- Euh… Je crois que le chemin menant au cratère est par là, lui dit-elle d’une voix incertaine.
- Nous n’allons pas là-bas, se borna à répondre Sheamon.
Triss haussa les sourcils, sa curiosité de plus en plus piquée. Elle se contenta de suivre le renégat sans poser de question.
Ils finirent par déboucher au bout d’une dizaine de minutes dans une grotte spacieuse qui baignait dans une semi-pénombre. Elle était à moitié éclairée par une grande fissure de plusieurs mètres de long sur la paroi en face d’eux, laissant passer la lumière extérieure. Au centre de la caverne se trouvait un étang, enfoncé dans la roche tel une piscine naturelle.
Triss remarqua que des sortes de nénuphars affleuraient à la surface de l’eau. Intriguée, elle s’approcha du bord pour examiner ces plantes de plus près. Elles avaient une étrange couleur azurée qui semblait artificielle tant son ton était éclatant. Triss était fascinée par ces plantes sans savoir pourquoi. En y réfléchissant, elle se rendit compte que c’était la première véritable fleur qu’elle avait vue depuis sa descente en Enfer. Peut-être que pour quelqu’un venant de la Surface, cela lui avait inconsciemment manqué.
Soudain, une petite créature jaillit hors de l’eau et bondit sur l’un des nénuphars. Elle ressemblait à un crapaud vert sombre avec des rayures mauves, mais elle arborait d’étonnantes cornes de taureau miniature sur la tête. Le curieux animal observa Triss d’un air souverainement hautain, puis lâcha un croassement de défi avant de bondir sur un autre nénuphar. Triss observa avec stupéfaction la créature étrange continuer à sauter de plante en plante tout en croassant à sa figure.
- C’est étonnant, n’est-ce pas ? fit Sheamon, debout à ses côtés. Qu’au cœur d’une montagne aussi aride, il existe un petit coin de paradis pareil… J’ai trouvé cet endroit par hasard, pendant que j’explorais un peu la montagne ces derniers jours.
Il désigna les nénuphars d’un signe de tête.
- Cette espèce-là ne pousse généralement que dans les grandes oasis du sud, l’informa-t-il. Comment est-elle arrivée jusque-là, mystère. Mais elle a pu pousser grâce à la lumière qui s’échappe de ce trou. Ce crapaud est un Mauvecorne de Sidwa. Il est très résistant et, du moment qu’il dispose d’une étendue d’eau suffisante, il peut rapidement proliférer. C’est un excellent chasseur d’insectes, d’ailleurs. Vu ses cornes, celui-là doit être le mâle alpha du groupe. Il prend le risque de se montrer pour voir si nous représentons une menace pour les autres… qui attendent son signal pour sortir.
En effet, après quelques bonds de la part du gros crapaud, ponctués de nombreux croassements toujours aussi hautains, Triss remarqua certains mouvements sous l’eau, puis d’autres crapauds moins gros jaillirent à leur tour pour sauter sur les nénuphars. D’abord hésitants et méfiants envers les intrus, les créatures s’agitèrent à leur tour, bondissant de nénuphar en nénuphar, se pourchassant entre elles comme si elles jouaient ensemble. Ryku s’approcha alors du bord du bassin, ses yeux ronds suivant chaque mouvement de ces étranges animaux avec une intensité de prédateur. Il tendit le cou et renifla un nénuphar, puis essaya de toucher un crapaud avec sa patte, mais sa proie lui échappa avec un bond gracieux.
Triss esquissa un sourire. Voir ces petites créatures s’épanouir dans leur oasis de paix sans se douter à quel point le monde immense au dehors était rempli de dangers… avait quelque chose d’étrangement apaisant.
- Mais je ne t’ai pas amenée là uniquement pour te montrer cela, gamine.
Triss sentit son estomac se tordre à nouveau d’appréhension. C’était la conversation qu’elle redoutait ; celle qui lui en rappelait une autre, dans sa cabine du vaisseau de Varenn… La jeune fille décida aussitôt de prendre la parole pour empêcher le renégat de continuer à parler, terrifiée à l’idée qu’une nouvelle fois encore, il lui brise le cœur.
- Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi, lui dit-elle avec un sourire rapide et d’une voix qui se voulait enjouée. Mes blessures se sont refermées et je me suis remise de… ce qui s’est passé cette nuit-là. Je vais bien, maintenant. Je ne vais pas prétendre que c’était facile mais… J’ai parlé avec Philippa et cela m’a aidé à… y voir plus clair. Tout va bi…
- Je suis désolé, Triss…
La jeune fille se figea de stupeur. Elle ne savait pas si c’était le ton de sa voix, la tristesse qu’exprimait sous regard, ou le fait qu’il avait utilisé son nom, mais elle ne se rappelait pas l’avoir déjà senti aussi… vulnérable.
