Forlwey observa le paysage qui s’étalait en dessous de l’étrange barrière magique mauve, installée dans la salle de commandement du croiseur pour remplacer la vitre que Sheamon Wave avait apparemment brisée. Les traces de son passage étaient encore visibles sur l’ensemble de l’aéronef qu’il avait ravagé…

Le désert s’étendait à perte de vue, ponctué çà et là de rares oasis ou bien de grand rochers noirs qui semblaient y avoir été déposés par une main géante. Ce paysage monotone et rocailleux, sans oublier la chaleur étouffante et l’inaction, agaçaient profondément Forlwey. S’il était à l’abri du soleil de la Surface en Enfer, l’éclat du ciel écarlate et la température élevée n’en restaient pas moins désagréables à supporter pour lui, créature de l’ombre et de la nuit. Surtout, il commençait à en avoir plus qu’assez d’écumer le désert pour retrouver cette princesse qui lui échappait depuis bien trop longtemps, et se languissait de son palais sous-marin ou de son manoir français… Néanmoins, la perspective de la bataille à venir et du massacre qui s’ensuivrait inévitablement attisait sa soif de sang et l’aidait à tenir.

Le nosferatu sentit alors l’approche du commandant Ace et d’Alexeï Serkaan dans son dos. Forlwey inspira pour chasser ses pulsions sanguinaires, puis se retourna pour les accueillir avec un sourire éclatant.

• Des nouvelles ? s’enquit-il.
• La septième patrouille a signalé avoir aperçu une trace d’énergie et des indices sur la possible présence d’un véhicule terrestre non identifié dans son secteur, l’informa Ace. Mais elle n’a rien trouvé d’autre, et d’après l’analyse des empreintes, ils se dirigeaient vers la montagne.
• Donc quoi qu’il en soit, ce ne sont pas des fugitifs… Et concernant notre petite bande de rebelles ?
• Les nirgaëns et les anges ? Nous n’avons plus de nouvelles d’eux depuis qu’ils ont passé notre ligne de surveillance pour foncer vers la montagne… Avec leur vitesse, ils devraient être arrivés depuis plusieurs heures déjà… Je persiste à dire que nous aurions dû les intercepter nous-mêmes lorsque nous en avions l’occasion, ajouta Ace. Un aéronef aurait été bien suffisant pour les exterminer.
• Oui mais ce faisant, nous aurions dû rompre notre formation d’encerclement, et le renégat aurait pu en profiter pour nous filer entre les doigts, objecta Forlwey. Or tant que nous nous en tenons au plan, il est impossible qu’il puisse nous échapper. N’est-ce pas, Technomancien ?
• Absolument, Monseigneur, approuva Alexeï. Avec le système de détection d’énergie de nos vaisseaux capable de balayer des kilomètres carrés, Il est à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent impossible qu’ils puissent entrer dans notre champ d’action sans être immédiatement repérés. Et plus on se rapproche d’eux, plus cette probabilité se transforme en certitude. Il faudrait que Dieu lui-même les cache à nos radars pour qu’ils parviennent à nous échapper.
• Il me semble de plus que les gens qui foncent vers la montagne sont les ennemis de Sheamon Wave. Ils veulent l’éliminer, donc ils devraient même nous faciliter la tâche. Vous m’aviez affirmé que vous et vos hommes aviez eu affaire à des anges commandés par une guerrière blonde à Nice, n’est-ce-pas, commandant ?

Forlwey enrageait encore à l’idée qu’il était passé ce jour-là à deux doigts de capturer la princesse, mais qu’une fois de plus les circonstances avaient joué en faveur du renégat et permis aux deux fugitifs de lui filer entre les doigts.