- Que… que veux-tu… dire ? parvint-elle à articuler non sans peine, sentant son cœur battre la chamade.
Oserait-il lâcher ce qu’il pensait vraiment ? Qu’elle était un poids, un obstacle à sa vengeance ? Allait-il lui faire comprendre qu’il valait mieux pour elle rejoindre les exorcistes ou s’en remettre aux anges ?
- Exactement ce que je veux dire, répondit Sheamon en déglutissant. Je n’ai pas été capable de te protéger au moment où tu en avais le plus besoin, et tu as payé le prix de mon incompétence. Et puis… Je t’ai raconté… des choses horribles, avant que l’on se sépare… Je n’en pensait pas un traitre mot bien sûr ! C’est Evander qui… Oh, inutile de me chercher des excuses : j’ai failli sur tous les points en tant que protecteur.
Sheamon s’interrompit un instant, évitant son regard.
- Je sais bien que simplement m’excuser et croire que je vais être pardonné aussi facilement est risible, mais… Je t’assure que je… je suis vraiment désolé, Triss.
La jeune fille se contenta de le regarder avec stupéfaction pendant de longues secondes… Puis, incapable de se contenir, elle fut prise d’un fou rire si fort qu’elle se retrouva pliée en deux en se tenant les côtes. Toute la tension qu’elle sentait en elle s’évanouit d’un coup.
- Que… Qu’y-a-t-il de si drôle, gamine ? s’étonna Sheamon en l’observant avec inquiétude, comme s’il pensait que sa santé mentale venait de défaillir.
- Désolée, s’excusa Triss en inspirant à fond avant d’esquisser un sourire heureux. Ecoute, concernant ce qui s’est passé… Naru m’a déjà raconté ce que tu lui as expliqué à elle et au devin : le chantage d’Evander, le fait qu’il m’a empoisonnée pour t’obliger à partir et qu’il écoutait notre conversation pour être sûr que tu ne tenterais pas de le doubler… Je sais tout ça. Et puis très franchement, tu n’avais pas l’air vraiment normal à ce moment-là… Je me doutais déjà que quelque chose clochait.
- Oh…
Le sourire de Triss se teinta de tristesse.
- Je ne t’en veux pas, bien sûr, assura-t-elle avec douceur. En fait, il n’y a rien à excuser. Si toi et les autres n’aviez pas agi comme vous l’avez fait, je serais probablement morte ou en train de me vider de mon sang pour abreuver les vampires de Varenn… Les seuls responsables sont Evander et ses fidèles, personne d’autre. Et ils ont eu le sort qu’ils méritaient… une fin presque aussi atroce que celle qu’ils me réservaient. Ironique, non ? Evander pensait que Voldra te tiendrait à distance et que m’avoir à portée de lame t’empêcherait de tenter quoi que ce soit… Il pensait tout contrôler, et finalement l’échiquier s’est renversé sur lui…
- Quand bien même, protesta Sheamon. Je n’étais pas là pour te protéger comme je te l’avais promis, et ils t’ont fait souffrir…
- Je t’ai déjà dit que ce n’était pas ta faute ! Ecoute je te mentirais en disant que je n’ai rien senti ou que j’ai déjà tourné la page… J’ai toujours la… la marque au fer dans le dos qui me le rappellera éternellement. Naru m’a dit qu’elle peut essayer de l’enlever, mais j’ai décidé de la garder et de continuer à aller de l’avant. La gamine que tu as récupérée dans une valise à Florence aurait sûrement craqué... Mais pas celle à qui tu parles aujourd’hui. Maintenant… je vais me contenter de supporter cette douleur jusqu’à ce qu’elle finisse par cicatriser avec le temps, même si cela doit prendre toute une vie.
Le sourire de Triss s’effaça lentement.
- C’est juste que… murmura-t-elle en sentant son cœur se serrer à nouveau. Je ne m’attendais pas à ça. Je croyais que tu… allais me dire qu’il était impossible pour moi de continuer à voyager avec toi.
- Bien sûr que non ! rétorqua Sheamon, qui paraissait à la fois indigné et pris de court par ses propos. Pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?
- Hum… Eh bien… Pour traquer Béhémoth sans… poids mort derrière toi…
Sheamon parut rester sans voix pendant quelques secondes, et Triss se demanda un instant avec effroi si elle n’était pas allée trop loin… si elle n’avait pas franchi une limite qui risquait de briser définitivement son lien avec l’exorciste…
- Je… je sais à quel point c’est important pour toi, Sheamon ! reprit-elle avec empressement, essayant de se rattraper. Ne te méprends pas, je ne dis pas cela pour te forcer à choisir entre moi et ta vengeance. Si je pouvais t’aider à l’accomplir, je le ferais sans hésiter, mais je sais que je suis bien trop faible pour ça… et qu’en plus, je ne ferais que t’imposer encore plus de difficultés si je restais près de toi.
- C’est faux ! rugit Sheamon.
Impressionnée par la colère qu’elle ressentait dans sa voix, Triss devint muette à son tour. Le renégat inspira profondément, puis il écarta le pan de son manteau pour plonger la main dans sa poche intérieure, et en sortir ce qui semblait être une petite boîte noire, tenant dans la paume de sa main.
- Annulation, ordonna Sheamon.
Un flash de lumière entoura aussitôt l’objet, qui grandit jusqu’à atteindre une trentaine de centimètres de longueur. Triss sentit un frisson surnaturel lui traverser les os. Sans qu’elle fût capable de l’expliquer cette boite ouvragée, fermée par un loquet d’ivoire, l’effrayait. Elle lui donnait envie de prendre ses jambes à son cou, et son instinct lui disait de se méfier de ce qu’elle pouvait contenir… Mais Triss n’eut pas besoin que Sheamon lui expliquât ce qui se cachait à l’intérieur, car elle l’avait déjà deviné.
- C’est elle, hein ? murmura-t-elle, crispée et les dents serrées. L’Aurora…
Sheamon hocha la tête et ouvrit la boite. Sur un tissu de velours reposait une flèche longue d’une vingtaine de centimètres, couverte d’étranges symboles, et dont la pointe avait été sculptée pour former deux ailes d’ange déployées. Mais le plus époustouflant était la matière-même qui composait l’objet. La mystérieuse flèche semblait être forgée en diamant tant elle étincelait. Une étrange aura s’en dégageait, comme si l’artefact était… vivant. Sa lumière illumina alors la caverne autour de Sheamon et Triss : les mauvecornes, apeurés, plongèrent immédiatement sous l’eau en poussant des croassements effrayés. Même Ryku se réfugia derrière Triss avec un miaulement inquiet.
La jeune fille contempla l’objet avec fascination malgré sa répulsion. La flèche semblait aussi fine et délicate que du cristal, et cette fragilité, combinée à son élégance, lui conférait une beauté étrange, fascinante… et mortelle. Cette chose datait du temps de l’Aube Ecarlate, lorsque la guerre avait assombri le ciel et fait pleuvoir des averses de sang sur la terre, déchirée par ce conflit qui se répercutait des plus hauts sommets de l’Eden aux tréfonds des Enfers.
- L’Aurora, déclara Sheamon sur un ton où perçait une certaine crainte. Une arme créée par Dieu à partir de son propre souffle et possédant, d’après les légendes, le pouvoir de purger absolument tout ce qu’elle touche… Il n’en existe qu’une poignée dans le monde. Après la mort d’Evander, j’ai réussi, avec beaucoup de patience, à briser l’enchantement qui scellait la boîte sans risquer d’activer son contenu. J’avais peur que l’Aurora ait une réaction… explosive, si elle était un peu trop chatouillée.
Sheamon ferma le couvercle, coupant court à la fascination étrange que l’objet exerçait sur Triss. La jeune fille tressaillit, le souffle court. Elle se sentait étrangement vide, comme si le monde sans la beauté d’un tel joyaux était à jamais terni. Mais Triss en était aussi soulagée. Elle comprenait à présent ce qu’était l’arme que voulait à tout prix Sheamon, et honnêtement, sa simple proximité la terrifiait… sûrement parce qu’en tant que vampire, elle était aussi faible que tout démon ou monstre face aux armes célestes.
Comment son oncle s’était-il procuré un tel objet ? Triss savait qu’il disposait auparavant d’un vaste réseau d’alliés stratégiques (grâce à son commerce et aux anciens exilés du Royaume Submergé dispatchés à travers le monde), mais de là à trouver un objet aussi puissant et si rare…
La jeune fille se demanda pourquoi il n’avait pas utilisé cette arme pour la défense du Quartier Umbrella, mais la réponse lui vint aussitôt : il était probablement impossible de l’utiliser à ceux qui ne possédaient pas de sang divin d’ange. Pour un vampire, l’Aurora risquait de s’avérer plus dangereuse que protectrice. Cependant, en tant qu’ange déchu, Sheamon devait être capable de résister à son pouvoir.