• Ce sont seulement mes subordonnés qui les ont combattus, reconnut Ace. Et ils en ont gardé un vif souvenir…
• Peu importe, comment s’appelle-t-elle, déjà ?
• Elle se nomme Meira Lynn, répondit Alexeï. D’après leur description de sa magie et des sabres qu’elle utilise, j’ai pu facilement trouver son nom et obtenir quelques informations. Elle vient d’ailleurs d’être révoquée de son ancien titre de capitaine de l’Eglise et a été bannie de l’Eden pour des motifs très obscurs : refus d’obtempérer et mutinerie, entre autres… mais cela ne correspond pas à son profil. Ce n’est probablement qu’une couverture à laquelle ses supérieurs ont pensé pour se dédouaner de toute responsabilité auprès des démons si jamais elle et ses camarades sont capturés dans les Enfers pendant qu’elle traque Sheamon Wave et la princesse. L’autre personne dangereuse signalée par nos éclaireurs est un capitaine Indomptable assez connu, Liam Jeagan. Il doit avoir été chargé par Azaël de récupérer la fille. C’est d’ailleurs lui qui a vaincu Cassandra, la sorcière qui contrôlait Qaltra, et il a abattu beaucoup de mercenaires qui nous ont rejoints… Chose très intéressante au passage : son père, qui était lui aussi chez les Indomptables, est l’homme qui a été assassiné par Sheamon Wave, ce qui lui a valu son bannissement.
• Deux personnes qui ont l’air d’avoir du potentiel, donc ! apprécia Forlwey avec un sombre sourire. J’espère bien avoir l’occasion de jouer avec eux... et concernant ceux qui les accompagnent ?
• Une centaine de mercenaires nirgaëns, quelques anges… ils devraient être moins de cent cinquante environ. Ce n’est qu’une menace mineure. Il y a fort à parier qu’ils vont essayer d’entrer dans ce fameux refuge pour s’occuper de Sheamon Wave et s’emparer de la princesse. Si votre supposition est exacte, monseigneur, et que nos fugitifs ont trouvé refuge auprès des vampires rebelles…
• Ces fameux rebelles dont nous ignorons le nombre, l’armement, et qui ont l’air d’avoir un dragon comme gardien, ironisa Ace, pince-sans-rire. Monseigneur, comme je me tue à vous le répéter, peut-être serait-il nécessaire de revoir notre stratégie pour ne pas nous retrouver confrontés à une résistance imprévue lorsque nous serons sur place. Nous ne savons pas à quel point notre ennemi est puissant, mais le peu d’information dont nous disposons devrait quand même nous inciter à la prudence...
• Et je me tue à vous répéter, commandant Ace, que vous vous inquiétez pour rien ! lança Forlwey, agacé. Si ces servilis rebelles vivent cachés dans un endroit aussi reclus, c’est précisément parce qu’ils ne sont pas capables de se défendre eux-mêmes. Ce sont des fugitifs, des lâches qui fuient le danger au lieu de l’affronter. Les principales menaces sont le dragon, Sheamon Wave bien entendu, la princesse et nos deux nouveaux amis, l’exorciste et l’ange. Mais il est probable qu’avant que nous arrivions, ces derniers s’en soient pris aux autres pour récupérer la fille... Il y aura sans doute bataille, ce qui veut dire un affaiblissement de chaque côté, voire une élimination totale d’un des deux camps. Donc au moment où nous encerclerons la montagne, nous ferons face à des ennemis déjà diminués, alors que nous disposerons quant à nous d’une véritable armée de soldats confirmés, d’un équipement militaire de pointe… sans parler de moi-même, bien sûr !
• Si je puis me permettre, Monseigneur, intervint à nouveau Alexeï. J’ai mis au point une stratégie pour faire en sorte que le dragon ne soit pas un danger. Avec le soutien d’un croiseur, je pense en effet parvenir à l’occuper grâce à un prototype de ma conception qui n’aurait pas pu trouver meilleure occasion d’être mis à l’épreuve. Je ne vous garantis pas de mettre le dragon à terre, mais je pense sincèrement que ma création devrait pouvoir tenir le coup suffisamment longtemps pour que nous nous occupions de nos affaires…
• Excellent ! se réjouit Forlwey avant d’adresser un sourire sinistre à Ace. Vous entendez ? Nous sommes déjà gagnants. Il ne nous reste plus qu’à ramasser nos gains… Dans combien de temps seront-nous arrivés ?
• Eh bien… réfléchit le commandant du Harakaï. Comme nos troupes sont dispersées, et que garder notre formation actuelle est vital pour empêcher les fugitifs de nous filer entre les doigts, je pense qu’il nous faudra plus ou moins deux jours pour être sur place et nous regrouper avant de lancer l’assaut.