- C’est une arme capable de terrasser quelqu’un comme Béhémoth sans lui laisser la moindre chance de survie… reprit Sheamon en réduisant la boîte à petite échelle pour la ranger dans sa poche. Et c’était aussi la raison principale pour laquelle j’ai accepté le contrat de ton oncle, gamine. Parce qu’il m’offrait ce que je voulais le plus au monde : le moyen d’assouvir ma vengeance. Il y a quelque temps encore, c’était tout ce qui me préoccupait…
Il planta son regard dans celui de la jeune fille, la fixant si intensément que Triss eut presque l’impression qu’il allait l’attaquer.
- Mais ce voyage m’a permis d’évoluer, moi aussi, continua le renégat d’une voix plus calme. Je… J’ai retrouvé certaines choses que je pensais avoir perdues depuis longtemps : le sourire, l’envie d’essayer de redevenir autre chose qu’un fichu mercenaire… Et tout cela, c’est à toi que je le dois, gamine. Tu m’as changé. Et tu m’as changé en bien.
Émue, Triss commença à rougir incontrôlablement, oscillant entre embarras, bonheur et incrédulité. Sheamon n’aurait pas pu lui faire plus beau compliment. Elle baissa les yeux, ne sachant que répondre.
- C’est peut-être un peu… exagéré, finit-elle par articuler, le visage cramoisi.
- Pas le moins du monde, rétorqua Sheamon. Ecoute, je... Au début, quand je t’ai découverte dans cette valise, tu n’étais rien de plus qu’un simple contrat pour moi. C’est vrai… c’était vrai. Mais nos aventures, nos moments ensemble… ces instants, que je n’échangerai aujourd’hui pour rien au monde, pas même contre une dizaine d’Auroras, m’ont fait changer d’avis. Au final, j’ai compris que… tu étais devenue bien plus que cela à mes yeux. Et aujourd’hui, je n’imagine pas… Je ne veux pas imaginer ma vie sans toi, Triss. Alors…
Sheamon s’éclaircit bruyamment la gorge, inspira profondément, puis reprit d’un ton grave :
- Si tu le veux toujours, j’aimerais vraiment que tu acceptes de m’accompagner aux Caraïbes. Je sais que je ne remplacerai jamais ton oncle ou ton père, et je n’aurai pas l’audace de le prétendre. Mais je peux te promettre, Triss, que je resterai à tes côtés tant que tu le voudras, que je t’enseignerai tout ce que je sais si tu le désires, et que je te protègerai contre ceux qui voudraient te faire du mal. Dieu, Satan, Azaël, ou même Lohizune et Orphis, qu’ils en soient tous témoins : je jure que plus jamais je ne t’abandonnerai. Je serai toujours à tes côtés, Triss. Même si cela signifie devoir affronter le monde entier pour te protéger…
Le renégat avait prononcé ce serment d’un ton solennel, irrévocable, qui résonna aux oreilles de Triss avec la puissance d’un coup de tonnerre.
- Mais… et… ta vengeance ? s’écria-t-elle. Et Béhémoth ?
Un sourire amusé étira les lèvres de Sheamon.
- Eh bien je ne pense pas qu’il disparaitra de sitôt, alors… Cela ne veut pas dire que je vais le laisser tranquille, mais j’imagine que… je pourrais songer à mettre ma traque de côté, disons, quelques temps. Ma vengeance… Si te perdre en est le prix, alors elle n’en vaut pas le coût.
Avisant l’expression ébahie de Triss, Sheamon s’empressa d’ajouter :
- Je dis cela, bien sûr, si tu es toujours d’accord pour venir avec moi. Mais si tu préfères suivre Liam et rejoindre les exorcistes, je… je ne t’en voudrais pas, tu sais. Je t’ai dit auparavant que tu aurais les clés de ton destin, et bien j’ai l’intention de m’y tenir.
Touchée, Triss baissa à nouveau les yeux. La jeune fille arrivait à peine à mesurer la puissance de l’engagement que venait de prendre Sheamon. Jamais il n’avait été aussi sincère avec elle qu’à cet instant précis… et jamais il n’avait eu l’air aussi déterminé. Ce n’était pas simplement sa vengeance qu’il avait décidé de mettre de côté. C’était aussi plus d’un siècle de traque, de rage, de contrats, de sueur et de sang versés au prix du rejet et du mépris du monde… tout cela dans le seul but de retrouver le meurtrier de sa famille alors qu’il était maintenant plus proche que jamais de son objectif. C’était… presque toute sa vie qu’il avait décidé de mettre entre parenthèses ! Pour elle...
Ne sachant que répondre, Triss, se perdit en balbutiements :
- Mais je… si tu perds la piste fournie par Evander… Une chance pareille ne se représentera pas avant longtemps. Et avec les Nocturii qui nous courent après… cela veut dire que tu pourrais attendre des années avant de pouvoir reprendre ta traque !
- Je sais, acquiesça Sheamon, impassible.
- Il… il y a aussi Philippa… Je… je ne peux pas l’abandonner…
Cet fois, les traits du renégat se crispèrent pendant une fraction de seconde. Puis, il poussa un soupir vaincu.
- Eh bien après tout ce que tu m’as dit sur elle, et vu ce qu’elle a accompli pour ton sauvetage, je… je pense que cela ne me posera aucun problème de la prendre avec nous, marmonna-t-il avec une légère contrariété. On a de la place, après tout…
Triss sentit ses yeux s’embuer de larmes, mais la jeune fille les retint. Au lieu de se laisser aller à l’émotion, son visage s’éclaira à son tour d’un sourire aussi lumineux que le soleil. Spontanément, elle serra son protecteur dans ses bras (en prenant bien garde à ne pas lui déboîter une nouvelle fois l’épaule…). D’abord surpris, ce dernier ne tarda pas à lui rendre son étreinte avec un certain soulagement, heureux de son affection.
- Toi aussi, tu as changé ma vie, Sheamon, déclara la jeune Nocturii en s’écartant au bout de quelques instants. Tu m’as appris à me défendre, tu m’as aidé à relever la tête… et tu m’as offert un nouveau foyer alors que je n’avais plus rien. Je ne pourrai jamais t’exprimer vraiment toute ma reconnaissance … Mais je peux en revanche te dire ce que je ressens au fond de mon cœur : Ma place n’est pas auprès des anges, des exorcistes, de mes semblables ou de ma famille… Elle est auprès de toi, Sheamon. Auprès de toi, de Philippa et de Ryku. C’est la seule place que je veux revendiquer.
Ce fut au tour du renégat d’être étouffé par l’embarras et l’émotion. Triss s’aperçut alors que Sheamon avait même des larmes aux yeux, qu’il tentait de refouler de son mieux.
- A mon tour de te faire une promesse, Sheamon, déclara-t-elle en lui tendant la main. Je te promets de te donner ma confiance sans détours, d’apprendre patiemment tout ce que tu voudras bien m’enseigner… et de devenir forte, bien plus que je ne le suis maintenant. Je te jure que n’auras pas à choisir entre moi ou ta vengeance, car lorsque je serai enfin à la hauteur, je t’aiderai à traquer Béhémoth. Il est à toi, bien sûr… mais je m’assurerai qu’il ne t’échappe pas.
Sheamon regarda la main que lui tendait Triss, puis la jeune fille, incapable de prononcer un mot à cause de l’émotion.
- Qu’en penses-tu ? l’interrogea Triss, embarrassée maintenant par sa tirade et par l’attente d’une réponse qui ne venait pas. N’est-ce pas un marché honnête ?
Le renégat retrouva alors son sourire et serra la main de la jeune fille. Cette dernière le sentait, et Sheamon aussi surement : le lien qui s’était tissé entre eux cette fameuse nuit où l’exorciste avait découvert Triss dans une valise… était plus fort que jamais.
- Ça m’a tout l’air d’être une affaire en or, admit alors Sheamon avant d’ajouter avec autodérision : Je vois d’ici la légende qui s’écrit… Une princesse sans royaume et un renégat sans honneur !
-Moi j’en vois une autre, répondit Triss sur le même ton moqueur. La légende de La Princesse et l’Exorciste.
Triss interrogea Sheamon du regard :
- C’est un titre accrocheur, non ? lui demanda-t-elle en faisant mine d’être sérieuse.
- Un titre digne des plus grands récits, approuva Sheamon avec la même expression quelque peu ironique.
Puis ils se mirent à rire tous les deux, et Triss se rendit compte que c’était la première fois qu’elle voyait le renégat aussi heureux.
A suivre...
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