Forlwey serra imperceptiblement les dents. Cela dépassait ses prévisions, lui qui espérait avoir atteint la Montagne Décapitée en vingt-quatre heures maximum afin d’en finir au plus vite. Chaque heure passée en Enfer augmentait les chances de voir la milice démoniaque remarquer leur présence, et attirer par la même occasion l’attention d’un Duc des Enfers… ou pire, celle de Satan lui-même.

Mais il devait se rendre à l’évidence ; une armée pareille exigeait du temps pour se déplacer, d’autant plus en l’éparpillant dans toute la région comme il l’avait fait. Il ne pouvait donc pas espérer aller plus vite sans amoindrir du même coup leurs chances de prévenir toute tentative de fuite provenant de la Montagne Décapitée. Ses proies étaient rusées et lui avaient déjà échappé en Italie, à Nice et à Lutécia. Si cette fois il ne retrouvait pas la fille, il ne savait pas comment il pourrait échapper à la colère de Némésis…

Non, mieux valait prendre le temps d’assurer sa victoire plutôt que de précipiter son propre échec.

• J’imagine que nous devrons nous contenter de cela, laissa-t-il tomber avec une pointe de déception.
• Cela ne me plait vraiment pas d’avancer ainsi à l’aveugle, maugréa Ace une nouvelle fois. Depuis que vous avez perdu tout contact avec votre espionne, nous ne pouvons que supposer ce qui nous attendra là-bas…

Le nosferatu sentit la colère et la déception l’envahir à ce funeste rappel. Ses yeux tombèrent sur le bracelet et la gemme dont l’éclat auparavant si brillant s’était désormais terni, comme s’il était… mort.

Quelques jours auparavant, il avait senti la rupture brutale du lien qui l’attachait à Philippa. Or il savait que cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : sa servante avait trouvé la mort, ce qui l’irritait au plus haut point. Non seulement cela les privait d’une approximative localisation de la princesse, puisque Philippa avait vraisemblablement été capturée par leur ennemi… mais surtout il venait de perdre une arme précieuse.

Forlwey s’était façonné un jouet parfait sur lequel il avait un total contrôle après l’avoir forcée à tuer son petit frère de ses propres mains (un coup de maitre dont il était fier)… puis en l’obligeant à lui obéir au doigt et à l’œil malgré la haine absolue qu’il lisait en elle, bien qu’il fût impossible à celle-ci de l’assouvir. Oh, il avait pris un tel plaisir à l’humilier et à en faire sa plus proche servante, alors qu’elle ne souhaitait que le tuer ! A ses yeux, cela rendait Philippa d’autant plus belle ; mortellement belle en fait. Plus qu’un jouet ou une arme, l’espionne était son chef-d’œuvre. Après tout, il avait mis des années à faire de Philippa la lame meurtrière qu’elle était devenue… L’idée de la perdre lui laissait donc un goût amer.

Néanmoins…

• Je suis certain qu’elle est encore en vie, assura-t-il pourtant avec confiance. Philippa est une survivante née dont la ténacité est ancrée dans le sang. Sa résilience est pour le moins… extraordinaire ! Ma chère servante ne mourrait pas aussi facilement, non… Elle m’est aussi dévouée qu’elle me hait, et elle désire ardemment me voir mourir en souffrant le plus possible. En cela réside sa force : Philippa fera tout ce qu’il faut pour survivre jusqu’à ce qu’elle puisse me voir périr. Elle vit encore, j’en suis intimement convaincu.

Ace et Alexeï échangèrent un regard incertain.

• J’avoue ne pas comprendre… déclara le démon avec surprise. Votre servante la plus dévouée… cherche à vous tuer ?
• C’est une histoire assez compliquée… tout comme notre relation, admit Forlwey. Toutefois j’aime à croire que l’intense haine qu’elle me porte n’est rien d’autre qu’une preuve de sa profonde affection pour moi. Après tout, l’amour et la haine ne sont-ils pas les deux faces d’une même pièce ?

Manifestement mal à l’aise, Ace préféra ne pas répliquer.

A suivre...